Œuvres de Saint François De Sales

 

TOME IV. TRAITTÉ DE L'AMOUR DE DIEU — VOL. I

 

 

 

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Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales

 

Index OCR

 

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Orayson dedicatoire. 6

Preface. 7

Livre premier. Contenant une preparation a tout le Traitté. 14

Chapitre premier. Que pour la beauté de la nature humaine Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l'ame a la volonté. 14

Chapitre II. Comme la volonté gouverne diversement les puissances de l'ame. 15

Chapitre III. Comme la volonté gouverne l'appetit sensuel 16

Chapitre IV. Que l'amour domine sur toutes les affections et passions et que mesme il gouverne la volonté, bien que la volonté ait aussi domination sur luy. 17

Chapitre V. Des affections de la volonté. 18

Chapitre VI. Comme l'amour de Dieu domine sur les autres amours. 20

Chapitre VII. Description de l'amour en général 21

Chapitre VIII. Quelle est la convenance qui excite l'amour 23

Chapitre IX. Que l’amour tend a l’union. 24

Chapitre X. Que l'union a laquelle l'amour pretend est spirituelle. 25

Chapitre XI. Qu'il y a deux portions en l'ame, et comment 28

Chapitre XII. Qu'en ces deux portions de l'ame il y a quatre differens degres de rayson. 30

Chapitre XIII. De la difference des amours. 31

Chapitre XIV. Que la charité doit estre nommée amour 32

Chapitre XV. De la convenance qui est entre Dieu et l'homme. 32

Chapitre XVI. Que nous avons une inclination naturelle d'aymer Dieu sur toutes choses. 34

Chapitre XVII. Que nous n'avons pas naturellement le pouvoir d'aymer Dieu sur toutes choses  35

Chapitre XVIII. Que l'inclination naturelle que nous avons d'aymer Dieu n'est pas inutile. 36

Livre second. Histoire de la génération et naissance céleste du divin amour 38

Chapitre premier. Que les perfections divines ne sont qu'une seule mais infinie perfection. 38

Chapitre II. Qu'en Dieu il n'y a qu'un seul acte qui est sa propre Divinité. 39

Chapitre III. De la Providence divine en général 41

Chapitre IV. De la providence surnaturelle que Dieu exerce envers les créatures raysonnables. 43

Chapitre V. Que la Providence celeste a prouveu aux hommes une redemption tres abondante. 44

Chapitre VI. De quelques faveurs speciales exercees en la redemption des hommes par la divine providence  45

Chapitre VII. Combien la Providence sacree est admirable en la diversite des graces qu'elle distribue aux hommes. 46

Chapitre VIII. Combien Dieu desire que nous l'aymions. 48

Chapitre IX. Comme l'amour eternel de Dieu envers nous previent nos cœurs de son inspiration affin que nous l'aymions. 49

Chapitre X. Que nous repoussons bien souvent l'inspiration et refusons d'aymer Dieu. 50

Chapitre XI. Qu'il ne tient pas a la divine Bonté que nous n'ayons un tres excellent amour 52

Chapitre XII. Que les attraitz divins nous laissent en pleine liberté de les suivre ou les repousser 53

Chapitre XIII. Des premiers sentimens d'amour que les attraitz divins font en l'ame, avant qu'elle ayt la foy  55

Chapitre XIV. Du sentiment de l'amour divin qui se reçoit par la foy. 56

Chapitre XV. Du grand sentiment d'amour que nous recevons par la sainte esperance. 58

Chapitre XVI. Comme l'amour se prattique en l'esperance. 59

Chapitre XVII. Que l'amour d'esperance est fort bon quoy qu'imparfait 60

Chapitre XVIII. Que l'amour se prattique en la penitence et premierement, qu'il y a diverses sortes de penitences. 62

Chapitre XIX. Que la penitence sans l'amour est imparfaite. 64

Chapitre XX. Comme le meslange d'amour et de douleur se fait ex la contrition. 64

Chapitre XXI. Comme les attraitz amoureux de Nostre Seigneur nous aydent et accompagnent jusques a la foy et la charité. 67

Chapitre XXII. Briefve description de la charité. 68

Livre troisiesme. Du progres et perfection de l'amour 70

Chapitre premier. Que l'amour sacre peut estre augmente de plus en plus en un chacun de nous  70

Chapitre II. Combien Nostre Seigneur a rendu aysé l'accroissement de l'amour 71

Chapitre III. Comme l'ame estant en charite fait progres en icelle. 72

Chapitre IV. De la sainte perseverance en l'amour sacre. 75

Chapitre V. Que le bonheur de mourir en la divine charité est un don special de Dieu. 77

Chapitre VI. Que nous ne sçaurions parvenir a la parfaite union d'amour avec Dieu en cette vie mortelle  78

Chapitre VII. Que la charite des Saintz en cette vie mortelle egale, voire surpasse quelquefois celle des bienheureux. 79

Chapitre VIII. De l'incomparable amour de la Mere de Dieu Nostre Dame. 80

Chapitre IX. Preparation au discours de l'union des Bienheureux avec Dieu. 82

Chapitre X. Que le desir precedent accroistra grandement l'union des Bienheureux avec Dieu. 83

Chapitre XI. De l'union des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la Divinité. 84

Chapitre XII. De l'union eternelle des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la naissance eternelle du Filz de Dieu. 85

Chapitre XIII. De l'union des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la production du Saint Esprit 86

Chapitre XIV. Que la sainte lumiere de la gloire servira a l'union des espritz bienheureux avec Dieu  87

Chapitre XV. Que l'union des Bienheureux avec Dieu aura des differens degrés. 88

Livre quatriesme. De la decadence et ruine de la charité. 90

Chapitre premier. Que nous pouvons perdre l'amour de Dieu tandis que nous sommes en cette vie mortelle  90

Chapitre II. Du rafroidissement de l'ame en l'amour sacré. 91

Chapitre III. Comme on quitte le divin amour pour celuy des creatures. 92

Chapitre IV. Que l'amour sacré se perd en un moment 94

Chapitre V. Que la seule cause du manquement et rafroidissement de la charite est en la volonte des creatures  95

Chapitre VI. Que nous devons reconnoistre de dieu tout l'amour que nous luy portons. 96

Chapitre VII. Qu'il faut eviter toute curiosité et acquiescer humblement a la tres sage providence de Dieu  98

Chapitre VIII. Exhortation a l'amoureuse sousmission que nous devons aux decretz de la providence divine  100

Chapitre IX. D'un certain reste d'amour lequel demeure maintefois en l'ame qui a perdu la sainte charité  102

Chapitre X. Combien cet amour imparfait est dangereux. 103

Chapitre XI. Moyen pour reconnoistre cet amour imparfait 104

Livre cinquiesme. Des deux principaux exercices de l'amour sacré qui se font par complaysance et bienveuillance  106

Chapitre premier. De la sacree complaysance de l'amour et premierement en quoy elle consiste  106

Chapitre II. Que par la sainte complaysance nous sommes rendus comme petitz enfans aux mammelles de Nostre Seigneur 107

Chapitre III. Que la sacree complaysance donne nostre cœur a Dieu et nous fait sentir un perpetuel desir en la jouissance. 109

Chapitre IV. De l'amoureuse condoleance par laquelle la complaysance de l'amour est encor mieux declaree  111

Chapitre V. De la condoleance et complaysance de l'amour en la Passion de Nostre Seigneur 113

Chapitre VI. De l'amour de bienveuillance que nous exerçons envers Nostre Seigneur par maniere de desir 114

Chapitre VII. Comme le desir d'exalter et magnifier Dieu nous separe des playsirs inferieurs et nous rend attentifs aux perfections divines. 115

Chapitre VIII. Comme la sainte bienveuillance produit la louange du divin Bienaymé. 116

Chapitre IX. Comme la bienveuillance nous fait appeller toutes les creatures a la louange de Dieu  118

Chapitre X. Comme le desir de louer Dieu nous fait aspirer au Ciel 119

Chapitre XI. Comme nous prattiquons l'amour de bienveuillance es louanges que nostre Redempteur et sa Mere donnent a Dieu. 120

Chapitre XII. De la souveraine louange que Dieu se donne a soy mesme, et de l'exercice de bienveuillance que nous faisons en icelle. 122

Livre sixiesme. Des exercices du saint amour en l'orayson. 124

Chapitre premier. Description de la theologie mystique qui n'est autre chose que l'orayson. 124

Chapitre II. De la meditation, premier degre de l'orayson ou theologie mystique. 126

Chapitre III. Description de la contemplation et de la premiere difference qu'il y a entre icelle et la meditation  128

Chapitre IV. Qu'en ce monde l'amour prend sa naissance mais non pas son excellence, de la connoissance de Dieu. 129

Chapitre V. Seconde difference entre la meditation et contemplation. 130

Chapitre VI. Que la contemplation se fait sans peyne qui est la troisiesme difference entre icelle et la meditation  132

Chapitre VII. Du recueillement amoureux de l'ame en la contemplation. 133

Chapitre VIII. Du repos de l'ame recueillie en son Bienaymé. 135

Chapitre IX. Comme ce repos sacre se prattique. 136

Chapitre X. De divers degres de cette quietude comme il la faut conserver 137

Chapitre XI. Suite du discours des divers degrés de la sainte quietude, et d'une excellente abnegation de soy mesme qu'on y prattique quelquefois. 139

Chapitre XII. De l'escoulement ou liquefaction de l'ame en Dieu. 140

Chapitre XIII. De la blesseure d'amour 142

Chapitre XIV. De quelques autres moyens par lesquelz le saint amour blesse les cœurs. 144

Chapitre XV. De la langueur amoureuse du cœur blessé de dilection. 145

 

 

Orayson dedicatoire

 

 

            Tressainte Mere de Dieu, vaysseau d'incomparable election, Reyne de la souveraine dilection, vous estes la plus aymable, la plus amante et la plus aymee de toutes les creatures. L'amour du Pere celeste prit son bon playsir en vous de toute eternité, destinant vostre chaste cœur a la perfection du saint amour, affin qu'un jour vous aymassies son Filz unique de l'unique amour maternel, comme il l'aymoit éternellement de l'unique amour paternel. O Jesus mon Sauveur, a qui puis-je mieux dedier les paroles de vostre amour qu'au cœur tres aymable de la Bienaymee de vostre ame?

            Mais, o Mere toute triomphante, qui peut jetter ses yeux sur vostre majesté sans voir a vostre dextre celuy que vostre Filz voulut si souvent, pour l'amour de vous, honnorer du tiltre de Pere, le vous ayant uni par le lien celeste d'un mariage tout virginal, a ce qu'il fust vostre secours et coadjuteur en la charge de la conduite et education de sa divine enfance? O grand saint Joseph, Espoux tres aymé de la Mere du Bienaymé, hé, combien de fois aves vous porté l'Amour du Ciel et de la terre entre vos bras, tandis que, embrasé des doux embrassemens et baysers de ce divin Enfant, vostre ame fondoit [1] d'ayse Ihors qu'il prononçoit tendrement a vos oreilles (o Dieu, quelle suavité!) que vous esties son grand ami et son cher Pere bienaymé!

            On mettoit jadis les lampes de l'ancien Temple sur des fleurs de lys d'or: o Marie et Joseph, pair sans pair, lys sacrés d'incomparable beauté entre lesquelz le Bienaymé se repaist et repaist tous ses amans! helas, si j'ay quelque esperance que cet escrit d'amour puisse esclairer et enflammer les enfans de lumiere, ou le puis je mieux colloquer qu'emmi vos lys? lys esquelz le Soleil de justice, splendeur et candeur de la lumiere eternelle, s'est si souverainement recreé qu'il y a prattiqué les delices de l'ineffable dilection de son cœur envers nous. O Mere bienaymee du Bienaymé? o Espoux bienaymé de la Bienaymee! prosterné sur ma face devant vos pieds, qui porterent mon Sauveur, je voile, dedie et consacre ce petit ouvrage d'amour a l'immense grandeur de vostre dilection. Hé, je vous conjure par ce cœur de vostre doux Jesus qui est le Roy des cœurs, que les vostres adorent, animés mon ame et celles de tous ceux qui liront cet escrit, de vostre toute puissante faveur envers le Saint Esprit, affin que nous immolions meshuy en holocauste toutes nos affections a sa divine Bonté, pour vivre, mourir et revivre a jamais, emmi les flammes de ce celeste feu que Nostre Seigneur vostre Filz a tant desiré d'allumer en nos cœurs, que pour cela il ne cessa de travailler et souspirer jusques a la mort et la mort de la croix. [2]

 

 

VIVE JESUS

 

 

Preface

 

            Le Saint Esprit enseigne que les levres de la divine Espouse, c'est a dire de l'Eglise, ressemblent a l'escarlatte et au bornal qui distille le miel, affin que chacun sache que toute la doctrine qu'elle annonce consiste en la sacree dilection, plus esclattante en vermeil que l'escarlatte, a cause du sang de l'Espoux qui l'enflamme, plus douce que le miel, a cause de la suavité du Bienaymé qui la comble de delices. Ainsy ce celeste Espoux voulant donner commencement a la publication de sa Loy, jetta sur l'assemblee des disciples qu'il avoit deputé a cet office force langues de feu, monstrant asses par ce moyen que la predication evangelique estoit toute destinee a l'embrazement des cœurs.

            Representes vous des belles colombes aux rayons du soleil: vous les verrés varier en autant de couleur [3] comme vous diversifierés le biays duquel vous les regarderés, parce que leurs plumes sont si propres a recevoir la splendeur, que le soleil venant mesler sa clarté avec leur pennage, il se fait une multitude de transparences lesquelles produisent une grande varieté de nuances et changemens de couleurs; mais couleurs si aggreables a voir, qu'elles surpassent toutes couleurs et l'esmail encor des plus belles pierreries; couleurs resplendissantes et si mignardement dorees, que leur or les rend plus vivement colorees, car en cette considération le Prophete royal disoit aux Israelites:

 

                        Quoy que l'affliction vous fanne le visage,

                        Vostre teint des-ormais se verra ressemblant

                        Aux aisles d'un pigeon ou l'argent est tremblant,

                        Et dont l'or brunissant rayonne le pennage.

 

Certes, l'Eglise est paree d'une varieté excellente d'enseignemens, sermons, traittés et livres pieux, tous grandement beaux et aymables a la veüe, a cause du meslange admirable que le Soleil de justice fait des rayons de sa divine sagesse avec les langues des Pasteurs, qui sont leurs plumes, et avec leurs plumes qui tiennent aussi quelquefois lieu de langues et font le riche pennage de cette colombe mystique. Mays parmi toute la diversité des couleurs de la doctrine qu'elle publie, on descouvre par tout le bel or de la sainte dilection, qui se fait excellemment entrevoir, dorant de son lustre incomparable toute la science des Saintz et la rehaussant au dessus de toute science. Tout est a l'amour, en l'amour, pour l'amour et d'amour en la sainte Eglise.

            Mays comme nous sçavons bien que toute la clarté du jour provient du soleil, et disons neanmoins pour l'ordinaire que le soleil n'esclaire pas sinon quand a descouvert il darde ses rayons en quelque endroit, de mesme, bien que toute la doctrine chrestienne soit de l'amour sacré, si est ce que nous n'honnorons pas indistinctement toute la theologie du tiltre de ce divin [4] amour, ains seulement les parties d'icelle qui contemplent l'origine, la nature, les proprietés et les operations d'iceluy en particulier.

            Or, c'est la verité que plusieurs escrivains ont admirablement traitté ce sujet, sur tout ces anciens Peres, qui, servans tres amoureusement Dieu, parloyent aussi divinement de son amour. O qu'il fait bon ouir parler des choses du Ciel, saint Paul qui les avoit apprises au Ciel mesme! et qu'il fait bon voir ces ames nourries dans le sein de la dilection, escrire de sa sainte suavité! Pour cela mesme entre les Scholastiques, ceux qui en ont le mieux et le plus discouru ont pareillement excellé en pieté. Saint Thomas en a fait un traitté digne de saint Thomas; saint Bonaventure et le bienheureux Denis le Chartreux en ont fait plusieurs tres excellens sous divers tiltres; et quant a Jean de Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, Sixte le Sienois en parle ainsy: «Il a si dignement discouru des cinquante proprietés du divin amour qui sont ça et la deduites au Cantique des Cantiques, qu'il semble que luy seul ayt tenu le conte des affections de l'amour de Dieu.» Certes, cet homme fut extremement docte, judicieux et devot.

            Mays affin que l'on sceust que cette sorte d'escritz se font plus heureusement par la devotion des amans que par la doctrine des sçavans, le Saint Esprit a voulu que plusieurs femmes ayent fait des merveilles en cela. Qui a jamais mieux exprimé les celestes passions de l'amour sacré que sainte Catherine de Gennes, sainte Angele de Foligni, sainte Catherine de Sienne, sainte Matilde?

            En nostre aage aussi plusieurs en ont escrit, desquelz je n'ay pas eu le loysir de lire distinctement les livres, ains seulement par ci par la, autant qu'il estoit requis pour voir si celuy ci pourroit encor treuver place. Le Pere Louys de Grenade, ce grand docteur de pieté, a mis un Traitté de l'amour de Dieu dans son Memorial, [5] qu'il suffit de dire estre d'un si bon autheur pour le rendre recommandable. Diegue Stella, de l'Ordre de saint François, en a fait un autre grandement affectif et utile pour l'orayson. Christofle de Fonseca, religieux Augustin, en a mis en lumiere un encor plus grand, ou il dit diverses belles choses. Le Pere Louys Richeome, de la Compaignie de Jesus, a aussi publié un livre sous le tiltre de l'Art d'aymer Dieu par les creatures; et cet autheur est tant aymable en sa personne et en ses beaux escritz, qu'on ne peut douter qu'il ne le soit encor plus, escrivant de l'amour mesme. Le Pere Jean de Jesus Maria, de l'Ordre des Carmes deschaussés, a composé un livret qui porte de mesme le nom de l'Art d'aymer Dieu, lequel est fort estimé. Ce grand et celebre cardinal Belarmin a aussi depuis peu fait voir un petit livret intitulé l'Escalier four monter a Dieu par les creatures, qui ne peut estre qu'admirable, partant de cette tres sçavante main et tres devote ame, qui a tant escrit, et si doctement, pour le bien de l'Eglise.

            Je ne veux rien dire du Parenetique de ce fleuve d'eloquence qui flotte meshuy parmi toute la France par la multitude et varieté de ses sermons et beaux escritz; l'estroitte consanguinité spirituelle que mon ame a contractee avec la, sienne, lors que par l'imposition [6] de mes mains il receut le caractere sacré de l'ordre episcopal, pour le bonheur du diocese de Belley et l'honneur de l'Eglise, outre mille nœuds d'une sincere amitié qui nous lient ensemble, ne permettent pas que je puisse parler avec credit de ses ouvrages, entre lesquelz ce Parenetique de l'Amour divin fut une des premieres saillies de la non pareille affluence d'esprit que chacun admire en luy. Nous voyons de plus un grand et magnifique Palais que le Reverend Pere Laurens de Paris, predicateur de l'Ordre des Capucins, bastit a l'honneur de l'amour divin, lequel estant achevé sera un cours accompli de la science de bien aymer. Mays en fin, la bienheureuse Therese de Jesus a si bien escrit des mouvemens sacrés de la dilection, en tous les livres qu'elle a laissés, qu'on est ravi de voir tant d'eloquence en une si grande humilité, tant de fermeté d'esprit en une si grande simplicité; et sa tres sçavante ignorance fait paroistre tres ignorante la science de plusieurs gens de lettres, qui, apres un grand tracas d'estude, se voyent honteux de n'entendre pas ce qu'elle escrit si heureusement de la prattique du saint amour. Ainsy Dieu esleve le trosne de sa vertu sur le theatre de nostre infirmité, se servant des choses foibles pour confondre les fortes.

            Or, quoy que ce Traitté que je te presente, mon cher Lecteur, suive de bien loin tous ces excellens livres, sans espoir de les pouvoir aconsuivre, si est ce que j'espere tant en la faveur des deux amans celestes auxquelz je le dedie, qu'encor te pourra-il rendre quelque sorte de service, et que tu y rencontreras beaucoup [7] de bonnes considerations qu'il ne te seroit pas si aysé de treuver ailleurs, comme reciproquement tu treuveras ailleurs plusieurs belles choses qui ne sont pas icy. Il me semble mesme que mon dessein n'est pas celuy des autres, sinon en general, entant que nous visons tous a la gloire du saint amour: mays de ceci la lecture t'en fera foy.

            Certes, j'ay seulement pensé a representer simplement et naifvement, sans art et encor plus sans fard, l'histoire de la naissance, du progres, de la decadence, des operations, proprietés, avantages et excellences de l'amour divin. Que si outre cela tu treuves quelque autre chose, ce sont des surcroissances qu'il n'est presque pas possible d'eviter a celuy qui, comme moy, escrit entre plusieurs distractions: mais je croy bien pourtant que rien ne sera sans quelque sorte d'utilité. La nature mesme, qui est une si sage ouvriere, projettant la production des raysins, produit quant et quant, comme par une prudente inadvertence, tant de feuilles et de pampres, qu'il y a peu de vignes qui n'ayent besoin en leur sayson d'estre esfeuillees et esbourgeonnees.

            On traitte maintefois les escrivains trop rudement; on precipite les sentences que l'on rend contre eux, et bien souvent avec plus d'impertinence qu'ilz n'ont prattiqué d'imprudence en se hastant de publier leurs escritz. La precipitation des jugemens met grandement en danger la conscience des juges et l'innocence des accusés: plusieurs escrivent sottement, et plusieurs censurent lourdement. La douceur des lecteurs rend douce et utile la lecture; et pour t'avoir plus favorable, mon cher Lecteur, je te veux icy rendre rayson de quelques pointz qui autrement, a l'aventure, te mettroyent en mauvaise humeur.

            Quelques uns peut estre treuveront que j'ay trop dit, [8] et qu'il n'estoit pas requis de prendre ainsy les discours jusques dans leurs racines; mays je pense que le divin amour est une plante pareille a celle que nous appelions angelique, de laquelle la racine n'est pas moins odorante et salutaire que le tige et les feuilles. Les quattre premiers Livres, et quelques chapitres des autres, pouvoyent sans doute estre obmis au gré des ames qui ne cherchent que la seule prattique de la sainte dilection, mays tout cela neanmoins leur sera bien utile, si elles le regardent devotement. Cependant, plusieurs peut estre aussi eussent treuvé mauvais de ne voir pas icy toute la suite de ce qui appartient au traitté du celeste amour. Certes, j'ay eu en consideration la condition des espritz de ce siecle, et je le devois: il importe beaucoup de regarder en quel aage on escrit.

            Je cite aucunefois l'Escriture Sainte en autres termes que ceux qui sont portés par l'edition ordinaire: o vray Dieu, mon cher Lecteur, ne me fay pas pour cela ce tort de croire que je veuille me departir de cette edition-la; ah non, car je sçai que le Saint Esprit l'a authorisee par le sacré Concile de Trente, et que partant nous nous y devons tous arrester; ains au contraire, je n'employe les autres versions que pour le service de celle ci, quand elles expliquent et confirment son vray sens. Par exemple, ce que l'Espoux celeste dit a son Espouse: Tu as blessé mon cœur, est fort esclairci par l'autre version: Tu m'as emporté le cœur, ou Tu as tiré et ravi mon cœur. Ce que Nostre Seigneur dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, est grandement amplifié et declaré selon le [9] grec: Bienheureux sont les mendians d'esprit; et ainsy des autres.

            J'ay souvent cité le sacré Psalmiste en vers, et ç'a esté pour recreer ton esprit et selon la facilité que j'en ay eu par la belle traduction de Philippe des Portes, abbé de Tiron, de laquelle neanmoins je me suis quelquefois departi: non certes cuydant de pouvoir faire mieux les vers que ce fameux poete, car je serois un grand impertinent si n'ayant jamais seulement pensé a cette sorte d'escrire, je pretendois d'y reuscir en un aage et en une condition de vie qui m'obligeroit de m'en retirer si jamais j'y avois esté engagé; mays en quelques endroitz ou il y pouvoit avoir plusieurs intelligences, je n'ay pas suivi ses vers parce que je ne voulois pas suivre son sens; comme au Psalme CXXXII, il a entendu un mot latin qui y est, des franges de la robbe, que j'ay estimé devoir estre pris pour le collet: c'est pourquoy j'ay fait la traduction a mon gré.

            Je ne dis rien que je n'aye appris des autres: or, il [10] me seroit impossible de me resouvenir de qui j'ay receu chasque chose en particulier, mays je t'asseure bien que si j'avois tiré de quelque autheur des grandes pieces dignes de quelque remarque, je ferois conscience de ne luy en rendre pas la louange qu'il en meriteroit. Et pour t'oster un soupçon qui te pourroit venir en l'esprit contre ma sincerité pour ce regard, je t'advertis que le chapitre XIII du septiesme Livre est extrait d'un sermon que fis a Paris, a Saint Jean en Greve, le jour de l'Assumption de Nostre Dame, l'an 1602.

            Je n'ay pas tous-jours exprimé la suite des chapitres, mais si tu y prens garde, tu treuveras aysement les nœuds de leur liayson. En cela et plusieurs autres choses, j'ay eu grand soin d'espargner mon loysir et ta patience. Lhors que j'eus fait imprimer l'Introduction a la Vie devote, Monseigneur l'Archevesque de Vienne, Pierre de Vilars, me fit la faveur de m'en escrire son opinion en termes si avantageux pour ce livret et pour moy, que je n'oserois jamais les redire; et m'exhortant [11] d'appliquer le plus que je pourrois de mon loysir a faire de pareilles besoignes, entre plusieurs beaux advis desquelz il me gratifia, l'un fut que j'observasse tous-jours tant que le sujet le permettrait la briefveté des chapitres. Car tout ainsy, dit-il, que les voyagers, sachans qu'il y a quelque beau jardin a vingt ou vingt cinq pas de leur chemin, se destournent aysement de si peu pour l'aller voir, ce qu'ilz ne feroyent pas s'ilz sçavoyent qu'il fust plus esloigné de leur route, de mesme ceux qui sçavent que la fin d'un chapitre n'est guere esloignee du commencement, ilz entreprennent volontier de le lire, ce qu'ilz ne feroyent pas, pour aggreable qu'en fust le sujet, s'il failloit beaucoup de tems pour en achever la lecture. J'ay donq eu rayson de suivre en cela mon inclination, puisqu'elle fut aggreable a ce grand personnage, qui a esté l'un des plus saintz prelatz et des plus sçavans docteurs que l'Eglise ayt eu de nostre aage, et lequel, lhors qu'il m'honnora de sa lettre, estoit le plus ancien de tous les docteurs de la faculté de Paris.

            Un grand serviteur de Dieu m'advertit n'a guere que l'addresse que j'avois faite de ma parole a Philothee, en l'Introduction a la Vie devote, avoit empesché plusieurs hommes d'en faire leur proffit, d'autant qu'ilz n'estimoyent pas digne de la lecture d'un homme les advertissemens faitz pour une femme. J'admiray qu'il se treuvast des hommes qui, pour vouloir paroistre hommes, se monstrassent en effect si peu hommes; car je te laisse a penser, mon cher Lecteur, si la devotion n'est pas egalement pour les hommes comme pour les femmes, et s'il ne faut pas lire avec pareille attention et reverence la seconde Epistre de saint Jean, addressee a la sainte dame Electa, comme la troysiesme qu'il destine a Caïus, et si mille et mille lettres ou excellens traittés des anciens Peres de l'Eglise doivent estre tenus pour inutiles aux hommes, d'autant qu'ilz sont addressés a des saintes femmes de ce tems-la. Mays outre cela, c'est l'ame qui aspire a la devotion que j'appelle Philothee, et les hommes ont une ame aussi bien que les femmes. [12]

            Toutefois, pour imiter en cette occasion le grand Apostre qui s'estimoit redevable a tous, j'ay changé d'addresse en ce Traitté, et parle a Theotime: que si d'aventure il se treuvoit des femmes (or cette impertinence seroit plus supportable en elles) qui ne voulussent pas lire les enseignemens qu'on fait a un homme, je les prie de croire que le Theotime auquel je parle est l'esprit humain, qui desire faire progres en la dilection sainte, esprit qui est egalement es femmes comme es hommes.

            Ce Traitté donq est fait pour ayder l'ame des-ja devote a ce qu'elle se puisse avancer en son dessein, et pour cela il m'a esté force de dire plusieurs choses un peu moins conneües au vulgaire et qui par consequent sembleront plus obscures: le fond de la science est tous-jours un peu plus malaysé a sonder, et se treuve peu de plongeons qui veuillent et sachent aller recueillir les perles et autres pierres precieuses dans les entrailles de l'ocean. Mays si tu as le courage franc pour enfoncer cet escrit, il t'arrivera de vray comme aux plongeons, lesquelz, dit Pline, «estans es plus profonds gouffres de la mer y voyent clairement la lumiere du soleil;» car tu treuveras es endroitz les plus malaysés de ces discours une bonne et aymable clarté. Et certes, comme je n'ay pas voulu suivre ceux qui mesprisent quelques livres qui traittent d'une certaine vie sureminente en perfection, aussi n'ay-je pas voulu parler de cette sureminence; car ni je ne puis censurer les autheurs, ni authoriser les censeurs d'une doctrine que je n'entens pas.

            J'ay touché quantité de poins de theologie, mais sans esprit de contention, proposant simplement, non tant ce que j'ay jadis appris es disputes, comme ce que l'attention au service des ames et l'employte de vingt quattre annees en la sainte predication m'ont fait penser [13] estre plus convenable a la gloire de l'Evangile et de l'Eglise.

            Au demeurant, quelques gens de marque de divers endroitz m'ont adverti que certains livretz ont esté publiés sous les seules premieres lettres du nom de leurs autheurs, qui se treuvent les mesmes avec celles du mien; qui a fait estimer a quelques uns que ce fussent besoignes sorties de ma main, non sans un peu de scandale de ceux qui cuydoyent que je me fusse detraqué de ma simplicité, pour enfler mon stile de paroles pompeuses, mon discours de conceptions mondaines, et mes conceptions d'une eloquence altiere et empanachee. A cette cause, mon cher Lecteur, je te diray que comme ceux qui gravent ou entaillent sur les pierres precieuses, ayans la veue lassee a force de la tenir bandee sur les traitz deliés de leurs ouvrages, tiennent volontier devant eux quelque belle esmeraude, affin que la regardant de tems en tems ilz puissent recreer en son verd et remettre en nature leurs yeux alangouris, de mesme en cette varieté d'affaires que ma condition me donne incessamment, j'ay tous-jours des petitz projetz de quelque traitté de pieté, que je regarde quand je puis, pour alleger et deslasser mon esprit.

            Mays je ne fay pas pourtant profession d'estre escrivain, car la pesanteur de mon esprit et la condition de ma vie, exposee au service et a l'abord de plusieurs, ne le me sçauroyent permettre. Pour cela j'ay donq fort peu escrit, et beaucoup moins mis en lumiere; et pour suivre le conseil et la volonté de mes amis je te diray que c'est, affin que tu n'attribues pas la louange [14] du travail d'autruy a celuy qui n'en merite point du sien propre.

            Il y a dix neuf ans que me treuvant a Thonon, petite ville situee sur le lac de Geneve, laquelle lhors se convertissoit petit a petit a la foy Catholique, le ministre adversaire de l'Eglise crioit par tout que l'article catholique de la reelle presence du Cors du Sauveur en l'Eucharistie destruysoit le Symbole et l'analogie de la foy (car il estoit bien ayse de dire ce mot d'Analogie non entendu par ses auditeurs, affin de paroistre fort sçavant); et sur cela, les autres predicateurs catholiques avec lesquelz j'estois la, me chargerent d'escrire quelque chose en refutation de cette vanité; et je fis ce qui me sembla convenable, dressant une briefve Meditation sur le Symbole des Apostres, pour confirmer la verité, et toutes les copies furent distribuees en ce diocese, ou je n'en treuve plus aucune.

            Peu apres, Son Altesse vint deça les montz, et treuvant les balliages de Chablaix, Gaillart et Ternier, qui sont es environs de Geneve, a moytié disposés de recevoir la sainte religion Catholique, qui en avoit esté arrachee par le malheur des guerres et revoltes, il y avoit pres de soixante et dix ans, elle se resolut d'en restablir l'exercice en toutes les parroisses et d'abolir celuy de l'heresie. Et parce que d'un costé il y avoit [15] des grans empeschemens a ce bonheur, selon les considerations que l'on appelle raysons d'Estat, et que d'ailleurs plusieurs, non encor bien instruitz de la verité, resistoyent a ce tant desirable restablissement, Son Altesse surmonta la premiere difficulté par la fermeté invincible de son zele a la sainte religion, et la seconde par une douceur et prudence extraordinaire; car elle fit assembler les principaux et plus opiniastres, et les harangua avec une eloquence si aimablement pressante, que presque tous, vaincuz par la douce violence de son amour paternel envers eux, rendirent les armes de leur opiniastreté a ses piedz, et leurs ames entre les mains de la sainte Eglise.

            Mays qu'il me soit loysible, mon cher Lecteur, je t'en prie, de dire ce mot en passant. On peut louer beaucoup de riches actions de ce grand Prince, entre lesquelles je voy la preuve de son indicible vaillance et science militaire, qu'il vient de rendre maintenant admiree de toute l'Europe; mays toutefois, quant a moy, je ne puis asses exalter le restablissement de la sainte religion en ces troys balliages que je viens de nommer, y ayant veu tant de traitz de pieté, assortis d'une si grande varieté d'actions de prudence, constance, magnanimité, justice et debonnaireté, qu'en cette seule petite piece, il me sembloit de voir, comme en un tableau raccourci, tout ce qu'on loue es princes qui jadis ont le plus ardemment servi a la gloire de Dieu [16] et de l'Eglise: le theatre estoit petit, mais les actions grandes. Et comme cet ancien ouvrier ne fut jamais tant estimé pour ses ouvrages de grande forme, comme il fut admiré d'avoir sçeu faire un navire d'ivoire assorti de tout son equipage, en si petit volume que les aisles d'une abeille le couvroyent tout, aussi estime-je plus ce que ce grand Prince fit alhors en ce petit coin de ses Estatz, que beaucoup d'actions de plus grand esclat que plusieurs relevent jusques au ciel.

            Or, en cette occasion on replanta par toutes les advenues et places publiques de ces quartiers-la, les victorieuses enseignes de la Croix; et parce que peu auparavant on en avoit planté une fort solemnellement a Annemasse, pres Geneve, un certain ministre fit un petit traitté contre l'honneur d'icelle, contenant une invective ardente et veneneuse, a laquelle pour cela il fut treuvé bon que l'on respondit: et Monseigneur Claude de Granier, mon predecesseur, duquel la memoire est en benediction, m'en imposa la charge selon le pouvoir qu'il avoit sur moy, qui le regardois non seulement comme mon Evesque, mais comme un saint serviteur de Dieu. Je fis donq cette response, sous le tiltre de Defense de l'Estendart de la Croix, et la dediay a Son Altesse, partie pour luy tesmoigner ma tres humble sujettion, partie pour luy faire quelque remerciment du soin qu'elle avoit de l'Eglise en ces lieux la.

            Or, despuis peu on a reimprimé cette Defense sous le tiltre prodigieux de la Pantalogie ou Tresor de la Croix, tiltre auquel jamais je ne pensay, comme en verité aussi ne suis-je pas homme d'estude ni de loysir ni de memoire pour pouvoir assembler tant de pieces de prix en un livre, qu'il puisse porter le tiltre de [17] Tresor ni de Pantalogie, et ces frontispices insolens me sont en horreur:

 

                        L'architecte est un sot, qui, privé de rayson,

                        Fait le portail plus grand que toute la mayson.

 

            On celebra l'an 1602 a Paris, ou j'estois, les obseques de ce magnanime prince Philippe Emanuel de Lorraine, duc de Mercœur, lequel avoit fait tant de beaux exploitz contre le Turc en Hongrie, que tout le Christianisme devoit conspirer a l'honneur de sa memoire. Mays sur tout Madame Marie de Luxembourg, sa vefve, fit de son costé tout ce que son courage et l'amour du defunct luy peut suggerer pour solemnizer ses funerailles; et parce que mon pere, mon ayeul, mon bisayeul avoyent esté nourris pages des tres illustres et tres excellens princes de Martigues, ses pere et predecesseurs, elle me regarda comme serviteur hereditaire de sa mayson, et me choisit pour faire la harangue funebre en cette si grande celebrité, ou se treuverent non seulement plusieurs cardinaux et prelatz, mays quantité de princes, princesses, mareschaux de France, chevalier de l'Ordre, et mesme la cour de Parlement en cors. Je fis donq cette orayson funebre et la prononçai en cette si grande assemblee, dans la grande eglise de Paris; et parce qu'elle contenoit un abbregé veritable des faitz heroiques du Prince defunct, je la fis volontier imprimer, puisque la Princesse vefve le desiroit et que son desir me devoit estre une loy. Or je dediay cette piece la a Madame la Duchesse de Vandosme, lhors encor fille et toute jeune princesse, mais en laquelle on voyoit des-ja fort connoissablement les traitz de cette excellente vertu et pieté qui reluisent maintenant en elle, dignes de l'extraction et nourriture d'une si devote et pieuse mere. [18]

            A mesme que l'on imprimoit cette orayson, j'appris que j'avois esté fait Evesque, si que je revins soudain icy pour estre consacré et commencer ma residence. Et d'abord on me proposa la necessité qu'il y avoit d'advertir les confesseurs de quelques pointz d'importance; et pour cela j'escrivis vingt cinq Advertissemens, que je fis imprimer pour les faire courir plus aysement parmi ceux a qui je les addressois, mais despuis ilz ont esté reimprimés en divers lieux.

            Troys ou quattre ans apres, je mis en lumiere l'Introduction a la Vie devote, pour les occasions et en la façon que j'ay remarqué en la Preface d'icelle; dont je n'ay rien a te dire, mon cher Lecteur, sinon que, si ce livret a receu generalement un gracieux et doux accueil, voire mesme parmi les plus graves prelatz et docteurs de l'Eglise, il n'a pas pourtant esté exempt d'une rude censure de quelques uns qui ne m'ont pas seulement blasmé, mais m'ont asprement baffoüé en publiq de ce que je dis a Philothee que le bal est une action de soymesme indifferente, et qu'en recreation on peut dire des quolibetz. Et moy, sachant la qualité de ces censeurs, je loue leur intention que je pense avoir esté bonne; mays j'eusse neanmoins desiré qu'il leur eust pleu de considerer que la premiere proposition est puisee de la commune et veritable doctrine des plus saintz et sçavans theologiens, que j'escrivois pour les gens qui vivent emmi le monde et les cours, qu'au partir de la j'inculque soigneusement l'extreme peril qu'il y a es danses; et que, quant à la seconde proposition, avec le mot de quolibet, elle n'est pas de moy, mais de cet admirable roy saint Loüys, docteur digne d'estre suivi en l'art de bien conduire les courtisans a la vie devote. Car je croy que s'ilz eussent pris garde a cela, leur charité et discretion n'eust jamais permis a leur zele, [19] pour rigoureux et austere qu'il eust esté, d'armer leur indignation contre moy.

            Et sur ce propos, mon cher Lecteur, je te conjure de m'estre doux et bonteux en la lecture de ce Traitté: que si tu treuves le stile un peu (quoy que ce sera, je m'asseure, fort peu) different de celuy dont j'ay usé escrivant a Philothee, et tous deux grandement divers de celuy que j'ay employé en la Defense de la Croix, sache qu'en dix neuf ans, on apprend et desapprend beaucoup de choses; que le langage de la guerre est autre que celuy de la paix, et que l'on parle d'une façon aux jeunes apprentis, et d'une autre sorte aux vieux compaignons.

            Icy certes je parle pour les ames avancees en la devotion; car il faut que je te die que nous avons en cette ville une Congregation de filles et vefves qui, retirees du monde, vivent unanimement au service de Dieu, sous la protection de sa tressainte Mere; et comme leur pureté et pieté d'esprit m'a souvent donné des grandes consolations, aussi ay-je tasché de leur en rendre frequemment par la distribution de la sainte parole, que je leur ay annoncee tant en sermons publiqs qu'en colloques spirituelz, et presque tous-jours en la presence de plusieurs religieux et gens de grande devotion: dont il m'a falu traitter maintefois des sentimens plus delicatz de la pieté, passant au dela de ce que j'avois dit a Philothee. Et c'est une bonne partie de ce que je te communique maintenant que je dois a cette benite assemblee, parce que celle qui en est la Mere et y preside, sachant que j'escrivois sur ce sujet et que neanmoins malaysement pourrois-je tirer la besoigne au jour, si Dieu ne m'aydoit fort specialement et que je ne fusse continuellement pressé, ell'a eu un soin continuel de prier et faire prier pour cela, et [20] de me conjurer saintement de recueillir tous les petitz morceaux de loysir qu'elle estimoit pouvoir estre sauvés, par ci par la, de la presse de mes empeschemens, pour les employer a ceci: et parce que cette ame m'est en la consideration que Dieu sçait, elle n'a pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette occasion.

            Il y a voirement long tems que j'avois projetté d'escrire de l'amour sacré; mais ce projet n'estoit point comparable a ce que cette occasion m'a fait produire, occasion que je te manifeste ainsy naifvement tout a la bonne foy, a l'imitation des anciens, affin que tu saches que je n'escris que par rencontre et occurrence, et que tu me sois plus amiable. On disoit entre les payens que Phidias ne representoit jamais rien si parfaitement que les divinités, ni Apelles, qu'Alexandre. On ne reuscit pas tous-jours egalement: si je demeure court en ce Traitté, mon cher Lecteur, fay que ta bonté s'avance, et Dieu benira ta lecture.

            A cette intention, j'ay dedié cette œuvre a la Mere de dilection et au Pere de l'amour cordial, comme j'avois dedié l'Introduction au divin Enfant qui est le Sauveur des amans et l'amour des sauvés. Certes, comme les femmes tandis qu'elles sont fortes et habiles a produire aysement les enfans, leur choysissent ordinairement des parreins entre leurs amis de ce monde, mays quand leur foiblesse et indisposition rend leurs enfantemens difficiles et perilleux, elles invoquent les Saintz du Ciel et vouent de faire tenir leurs enfans par quelque pauvre ou par quelque personne devote, au nom de saint Joseph, de saint François d'Assise, de saint François de Paule, de saint Nicolas, ou de quelqu'autre Bienheureux qui puisse impetrer de Dieu le bon succes de leur grossesse et une naissance vitale pour l'enfant; de mesme, avant que je fusse Evesque, [21] me treuvant avec plus de loysir et moins d'apprehension pour escrire, je dediay les petitz ouvrages que je fis aux princes de la terre; mais maintenant qu'accablé de ma charge j'ay mille difficultés d'escrire, je ne consacre plus rien qu'aux princes du Ciel, affin qu'ilz m'obtiennent la lumiere requise, et que, si telle est la volonté divine, ces escritz ayent une naissance fructueuse et utile a plusieurs.

            Ainsy Dieu te benisse, mon cher Lecteur, et te fasse riche de son saint amour. Cependant je sousmetz tous-jours de tout mon cœur mes escris, mes paroles et mes actions a la correction de la tressainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, sachant qu'elle est la colomne et fermeté de la verité, dont elle ne peut ni faillir ni defaillir, et que «nul ne peut avoir Dieu pour Pere qui n'aura cette Eglise pour mere.»

            Annessi, le jour des tres amans Apostres saint Pierre et saint Paul, 1616.

 

                                               BENI SOIT DIEU [22]

 

Livre premier. Contenant une preparation a tout le Traitté

 

 

Chapitre premier. Que pour la beauté de la nature humaine Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l'ame a la volonté

 

            L'union establie en la distinction fait l'ordre; l'ordre produit la convenance et la proportion, et la convenance, es choses entieres et accomplies, fait la beauté. Une armee est belle quand elle est composee de toutes ses parties tellement rangees en leurs ordres, que leur distinction est reduite au rapport qu'elles doivent avoir ensemble pour ne faire qu'une seule armee. Affin qu'une musique soit belle, il ne faut pas seulement que les voix soyent nettes, claires et bien distinguees, mays qu'elles soyent alliees en telle sorte les unes aux autres, qu'il s'en fasse une juste consonance et harmonie, par le moyen de l'union qui est en la distinction et la distinction qui est en l'union des voix, que non sans cause on appelle un accord discordant, ou plustost une discorde accordante.

            Or, comme dit excellemment l'angelique saint Thomas apres le grand saint Denis, la beauté et la bonté, [23] bien qu'elles ayent quelque convenance, ne sont pas neanmoins une mesme chose: car le bien est ce qui plait a l'appetit et volonté, le beau, ce qui plait a l'entendement et a la connoissance; ou, pour le dire autrement, le bon est ce dont la jouissance nous delecte, le beau, ce dont la connoissance nous aggree. Et c'est pourquoy, jamais, a proprement parler, nous n'attribuons la beauté corporelle sinon aux objetz des deux sens qui sont les plus connoissans et qui servent le plus a l'entendement, qui sont la veüe et l'ouye; si que nous ne disons pas: voyla des belles odeurs ou des belles saveurs; mays nous disons bien: voyla des belles voix et des belles couleurs.

            Le beau donq estant appellé beau parce que sa connoissance delecte, il faut que, outre l'union et la distinction, l'intégrité, l'ordre et la convenance de ses parties, il ayt beaucoup de splendeur et clarté affin qu'il soit connoissable et visible. Les voix, pour estre belles, doivent estre claires et nettes, les discours intelligibles, les couleurs esclattantes et resplendissantes: l'obscurité, l'ombre, les tenebres sont laides et enlaidissent toutes choses, parce qu'en icelles rien n'est connoissable, ni l'ordre, ni la distinction, ni l'union, ni la convenance; qui a fait dire a saint Denis que Dieu, «comme souveraine beauté, est autheur de la belle convenance, du beau lustre et de la bonne grace qui est en toutes choses, faisant esclatter, en forme de lumiere, les distributions et departemens de son rayon,» par lesquelz toutes choses sont rendues belles, voulant que pour establir la beauté il y eust la convenance, la clarté et la bonne grace.

            Certes, Theotime, la beauté est sans effect, inutile et morte, si la clarté et splendeur ne l'avive et luy donne efficace, dont nous disons les couleurs estre vives quand elles ont de l'esclat et du lustre. Mais quant aux choses animees et vivantes, leur beauté n'est pas accomplie sans la bonne grace, laquelle, outre la convenance des parties parfaittes qui fait la beauté, adjouste la convenance des mouvemens, gestes et actions, qui est comme [24] l'ame et la vie de la beauté des choses vivantes. Ainsy, en la souveraine beauté de nostre Dieu nous reconnoissons l'union, ains l'unité de l'essence en la distinction des Personnes, avec une infinie clarté, jointe a la convenance incomprehensible de toutes les perfections des actions et mouvemens, comprises tres souverainement et, par maniere de dire, jointes et adjustees excellemment en la tres unique et tres simple perfection du pur acte divin qui est Dieu mesme, immuable et invariable, ainsy que nous dirons ailleurs.

            Dieu donq, voulant rendre toutes choses bonnes et belles, a reduit la multitude et distinction d'icelles en une parfaite unité et, pour ainsy dire, il les a toutes rangees a la monarchie, faisant que toutes choses s'entretiennent les unes aux autres, et toutes a luy qui est le souverain Monarque. Il reduit tous les membres en un cors, sous un chef; de plusieurs personnes, il forme une famille; de plusieurs familles, une ville; de plusieurs villes, une province; de plusieurs provinces, un royaume, et sousmet tout un royaume a un seul roy. Ainsy, Theotime, parmi l'innumerable multitude et varieté d'actions, mouvemens, sentimens, inclinations, habitudes, passions, facultés et puissances qui sont en l'homme, Dieu a establi une naturelle monarchie en la volonté, qui commande et domine sur tout ce qui se treuve en ce petit monde; et semble que Dieu ait dit a la volonté ce que Pharao dit a Joseph: Tu seras sur ma mayson; tout le peuple obeira au commandement de ta bouche; sans ton commandement nul ne remuera. Mais cette domination de la volonté se prattique certes fort differemment. [25]

 

 

Chapitre II. Comme la volonté gouverne diversement les puissances de l'ame

 

            Le pere de famille conduit sa femme, ses enfans et ses serviteurs par ses ordonnances et commandemens, auxquelz ilz sont obligés d'obeir, bien qu'ilz puissent ne le faire pas; que s'il a des serfz et esclaves, il les gouverne par la force, a laquelle ilz n'ont nul pouvoir de contredire; mays ses chevaux, ses boeufs, ses muletz, il les manie par industrie, les liant, bridant, piquant, enfermant, laschant.

            Certes, la volonté gouverne la faculté de nostre mouvement exterieur comme un serf ou esclave; car, sinon qu'au dehors quelque chose l'empesche, jamais elle ne manque d'obeir. Nous ouvrons et fermons la bouche, mouvons la langue, les mains, les pieds, les yeux et toutes les parties esquelles la puissance de ce mouvement se treuve, sans resistance, a nostre gré et selon nostre volonté.

            Mais quant a nos sens et a la faculté de nourrir, croistre et produire, nous ne les pouvons pas gouverner si aysement, ains il nous y faut employer l'industrie et l'art. Si l'on appelle un esclave, il vient; si on luy dit qu'il arreste, il arreste: mais il ne faut pas attendre cette obeissance d'un espervier ou faucon; qui le veut faire revenir, il luy faut monstrer le leurre, qui le veut accoiser, il luy faut mettre le chaperon. On dit a un valet: tournés a gauche ou a droite, et il le fait; mais pour faire ainsy tourner un cheval, il se faut servir de la bride. Il ne faut pas, Theotime, commander a nos yeux de ne voir pas, ni a nos oreilles de n'ouïr pas ni a nos mains de ne toucher pas, ni a nostre stomach [26] de ne digerer pas, ni a nos cors de ne croistre pas ou de ne produire pas; car toutes ces facultés n'ont nulle intelligence, et partant sont incapables d'obeissance. Nul ne peut adjouster une coudee a sa stature; Rachel vouloit et ne pouvoit concevoir; nous mangeons souvent sans estre nourris ni prendre croissance. Qui veut chevir de ces facultés, il faut user d'industrie. Le medecin traittant un enfant de berceau, ne luy commande chose quelconque, mays il ordonne bien a la nourrice qu'elle luy fasse telle et telle chose; ou bien quelquefois il ordonne qu'elle mange telle ou telle viande, qu'elle prenne tel medicament, dont la qualité se respandant dans le laict, et le laict dans le cors du petit enfant, la volonté du medecin reussit en ce petit malade qui n'a pas seulement le pouvoir d'y penser. Il ne faut pas, certes, faire les ordonnances d'abstinence, sobrieté, continence a l'estomach, au gosier, au ventre; mais il faut commander aux mains de ne point fournir a la bouche les viandes et breuvages, qu'en telle et telle mesure. Il faut oster ou donner a la faculté qui produit, les objetz et sujetz et les alimens qui la fortifient, selon que la rayson le requiert; il faut divertir les yeux, ou les couvrir de leur chaperon naturel et les fermer, si on veut qu'ilz ne voyent pas; et avec ces artifices on les reduira au point que la volonté desire. C'est ainsy, Theotime, que Nostre Seigneur enseigne qu'il y a des eunuques qui sont telz pour le Royaume des cieux, c'est a dire qui ne sont pas eunuques d'impuissance naturelle, mais par l'industrie de laquelle leur volonté se sert pour les retenir dans la sainte continence. C'est sottise de commander a un cheval qu'il ne s'engraisse pas, qu'il ne croisse pas, qu'il ne regimbe pas: si vous desirés tout cela, leves-luy le ratelier; il ne luy faut pas commander, il le faut gourmander pour le dompter.

            Ouy mesme, la volonté a du pouvoir sur l'entendement et sur la memoire; car, de plusieurs choses que l'entendement peut entendre, ou desquelles la memoire se peut resouvenir, la volonté determine celles aux-quelles [27] elle veut que ses facultés s'appliquent, ou desquelles elle veut qu'elles se divertissent. Il est vray qu'elle ne les peut pas manier ni ranger si absolument comme elle fait les mains, les pieds ou la langue, a rayson des facultés sensitives, et notamment de la fantasie, qui n'obeissent pas d'une obeissance prompte et infallible a la volonté, et desquelles puissances sensitives la memoire et l'entendement ont besoin pour operer: mays toutefois, la volonté les remue, les employe et applique selon qu'il luy plaist, bien que non pas si fermement et invariablement que la fantasie variante et volage ne les divertisse maintefois, les distraisant ailleurs; de sorte que comme l'Apostre s'escrie: Je fay non le bien que je veux, mays le mal que je hay, aussi nous sommes souvent contrains de nous plaindre dequoy nous pensons, non le bien que nous aymons, mais le mal que nous haïssons.

 

 

Chapitre III. Comme la volonté gouverne l'appetit sensuel

 

            La volonté donques, Theotime, domine sur la memoire, l'entendement et la fantasie, non par force mais par authorité, en sorte qu'elle n'est pas tous-jours infalliblement obeie, non plus que le pere de famille ne l'est pas aussi tous-jours par ses enfans et serviteurs. Or, c'en est de mesme de l'appetit sensuel, lequel, comme dit saint Augustin, est appellé convoitise en nous autres pecheurs, et demeure sujet a la volonté et a l'esprit comme la femme a son mari; parce que, tout ainsy qu'il fut dit a la femme: Tu te retourneras a ton mari, et il te maistrisera, aussi fut-il dit a Cain que son appetit se retourneroit a luy, et qu'il domineroit sur iceluy: et se retourner a l'homme [28] ne veut dire autre chose que se sousmettre et s'assujettir a luy. «O homme,» dit saint Bernard, «il est en ton pouvoir, si tu veux, de faire que ton ennemi soit ton serviteur, en sorte que toutes choses te reviennent a bien: ton appetit est sous toy, et tu le domineras. Ton ennemi peut exciter en toy le sentiment de la tentation, mais tu peux, si tu veux, ou donner ou refuser le consentement.» Si tu permetz a l'appetit de te porter au peché, alhors tu seras sous iceluy et il te maistrisera, parce que quicomque fait le peché, il est serf du peché; mais avant que tu faces le peché, tandis que le peché n'est pas encor en ton consentement, mays seulement en ton sentiment, c'est a dire qu'il est encor en ton appetit et non en ta volonté, ton appetit est sous toy, et tu le maistriseras. Avant que l'Empereur soit creé, il est sousmis aux electeurs qui dominent sur luy, pouvans ou le choisir a la dignité imperiale ou le rejetter; mays s'il est une fois esleu et eslevé par eux, ilz sont des lhors sous luy, et il domine sur eux. Avant que la volonté consente a l'appetit, elle domine sur luy; mais apres le consentement, elle devient son esclave.

            En somme, cet appetit sensuel est a la verité un sujet rebelle, seditieux, remuant; et faut confesser que nous ne le sçaurions tellement desfaire qu'il ne s'esleve, qu'il n'entreprenne et qu'il n'assaille la rayson; mays pourtant la volonté est si forte au dessus de luy que, si elle veut, elle peut le ravaler, rompre ses desseins et le repousser, puisque c'est asses le repousser que de ne point consentir a ses suggestions. On ne peut empescher la concupiscense de concevoir, mais ouy bien d'enfanter et de parfaire le peché.

            Or, cette convoitise ou appetit sensuel a douze mouvemens, par lesquelz, comme par autant de capitaines mutinés, il fait sa sedition en l'homme. Et parce que pour l'ordinaire ilz troublent l'ame et agitent le cors, entant qu'ilz troublent l'ame, on les appelle perturbations, entant qu'ilz inquietent le cors, on les appelle passions, au rapport de saint Augustin. Tous regardent [29] le bien ou le mal; celuy la pour l'acquerir, celuy ci pour l'eviter. Si le bien est consideré en soy, selon sa naturelle bonté, il excite l'amour, premiere et principale passion; si le bien est regardé comme absent, il nous provoque au desir; si, estant desiré, on estime de le pouvoir obtenir, on entre en esperance; si on pense de ne le pouvoir pas obtenir, on sent le desespoir; mais quand on le possede comme present, il nous donne la joye. Au contraire, si tost que nous connoissons le mal, nous le haïssons; s'il est absent, nous le fuyons; si nous pensons de ne pouvoir l'eviter, nous le craignons; si nous estimons de le pouvoir eviter, nous nous enhardissons et encourageons; mais si nous le sentons comme present, nous nous attristons, et lhors l'ire et le courroux accourt soudain pour rejetter et repousser le mal, ou du moins s'en venger; que si l'on ne peut, on demeure en tristesse ; mais si l'on l'a repoussé ou que l'on se soit vengé, on ressent la satisfaction et assouvissement, qui est un playsir de triomphe, car comme la possession du bien res-jouit le cœur, la victoire contre le mal assouvit le courage. Et sur tout ce peuple des passions sensuelles la volonté tient son empire, rejettant leurs suggestions, repoussant leurs attaques, empeschant leurs effectz, et au fin moins, leur refusant fortement son consentement, sans lequel elles ne peuvent l'endommager, et par le refus duquel elles demeurent vaincues, voire mesme a la longue, abbatues, allangouries, efflanquees, reprimees, et, sinon du tout mortes, au moins amorties ou mortifiees.

            Et c'est affin d'exercer nos volontés en la vertu et vaillance spirituelle, que cette multitude de passions est laissee en nos ames, Theotime; de sorte que les Stoïciens, qui nierent qu'elles se treuvassent en l'homme sage, eurent grand tort; mays d'autant plus, que ce qu'ilz nioyent en paroles ilz le prattiquoyent en effect, au recit de saint Augustin qui raconte cette gracieuse histoire. Aulus Gellius s'estant embarqué avec un fameux Stoïcien, une grande tempeste survint, de laquelle le Stoïcien estant effrayé il commença a paslir, [30] blesmir et rembler si sensiblement, que tous ceux du vaysseau s'en apperceurent et le remarquerent curieusement, quoy qu'ilz fussent es mesmes hazars avec luy. Cependant la mer en fin s'apaise, le danger passe, et l'asseurance redonnant a un chacun la liberté de causer, voire mesme de railler, un certain voluptueux asiatique, se moquant du Stoïcien, luy reprochoit qu'il avoit eu peur et qu'il estoit devenu have et pasle au danger, et que luy au contraire estoit demeuré ferme, sans effroy; a quoy le Stoïcien repartit par le recit de ce que Aristippus, philosophe socratique, avoit respondu a un homme qui pour mesme sujet l'avoit piqué d'un mesme reproche: «Car,» luy dit-il, «toy, tu as eu rayson de ne t'estre point soucié pour l'ame d'un meschant brouillon; mais moy j'eusse eu tort de ne point craindre la perte de l'ame d'Aristippus;» et le bon de l'histoire est que Aulus Gellius, tesmoin oculaire, la recite. Mais quant a la repartie qu'elle contient, le Stoïcien qui la fit favorisa plus sa promptitude que sa cause, puisque, alleguant un compaignon de sa crainte, il laissa preuvé, par deux irreprochables tesmoins, que les Stoïciens estoyent touchés de la crainte, et de la crainte qui respand ses effectz es yeux, au visage et en la contenance, et qui par consequent est une passion.

            Grande folie de vouloir estre sage d'une sagesse impossible! L'Eglise, certes, a condamné la folie de cette sagesse que certains anachoretes presomptueux voulurent introduire jadis, contre lesquelz toute l'Escriture, mays sur tout le grand Apostre, crie que nous avons une loy en nos cors qui repugne a la loy de nostre esprit. «Entre nous autres Chrestiens,» dit le grand saint Augustin, «selon les Escritures Saintes et la doctrine saine, les citoyens de la sacree Cité de Dieu, vivans selon Dieu au pelerinage de ce monde, craignent, desirent, se deulent et se res-jouissent.» Ouy mesme le Roy souverain de cette Cité a craint, desiré, s'est doulu et res-joui jusques a pleurer, blesmir, trembler et suer le sang, bien qu'en luy ces mouvemens n'ont pas esté des passions pareilles aux nostres; dont [31] le grand saint Hierosme, et apres luy l'Escole, ne les a pas osé nommer du nom de passions, pour la reverence de la personne en laquelle ilz estoyent, ains du nom respectueux de propassions, pour tesmoigner que les mouvemens sensibles en Nostre Seigneur y tenoyent lieu de passions, bien qu'ilz ne fussent pas passions; d'autant qu'il ne patissoit ou souffroit chose quelconque de la part d'icelles, sinon ce que bon luy sembloit et comme il luy plaisoit, les gouvernant et maniant a son gré; ce que nous ne faysons pas, nous autres pecheurs, qui souffrons et patissons ces mouvemens en desordre contre nostre gré, avec un grand prejudice du bon estat et police de nos ames.

 

 

Chapitre IV. Que l'amour domine sur toutes les affections et passions et que mesme il gouverne la volonté, bien que la volonté ait aussi domination sur luy

 

            L'amour estant la premiere complaisance que nous avons au bien, ainsy que nous dirons tantost, certes il precede le desir; et d'effect, qu'est-ce que l'on desire, sinon ce que l'on ayme? Il precede la delectation; car, comme pourroit-on se res-jouir en la jouissance d'une chose, si on ne l'aymoit pas? Il precede l'esperance, car on n'espere que le bien qu'on ayme; il precede la hayne, car nous ne haïssons le mal que pour l'amour que nous avons envers le bien, ains le mal n'est pas mal sinon parce qu'il est contraire au bien: et c'en est de mesme. Theotime, de toutes autres passions ou affections, car elles proviennent toutes de l'amour comme de leur source et racine. [32]

            C'est pourquoy les autres passions et affections sont bonnes ou mauvaises, vicieuses ou vertueuses, selon que l'amour duquel elles procedent est bon ou mauvais; car il respand tellement ses qualités sur elles, qu'elles ne semblent estre que le mesme amour. Saint Augustin, reduisant toutes les passions et affections a quatre, comme ont fait Boëce, Ciceron, Virgile et la pluspart de l'antiquité: «L'amour, » dit-il, «tendant a posseder ce qu'il ayme s'appelle convoitise» ou desir; «l'ayant et possedant, il s'appelle joye; fuyant ce qui luy est contraire, il s'appelle crainte: que si cela luy arrive et qu'il le sente, il s'appelle tristesse; et partant, ces passions sont mauvaises si l'amour est mauvais, bonnes, s'il est bon.» «Les citoyens de la Cité de Dieu craignent, desirent, se deulent, se res-jouissent, et parce que leur amour est droit, toutes ces affections sont aussi droites.» «La doctrine chrestienne assujettit l'esprit a Dieu, affin qu'il le guide et secoure, et assujettit a l'esprit toutes ces passions, affin qu'il les bride et modere, en sorte qu'elles soyent converties au service de la justice et vertu.» «La droite volonté est l'amour bon, la volonté mauvaise est l'amour mauvais;» c'est a dire en un mot, Theotime, que l'amour domine tellement en la volonté, qu'il la rend toute telle qu'il est.

            La femme, pour l'ordinaire, change sa condition en celle de son mari, et devient noble s'il est noble, reyne s'il est roy, duchesse s'il est duc: la volonté change aussi de qualité selon l'amour qu'elle espouse; s'il est charnel elle est charnelle; spirituelle, s'il est spirituel; et toutes les affections de desir, de joye, d'esperance, de crainte, de tristesse, comme enfans nés du mariage de l'amour avec la volonté, reçoivent aussi par consequent leurs qualités de l'amour. Bref, Theotime, la volonté n'est esmeüe que par ses affections, entre lesquelles l'amour, comme le premier mobile est la premiere affection, donne le bransle a tout le reste, et fait tous les autres mouvemens de l'ame.

            Mays pour tout cela il ne s'ensuit pas que la volonté [33] ne soit encor regente sur l'amour, d'autant que la volonté n'ayme qu'en voulant aymer, et, de plusieurs amours qui se presentent a elle, elle peut s'attacher a celuy que bon luy semble: autrement il n'y auroit point d'amour ni prohibé ni commandé. Elle est donq maistresse sur les amours, comme une damoiselle sur les amans qui la recherchent, parmi lesquelz elle peut eslire celuy qu'elle veut. Mays tout ainsy qu'apres le mariage elle perd sa liberté, et de maistresse devient sujette a la puissance du mari, demeurant prise par celuy qu'elle a pris, de mesme la volonté qui choisit l'amour a son gré, apres qu'elle en a embrassé quelqu'un, elle demeure asservie sous luy; et comme la femme demeure sujette au mari qu'elle a choisi tandis qu'il vit, et que s'il meurt elle reprend sa precedente liberté, pour se remarier a un autre, ainsy pendant qu'un amour vit en la volonté il y regne, et elle demeure sousmise a ses mouvemens; que si cet amour vient a mourir, elle pourra par apres en reprendre un autre. Mais il y a une liberté en la volonté qui ne se treuve pas en la femme mariee; et c'est que la volonté peut rejetter son amour quand elle veut, appliquant l'entendement aux motifz qui l'en peuvent desgouster et prenant resolution de changer d'objet: car ainsy, pour faire vivre et regner l'amour de Dieu en nous, nous amortissons l'amour propre, et, si nous ne pouvons l'aneantir du tout, au moins nous l'affoiblissons, en sorte que, s'il vit en nous, il n'y regne plus; comme au contraire, nous pouvons, en quittant l'amour sacré, adherer a celuy des creatures, qui est l'infame adultere que le celeste Espoux reproche si souvent aux pecheurs. [34]

 

 

Chapitre V. Des affections de la volonté

 

            Il n'y a pas moins de mouvemens en l'appetit intellectuel ou raysonnable qu'on appelle volonté, qu'il y en a en l'appetit sensible ou sensuel; mays ceux la sont ordinairement appellés affections, et ceux cy, passions. Les philosophes et payens ont aymé aucunement Dieu, leurs republiques, la vertu, les sciences; ilz ont haï le vice, esperé les honneurs, desesperé d'eviter la mort ou la calomnie, desiré de sçavoir, voire mesme d'estre bienheureux apres leur mort; se sont enhardis pour surmonter les difficultés qu'il y avoit au pourchas de la vertu, ont craint le blasme, ont fui plusieurs fautes, ont vengé l'injure publique, se sont indignés contre les tyrans, sans aucun propre interest. Or, tous ces mouvemens estoient en la partie raysonnable, puisque les sens, ni par consequent l'appetit sensuel, ne sont pas capables d'estre appliqués a ces objetz, et partant, ces mouvemens estoient des affections de l'appetit intellectuel ou raysonnable, et non pas des passions de l'appetit sensuel.

            Combien de fois avons-nous des passions en l'appetit sensuel ou convoitise, contraires aux affections que nous sentons en mesme tems dans l'appetit raysonnable ou dans la volonté? Le jeune homme duquel parle saint Hierosme, se coupant la langue a belles dens, et la crachant sur le nés de cette maudite femme qui l'enflammoit a la volupté, ne tesmoignoit-il pas d'avoir en la volonté une extreme affection de desplaysir, contraire a la passion du playsir que, par force, on luy faisoit sentir en la convoitise et appetit sensuel? Combien de fois tremblons nous de crainte entre les [35] hazards ausquelz nostre volonté nous porte et nous fait demeurer? combien de fois haïssons nous les voluptés esquelles nostre appetit sensuel se plait, aymans les biens spirituelz esquelz il se desplait? En cela consiste la guerre que nous sentons tous les jours entre l'esprit et la chair; entre nostre homme exterieur, qui depend des sens, et l'homme interieur, qui depend de la rayson; entre le viel Adam, qui suit les appetitz de son Eve ou de sa convoitise, et le nouvel Adam, qui seconde la sagesse celeste et la sainte rayson.

            Les Stoïciens, ainsy que saint Augustin le rapporte, nians que l'homme sage puisse avoir des passions, confessoient neanmoins, ce semble, qu'il avoit des affections, lesquelles ilz appelloyent eupathies et bonnes passions, ou bien, comme Ciceron, constances; car ilz disoyent que le sage ne convoitoit pas, mays vouloit; qu'il n'avoit point de liesse, mays de joye; qu'il n'avoit point de crainte, mays de prevoyance et precaution: en sorte qu'il n'estoit esmeu sinon pour la rayson et selon la rayson. Pour cela, ilz nioyent sur tout que l'homme sage peust jamais avoir aucune tristesse, d'autant qu'elle ne regarde que le mal survenu, et que rien n'advient en mal a l'homme sage, puisque nul n'est jamais offencé que par soy mesme, selon leur maxime. Et certes, Theotime, ilz n'eurent pas tort de vouloir qu'il y eust des eupathies et bonnes affections en la partie raysonnable de l'homme, mais ilz eurent tort de dire qu'il n'y avoit point de passions en la partie sensitive et que la tristesse ne touchoit point le cœur de l'homme sage; car, laissant a part que eux mesmes en estoyent troublés, comme il a esté dit, se pourroit-il bien faire que la sagesse nous privast de la misericorde, qui est une vertueuse tristesse laquelle arrive en nos cœurs pour nous porter au desir de delivrer le prochain du mal qu'il endure? Aussi, le plus homme de bien de tout le paganisme, Epictete, ne suivit pas cet erreur, que les passions ne s'eslevassent point en l'homme sage, ainsy que saint Augustin atteste, lequel mesme monstre encores que la dissension des Stoïciens [36] avec les autres philosophes en ce sujet, n'a pas esté qu'une pure dispute de paroles et desbat de langage.

            Or ces affections que nous sentons en nostre partie raysonnable sont plus ou moins nobles et spirituelles selon qu'elles ont leurs objectz plus ou moins relevés, et qu'elles se treuvent en un degré plus eminent de l'esprit: car il y a des affections en nous qui procedent du discours que nous faysons selon l'experience des sens; il y en a d'autres, formees sur le discours tiré des sciences humaines; il y en a encor d'autres qui proviennent des discours faitz selon la foy; et, en fin, il y en a qui ont leur origine du simple sentiment et acquiescement que l'ame fait a la verité et volonté de Dieu.

            Les premieres sont nommees affections naturelles; car, qui est celuy qui ne desire naturellement d'avoir la santé, les provisions requises au vestir et a la nourriture, les douces et aggreables conversations? Les secondes affections sont nommees raysonnables, d'autant qu'elles sont toutes appuyees sur la connoissance spirituelle de la rayson, par laquelle nostre volonté est excitee a rechercher la tranquillité du cœur, les vertus morales, le vray honneur, la contemplation philosophique des choses eternelles. Les affections du troisiesme rang se nomment chrestiennes, parce qu'elles prennent leur naissance des discours tirés de la doctrine de Nostre Seigneur, qui nous fait cherir la pauvreté volontaire, la chasteté parfaitte, la gloire du Paradis. Mais les affections du supreme degré sont nommees divines et surnaturelles, parce que Dieu luy mesme les respand en nos espritz, et qu'elles regardent et tendent en Dieu sans l'entremise d'aucun discours ni d'aucune lumiere naturelle; selon qu'il est aysé de concevoir par ce que nous dirons ci apres des acquiescemens et sentimens qui se prattiquent au sanctuaire de l'ame. Et ces affections surnaturelles sont principalement trois: l'amour de l'esprit envers les beautés des mysteres de la foy, l'amour envers l'utilité des biens qui nous sont promis en l'autre vie, et l'amour envers la souveraine bonté de la tressainte et eternelle Divinité. [37]

 

 

Chapitre VI. Comme l'amour de Dieu domine sur les autres amours

 

            La volonté gouverne toutes les autres facultés de l'esprit humain, mays elle est gouvernee par son amour qui la rend telle qu'il est. Or, entre tous les amours, celuy de Dieu tient le sceptre, et a tellement l'authorité de commander inseparablement unie et propre a sa nature, que s'il n'est le maistre, il cesse d'estre et perit.

            Ismael ne fut point heritier avec Isaac, son frere plus jeune; Esaü fut destiné au service de son frere puisné; Joseph fut adoré, non seulement par ses freres, mays aussi par son pere, et voyre mesme par sa mere, en la personne de Benjamin, ainsy qu'il avoit preveu es songes de sa jeunesse. Ce n'est certes pas sans mystere que les derniers entre ces freres emportent ainsy les advantages sur leurs aisnés. L'amour divin est voyrement le puisné entre toutes les affections du cœur humain; car, comme dit l'Apostre, ce qui est animal est premier, et le spirituel apres; mais ce puisné herite toute l'authorité, et l'amour propre, comme un autre Esaü, est destiné a son service; et non seulement tous les autres mouvemens de l'ame, comme ses freres, l'adorent et luy sont sousmis, mais aussi l'entendement et la volonté, qui luy tiennent lieu de pere et de mere. Tout est sujet a ce celeste amour, qui veut tous-jours estre ou roy ou rien, ne pouvant vivre qu'il ne regne, ni regner si ce n'est souverainement.

            Isaac, Jacob et Joseph furent des enfans surnaturelz; car leurs meres, Sara, Rebecca et Rachel, estans steriles par nature, les conceurent par la grace de la bonté celeste: c'est pourquoy ilz furent establis maistres de leurs freres. Ainsy l'amour sacré est un enfant miraculeux, puisque la volonté humaine ne le peut concevoir si le Saint Esprit ne le respand dans nos cœurs; et, comme surnaturel, il doit presider et regner sur toutes les affections, voire mesme sur l'entendement et la volonté.

            Et, bien qu'il y ait d'autres mouvemens surnaturelz en l'ame, la crainte, la pieté, la force, l'esperance, ainsy que Esaü et Benjamin furent enfans surnaturelz de Rachel et Rebecca, si est-ce que le divin amour est le maistre, l'heritier et le superieur, comme estant filz de la promesse, puisque c'est en sa faveur que le Ciel est promis a l'homme. Le salut est monstré a la foy, il est preparé a l'esperance, mais il n'est donné qu'a la charité: la foy monstre le chemin de la terre promise, comme une colomne de nuee et de feu, c'est a dire claire-obscure; l'esperance nous nourrit de sa manne de suavité; mais la charité nous y introduit, comme l'Arche de l'alliance qui nous fait le passage au Jourdain, c'est a dire au jugement, et qui demeurera au milieu du peuple en la terre celeste, promise aux vrays Israëlites, en laquelle ni la colomne de la foy ne sert plus de guide, ni on ne se repaist plus de la manne d'esperance.

            Le saint amour fait son sejour sur la plus haute et relevee region de l'esprit, ou il fait ses sacrifices et holocaustes a la Divinité, ainsy qu'Abraham fit le sien, et que Nostre Seigneur s'immola sur le coupeau au mont Calvaire; affin que, d'un lieu si relevé, il soit ouy et obei par son peuple, c'est a dire par toutes les facultés et affections de l'ame, qu'il gouverne avec une douceur nompareille; car l'amour n'a point de forçatz ni d'esclaves, ains reduit toutes choses a son obeissance avec une force si delicieuse, que, comme rien n'est si fort que l'amour, aussi rien n'est si aymable que sa force.

            Les vertus sont en l'ame pour moderer ses mouvemens, et la charité, comme premiere de toutes les vertus, les regit et tempere toutes, non seulement [39] parce que «le premier en chaque espece des choses sert de regle et mesure a tout le reste,» mais aussi parce que Dieu, ayant creé l'homme a son image et semblance, veut que, comme en luy, tout y soit ordonné par l'amour et pour l'amour.

 

 

Chapitre VII. Description de l'amour en général

 

            La volonté a une si grande convenance avec le bien, que tout aussi tost qu'elle l'apperçoit elle se tourne de son costé pour se complaire en iceluy, comme en son objet tres aggreable, auquel elle est si estroittement alliee que mesme l'on ne peut declarer sa nature que par le rapport qu'elle a avec iceluy, non plus qu'on ne sçauroit monstrer la nature du bien que par l'alliance qu'il a avec la volonté. Car je vous prie, Theotime, qu'est ce que le bien sinon ce que chacun veut? et qu'est ce que la volonté sinon la faculté qui porte et fait tendre au bien, ou a ce qu'elle estime tel? La volonté donques appercevant et sentant le bien par l'entremise de l'entendement qui le luy represente, ressent a mesme tems une soudaine delectation et complaisance en ce rencontre, qui l'esmeut et incline, doucement mays puissamment, vers cet object aymable, [40] affin de s'unir a luy; et pour parvenir a cette union, elle luy fait chercher tous les moyens plus propres.

            La volonté donq a une convenance tres estroitte avec le bien; cette convenance produit la complaysance que la volonté ressent a sentir et appercevoir le bien; cette complaisance esmeut et pousse la volonté au bien; ce mouvement tend a l'union, et en fin, la volonté esmeüe et tendante a l'union cherche tous les moyens requis pour y parvenir, Certes, a parler generalement, l'amour comprend tout cela ensemblement, comme un bel arbre, duquel la racine est la convenance de la volonté au bien, le pied en est la complaysance, son tige c'est le mouvement; les recherches, poursuites et autres effortz en sont les branches, mais l'union et jouissance en est le fruit. Ainsy l'amour semble estre composé de ces cinq principales parties, sous lesquelles une quantité d'autres petites pieces sont contenues, comme nous verrons a la suite de l'œuvre.

            Considerons, de grace, la prattique d'un amour insensible entre l'aymant et le fer; car c'est la vraye image de l'amour sensible et volontaire duquel nous parlons. Le fer donques a une telle convenance avec l'aymant, qu'aussi tost qu'il en apperçoit la vertu il se retourne devers luy; puis il commence soudain a se remuer et demener par des petitz tressaillemens, tesmoignant en cela la complaisance qu'il ressent, en suite [41] de laquelle il s'avance et se porte vers l'aymant, cherchant tous les moyens qu'il peut pour s'unir avec iceluy. Ne voyla pas toutes les parties d'un vif amour bien representees en ces choses inanimees?

            Mais en fin pourtant, Theotime, la complaysance et le mouvement ou escoulement de la volonté en la chose aymable est, a proprement parler, l'amour; en sorte neanmoins que la complaysance ne soit que le commencement de l'amour, et le mouvement ou escoulement du cœur qui s'en ensuit soit le vray amour essentiel. Si que l'un et l'autre peut estre voirement nommé amour, mais diversement: car, comme l'aube du jour peut estre appellee jour, aussi cette premiere complaisance du cœur en la chose aymee peut estre nommee amour, parce que c'est le premier ressentiment de l'amour; mais comme le vray cœur du jour se prend des la fin de l'aube jusques au soleil couché, aussi la vraye essence de l'amour consiste au mouvement et escoulement du cœur, qui suit immediatement la complaysance et se termine a l'union. Bref, la complaysance est le premier esbranlement ou la premiere esmotion que le bien fait en la volonté; et cette esmotion est suivie du mouvement et escoulement par lequel la volonté s'avance et s'approche de la chose aymee, qui est le vray et propre amour. Disons ainsy: le bien empoigne, saisit et lie le cœur par la complaysance, mays par l'amour il le tire, conduit et amene a soy; par la complaysance il le fait sortir, mays par l'amour il luy fait faire le chemin et le voyage; la complaysance c'est le resveil du cœur, mays l'amour en est l'action; la complaysance le fait lever, mays l'amour le fait marcher; le cœur estend ses [42] aisles par la complaysance, mais l'amour est son vol. L'amour donques, a parler distinctement et precisement, n'est autre chose que le mouvement, escoulement et avancement du cœur envers le bien.

            Plusieurs grans personnages ont creu que l'amour n'estoit autre chose que la mesme complaysance, en quoy ilz ont eu beaucoup d'apparence de rayson; car non seulement le mouvement d'amour prend son origine de la complaysance que le cœur ressent a la premiere rencontre du bien, et aboutit a une seconde complaysance qui revient au cœur par l'union a la chose aymee, mais, outre cela, il tient sa conservation de la complaysance, et ne peut vivre que par elle, qui est sa mere et sa nourrice, si que soudain que la complaisance cesse, l'amour cesse. Et comme l'abeille naissant dedans le miel, se nourrit du miel et ne vole que pour le miel, ainsy l'amour naist de la complaysance, se maintient par la complaysance et tend a la complaysance. Le poids des choses les esbranle, les meut et les arreste: c'est le poids de la pierre qui luy donne l'esmotion et le bransle a la descente, soudain que les empeschemens luy sont ostés; c'est le mesme poids qui luy fait continuer son mouvement en bas; et c'est en fin le mesme poids encores qui la fait arrester et accoiser quand elle est arrivee en son lieu. Ainsy est ce de la complaysance qui esbranle la volonté: c'est elle qui la meut, et c'est elle qui la fait reposer en la chose aymee, quand elle s'est unie a icelle. Ce mouvement d'amour estant donq ainsy dependant de la complaysance, en sa naissance, conservation et perfection, et se treuvant tous-jours inseparablement conjoint avec icelle, ce n'est pas merveille si ces grans espritz ont estimé que l'amour et la complaisance fussent une mesme chose, bien qu'en verité, l'amour estant une vraye passion de l'ame, il [43] ne peut estre la simple complaysance, mais faut qu'il soit le mouvement qui proceded'icelle.

            Or, ce mouvement causé par la complaysance dure jusques a l'union ou jouissance. C'est pourquoy, quand il tend a un bien present il ne fait autre chose que de pousser le cœur, le serrer, joindre et appliquer a la chose aymee, de laquelle par ce moyen il jouit; et lhors on l'appelle amour de complaysance parce que soudain qu'il est né de la premiere complaysance, il se termine a l'autre seconde, qu'il reçoit en l'union de son objet present. Mais quand le bien devers lequel le cœur s'est retourné, incliné et esmeu, se treuve esloigné, absent ou futur, ou que l'union ne se peut pas encor faire si parfaittement qu'on pretend, alhors le mouvement d'amour par lequel le cœur tend, s'avance et aspire a cet objet absent, s'appelle proprement desir; car le desir n'est autre chose que l'appetit, convoitise ou cupidité des choses que nous n'avons pas, et que neanmoins nous pretendons d'avoir.

            Il y a encor certains mouvemens d'amour par lesquelz nous desirons les choses que nous n'attendons ni pretendons nullement, comme quand nous disons: Que ne suis-je maintenant en Paradis! je voudrois estre roy; pleust a Dieu que je fusse plus jeune; a la mienne volonté que je n'eusse jamais peché, et semblables choses. Or, ce sont des desirs, mais desirs imparfaitz lesquelz, ce me semble, a proprement parler s'appellent souhaitz: et de fait, telles affections ne s'expriment pas comme les desirs; car quand nous exprimons nos vrays desirs, nous disons: je desire, [44] mays quand nous exprimons nos desirs imparfaitz, nous disons: je desirerois, ou, je voudrois. Nous pouvons bien dire: je desirerois d'estre jeune, mais nous ne dirons pas: je desire d'estre jeune, puisque cela n'est pas possible. Et ce mouvement s'appelle souhait, ou, comme disent les Scholastiques, velleité, qui n'est autre chose qu'un commencement de vouloir lequel n'a point de suite; d'autant que la volonté voyant qu'elle ne peut atteindre a cet objet a cause de l'impossibilité ou de l'extreme difficulté, elle arreste son mouvement et le termine en cette simple affection de souhait, comme si elle disoit: Ce bien que je voy et auquel je ne puis pretendre, m'est a la verité fort aggreable; et bien que je ne le puis vouloir ni esperer, si est ce que, si je le pouvois vouloir ou desirer, je le desirerois ou voudrois volontier. Bref, ces souhaitz ou velleités ne sont autre chose qu'un petit amour qui se peut appeller amour de simple approbation, parce que, sans aucune pretention, l'ame aggree le bien qu'elle connoist, et, ne le pouvant desirer en effect, elle proteste qu'elle le desireroit volontier et que vrayement il est desirable.

            Ce n'est pas encor tout, Theotime, car il y a des desirs et souhaitz qui sont encor plus imparfaitz que ceux que nous venons de dire, d'autant que leur mouvement n'est pas arresté par l'impossibilité ou extreme difficulté, mais par la seule incompatibilité qu'ilz ont avec des autres desirs ou vouloirs plus puissans; comme quand un malade desire de manger des potirons ou melons, et quoy qu'il en ait a son commandement, il ne veut neanmoins pas en manger, parce qu'il craint d'empirer son mal: car qui ne voici deux desirs en cet [45] homme, l'un de manger des potirons, et l'autre de guerir? mays parce que celuy de guerir est plus grand, il estouffe et suffoque l'autre, l'empeschant de produire aucun effect. Jephté souhaitoit de conserver sa fille, mays parce que cela estoit incompatible avec le desir d'observer son vœu, il voulut ce qu'il ne souhaitoit pas, qui estoit de sacrifier sa fille, et souhaita ce qu'il ne voulut pas, qui estoit de conserver sa fille. Pilate et Herodes souhaitoyent de delivrer, l'un le Sauveur, l'autre le Precurseur; mais parce que ces souhaitz estoyent incompatibles, l'un avec le desir de complaire aux Juifz et a Cesar, l'autre a Herodias et a sa fille, ce furent des souhaitz vains et inutiles. Or, a mesure que les choses incompatibles avec ce qui est souhaité sont moins aymables, les souhaitz sont plus imparfaitz, puisqu'ilz sont arrestés et comme estouffés par des si foibles contraires: ainsy le souhait que Herodes eut de ne point faire mourir saint Jean fut plus imparfait que celuy que Pilate avoit de delivrer Nostre Seigneur; car celuy ci craignoit la calomnie et l'indignation du peuple et de Cesar, et celuy la de contrister une seule femme. Et ces souhaitz, qui sont arrestés non point par l'impossibilité mais par l'incompatibilité qu'ilz ont avec des plus puissans desirs, s'appellent voirement souhaitz et desirs, mais souhaitz vains, suffoqués et inutiles. Selon les souhaitz des choses impossibles, nous disons: je souhaitte, mais je ne puis; et selon les souhaitz des choses possibles, nous disons: je souhaitte, mais je ne veux pas. [46]

 

 

Chapitre VIII. Quelle est la convenance qui excite l'amour

 

            Nous disons que l'œil void, l'oreille entend, la langue parle, l'entendement discourt, la memoyre se resouvient et la volonté ayme: mais nous sçavons bien toutefois que c'est l'homme, a proprement parler, qui, par diverses facultés et differens organes, fait toute cette varieté d'operations. C'est donq aussi l'homme qui, par la faculté affective que nous appelions volonté, tend et se complait au bien, et qui a cette grande convenance avec iceluy, laquelle est la source et origine de l'amour. Or, ceux la n'ont pas bien rencontré qui ont creu que la ressemblance estoit la seule convenance qui produisoit l'amour; car qui ne sçait que les viellars les plus sensés ayment tendrement et cherement les petitz enfans, et sont reciproquement aymés d'eux; que les sçavans ayment les ignorans, pourveu [47] qu'ilz soyent dociles, et les malades, leurs medecins? Que si nous pouvons tirer quelqu'argument de l'image d'amour qui se void es choses insensibles, quelle ressemblance peut faire tendre le fer a l'aymant? un aymant n'a-il pas plus de ressemblance avec un autre aymant ou avec une autre pierre, qu'avec le fer qui est d'un genre tout différent? Et bien que quelques uns, pour reduire toutes les convenances a la ressemblance, asseurent que le fer tire le fer, et l'aymant tire l'aymant, si est ce qu'ilz ne sçauroyent rendre rayson pourquoy l'aymant tire plus puyssamment le fer, que le fer ne tire le fer mesme. Mais, je vous prie, quelle similitude y a-il entre la chaux et l'eau, ou bien entre l'eau et l'esponge? et neanmoins, la chaux et l'esponge prennent l'eau avec une avidité non pareille, et tesmoignent envers elle un amour insensible extraordinaire. Or, il en est de mesme de l'amour humain, car il se prend quelquefois plus fortement entre des personnes de contraires qualités, qu'entre celles qui sont fort semblables.

La convenance donq qui cause l'amour ne consiste pas tous-jours en la ressemblance, mais en la proportion, rapport ou correspondance de l'amant a la chose aymee: car ainsy ce n'est pas la ressemblance qui rend aymable le medecin au malade, ains la correspondance de la necessité de l'un avec la suffisance de l'autre, d'autant que l'un a besoin du secours que l'autre peut donner; comme aussi le medecin ayme le malade, et le sçavant son apprentif, parce qu'ilz peuvent exercer leurs facultés sur eux. Les viellars ayment les enfans, [49] non point par simpathie, mais d'autant que l'extreme simplicité, foiblesse et tendreté des uns rehausse et fait mieux paroistre la prudence et asseurance des autres; et cette dissemblance est aggreable: au contraire, les petitz enfans ayment les viellars parce qu'ilz les voyent amusés et embesoignés d'eux, et que, par un sentiment secret, ilz connoissent qu'ilz ont besoin de leur conduite. Les accors de musique se font en la discordance, par laquelle les voix dissemblables se correspondent, pour toutes ensemble faire un seul rencontre de proportion; comme la dissemblance des pierres precieuses et des fleurs fait l'aggreable composition de l'esmail et de la diapreure. Ainsy l'amour ne se fait pas tous-jours par la ressemblance et simpathie, ains par la correspondance et proportion, qui consiste en ce que par l'union d'une chose a une autre elles puissent recevoir mutuellement de la perfection et devenir meilleures. La teste, certes, ne ressemble pas au cors, ni la main au bras, mais neanmoins, ces choses ont une si grande correspondance et joignent si proprement l'une a l'autre, que par leur mutuelle conjonction elles s'entreperfectionnent excellemment: c'est pourquoy, si ces parties-la avoyent chacune une ame distincte, [49] elles s'entr'aymeroyent parfaittement, non point par ressemblance, car elles n'en ont point ensemble, mays pour la correspondance qu'elles ont a leur mutuelle perfection. En cette sorte, les melancholiques et les joyeux, les aigres et les doux s'entr'ayment quelquefois reciproquement, pour les mutuelles impressions qu'ilz reçoivent les uns des autres, au moyen desquelles leurs humeurs sont mutuellement moderees.

            Mais quand cette mutuelle correspondance est conjointe avec la ressemblance, l'amour sans doute s'engendre bien plus puissamment; car la similitude estant la vraye image de l'unité, quand deux choses semblables s'unissent par correspondance a mesme fin, il semble que ce soit plustost unité qu'union.

            La convenance donq de l'amant a la chose aymee est la premiere source de l'amour, et cette convenance consiste en la correspondance, qui n'est autre chose que le mutuel rapport qui rend les choses propres a s'unir pour s'entrecommuniquer quelque perfection. Mais cecy s'entendra de mieux en mieux par le progres du discours.

 

 

Chapitre IX. Que l’amour tend a l’union

 

            Le grand Salomon descrit d'un air delicieusement admirable les amours du Sauveur et de l'ame devote, en ce divin ouvrage que pour son excellente suavite on appelle le Cantique des Cantiques. Et pour nous [50] eslever plus doucement a la consideration de cet amour spirituel qui s'exerce entre Dieu et nous, par la correspondance des mouvemens de nos cœurs avec les inspirations de sa divine Majesté, il employe une perpetuelle representation des amours d'un chaste berger et d'une pudique bergere. Or, faysant parler l'Espouse la premiere, comme par maniere d'une certaine surprise d'amour, il luy fait faire d'abord cet eslancement: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche! Voyes vous, Theotime comme l'ame en la personne de cette bergere ne pretend, par le premier souhait qu'elle exprime, qu'une chaste union avec son Espoux, comme protestant que c'est l'unique fin a laquelle elle aspire et pour laquelle elle respire; car, je vous prie, que veut dire autre chose ce premier souspir: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche?

            Le bayser de tout tems, comme par instinct naturel, a esté employé pour representer l'amour parfait, c'est a dire l'union des cœurs, et non sans cause. Nous faisons sortir et paroistre nos passions et les mouvemens que nos ames ont communs avec les animaux, en nos yeux, es sourcilz, au front et en tout le reste du visage. On connoist l'homme au visage, dit l'Escriture; et Aristote, rendant rayson de ce que a l'ordinaire on ne peint sinon la face des grans hommes, «c'est d'autant,» dit-il, «que le visage monstre qui nous sommes.»

            Mays pourtant, nous ne respandons nos discours ni les pensees qui procedent de la portion spirituelle de nos ames, que nous appelions rayson et par laquelle nous sommes differens d'avec les animaux, sinon par nos paroles et par consequent par le moyen de la bouche; si que verser son ame, et respandre son cœur, n'est autre chose que parler. Versés devant Dieu vos cœurs, dit le Psalmiste, c'est a dire, exprimés [51] et prononcés les affections de vostre cœur par paroles; et la devote mere de Samuel, prononçant ses prieres, quoy que si bellement qu'a peyne voyoit-on le mouvement de ses levres: J'ay respandu, dit elle, mon ame devant Dieu. En cette sorte on applique une bouche a l'autre quand on se bayse, pour tesmoigner qu'on voudroit verser les ames l'une dedans l'autre reciproquement, pour les unir d'une union parfaitte; et pour cela en tout tems et entre les plus saintz hommes du monde, le bayser a esté le signe de l'amour et dilection. Ainsy fut il employé universellement entre les premiers Chrestiens, comme le grand saint Paul tesmoigne quand il dit aux Romains et Corinthiens: Salues vous mutuellement les uns les autres par le saint bayser; et, comme plusieurs tesmoignent, Judas, en la prise de Nostre Seigneur, employa le bayser pour le faire connoistre, parce que ce divin Sauveur baysoit ordinairement ses disciples quand il les rencontroit, et non seulement ses disciples, mais aussi les petitz enfans qu'il prenoit amoureusement entre ses bras, comme il fit celuy par la comparayson duquel il invita si solemnellement ses disciples a la charité du prochain, que plusieurs estiment avoir esté saint Martial, comme l'Evesque Jansenius le rapporte.

            Ainsy donq le bayser estant la vive marque de l'union des cœurs, l'Espouse qui ne pretend en toutes ses poursuites que d'estre unie avec son Bienaymé, Qu'il me bayse, dit-elle, d'un bayser de sa bouche; comme si elle s'escrioit: Tant de souspirs et de traitz enflammés que mon amour jette incessamment, n'impetreront-ilz jamais ce que mon ame desire? Je cours, hé, n'atteindray-je jamais au prix pour lequel je m'eslance, qui est d'estre unie cœur a cœur, esprit a esprit avec mon Dieu, mon Espoux et ma vie? Quand sera-ce que je respandray mon ame dans son cœur, et qu'il versera [52] son cœur dedans mon ame, et qu'ainsy heureusement unis, nous vivrons inseparables!

            Quand l'Esprit divin veut exprimer un amour parfait, il employe presque tous-jours les paroles d'union et de conjonction: En la multitude des croyans, dit saint Luc, il n'y avoit qu'un cœur et qu'une ame; Nostre Seigneur pria son Pere pour tous les fideles affin qu'ilz fussent tous une mesme chose; saint Paul nous advertit que nous soyons soigneux de conserver unité d'esprit par l'union de la paix. Ces unités de cœur, d'ame et d'esprit signifient la perfection de l'amour, qui joint plusieurs ames en une: ainsy est il dit, que l'ame de Jonathas estoit collee a l'ame de David, c'est a dire, comme l'Escriture adjouste, il ayma David comme son ame propre. Le grand Apostre de France, tant selon son sentiment que rapportant celuy de son Hierotee, escrit, je pense, cent fois en un seul chapitre des Noms divins, que l'amour est unifique, unissant, ramassant, resserrant, recueillant et rapportant les choses a l'unité. Saint Gregoire de Nazianze et saint Augustin disent que leurs amis avec eux n'avoyent qu'une ame; et Aristote, appreuvant des-ja de son tems cette façon de parler: «Quand,» dit il, «nous voulons exprimer combien nous aymons nos amis, nous disons: l'ame de celuy ci et mon ame n'est qu'une.» La haine nous separe, et l'amour nous assemble: la fin donques de l'amour n'est autre chose que l'union de l'amant a la chose aymee. [53]

 

 

Chapitre X. Que l'union a laquelle l'amour pretend est spirituelle

 

            Il faut pourtant prendre garde qu'il y a des unions naturelles, comme celle de ressemblance, consanguinité et de la cause avec son effect, et d'autres, lesquelles, n'estans pas naturelles, peuvent estre dites volontaires, car bien qu'elles soyent selon la nature, elles ne se font neanmoins que par nostre volonté; comme celle qui prend son origine des bienfaitz, qui unissent indubitablement celuy qui les reçoit a celuy qui les fait, celle de la conversation et compaignie, et autres semblables. Or, quand l'union est naturelle, elle produit l'amour, et l'amour qu'elle produit nous porte a une nouvelle union volontaire qui perfectionne la naturelle: ainsy le pere et le filz, la mere et la fille, ou deux freres, estans naturellement unis par la communication d'un mesme sang, sont excités par cette union a l'amour, et par l'amour sont portés a une union de volonté et d'esprit qui peut estre dite volontaire, d'autant qu'encor que son fondement soit naturel, son action neanmoins est deliberee; et en ces amours produitz par l'union naturelle, il ne faut point chercher d'autre correspondance que celle de l'union mesme, par laquelle la nature prevenant la volonté, l'oblige d'appreuver, aymer et perfectionner l'union qu'elle a [54] des-ja faitte. Mays quant aux unions volontaires, elles sont posterieures a l'amour en effect, et causes neanmoins d'iceluy comme sa fin et pretention unique: en sorte que, comme l'amour tend a l'union, ainsy l'union estend bien souvent et aggrandit l'amour; car l'amour fait chercher la conversation, et la conversation nourrit souvent et accroist l'amour; l'amour fait desirer l'union nuptiale, et cette union reciproquement conserve et dilate l'amour: si que il est vray en tous sens que l'amour tend a l'union.

            Mais a quelle sorte d'union tend-il? N'aves-vous pas remarqué, Theotime, que l'Espouse sacree exprime son souhait d'estre unie avec son Espoux, par le bayser, et que le bayser represente l'union spirituelle qui se fait par la reciproque communication des ames? Certes, c'est l'homme qui ayme, mais il ayme par la volonté, et partant, la fin de son amour est de la nature de sa volonté: mais sa volonté est spirituelle, c'est pourquoy l'union que son amour pretend est aussi spirituelle; d'autant plus que le cœur, siege et source de l'amour, non seulement ne seroit pas perfectionné par l'union qu'il auroit aux choses corporelles, mays en seroit avili. Ce n'est pas, Theotime, qu'il n'y ait quelque sorte de passions en l'homme lesquelles, comme le guy vient sur les arbres par maniere d'excrement et de surcroissance, naissent aussi bien souvent parmi l'amour et autour de l'amour; mais neanmoins elles ne sont pas ni l'amour ni partie de l'amour, ains sont des excremens et superfluités d'iceluy, lesquelles non seulement ne sont pas prouffitables pour maintenir ou perfectionner l'amour, mais au contraire l'endommagent grandement, l'affoiblissent, et en fin finale, si on ne les retranche, le ruinent tout a fait; dequoy voyci la rayson.

            A mesure que nostre ame s'employe a plus d'operations [55], ou de mesme sorte ou de diverse sorte, elle les fait moins parfaitement et vigoureusement; parce que, estant finie, sa vertu d'agir l'est aussi, si que, fournissant son activeté a diverses operations, il est force que chacune d'icelles en ayt moins. Ainsy les hommes attentifs a plusieurs choses, le sont moins a chacune d'icelles: on ne sçauroit exactement considerer les traitz d'un visage par la veüe, et a mesme tems exactement escouter l'harmonie d'une excellente musique; ni en un mesme tems estre attentif a la figure et a la couleur; si nous sommes affectionnés a parler, nous ne saurions avoir attention a autre chose.

            Ce n'est pas que je ne sache ce qu'on dit de Cesar, et que je ne croye ce que tant de grans personnages ont asseuré d'Origene, que leur attention pouvoit a mesme tems s'appliquer a plusieurs objetz; mais pourtant, chacun confesse qu'a mesure qu'ilz l'appliquoyent a plus d'objetz, elle estoit moindre en chacun d'iceux. Il y a donq de la difference entre voir, ouyr, ou sçavoir plus, et voir, ouyr, ou sçavoir mieux; car qui void mieux void moins, et qui void plus ne void pas si bien. Il est rare que ceux qui sçavent beaucoup, sçachent bien ce qu'ilz sçavent, parce que la vertu et force de l'entendement espanchee en la connoissance de plusieurs choses, est moins forte et vigoureuse que quand elle est ramassee a la consideration d'un seul objet. Quand donq l'ame employe sa vertu affective a diverses sortes d'operations amoureuses, il est force que son action ainsy divisee soit moins vigoureuse et parfaite. Nous avons trois sortes d'actions amoureuses: les spirituelles, les raysonnables et les sensuelles; quand l'amour escoule sa force par toutes ces trois operations, il est sans doute plus estendu, mais moins tendu, et quand il ne s'escoule que par une sorte d'operation, il est plus tendu, quoy que moins estendu. Ne voyons-nous pas que le feu, symbole de l'amour, forcé de sortir par la seule bouche du canon, fait un esclat prodigieux, qu'il feroit beaucoup moindre s'il avoit ouverture par deux ou par trois endroitz? Puis donq que l'amour est [56] un acte de nostre volonté, qui le veut avoir non seulement noble et genereux, mais fort, vigoureux et actif, il en faut retenir la vertu et la force dans les limites des operations spirituelles; car qui voudroit l'appliquer aux operations de la partie sensible ou sensitive de nostre ame, il affoibliroit d'autant les operations intellectuelles, esquelles, toutefois, consiste l'amour essentiel.

            Les philosophes anciens ont reconneu qu'il y avoit deux sortes d'extases, dont l'une nous portoit au dessus de nous mesmes, et l'autre nous ravaloit au dessous de nous mesmes: comme s'ilz eussent voulu dire que l'homme estoit d'une nature moyenne entre les Anges et les bestes, participant de la nature angelique en sa partie intellectuelle et de la nature bestiale en sa partie sensitive; et que neanmoins il pouvoit, par l'exercice de sa vie et par un continuel soin de soy mesme, s'oster et deloger de cette moyenne condition; d'autant que, s'appliquant et exerçant beaucoup aux actions intellectuelles, il se rendoit plus semblable aux Anges qu'il ne l'estoit aux bestes; que s'il s'appliquoit beaucoup aux actions sensuelles, il descendoit de sa moyenne condition et s'approchoit de celle des bestes: et parce que l'extase n'est autre chose que la sortie qu'on fait de soy mesme, de quel costé que l'on en sorte on est vrayement en extase. Ceux donques qui, touchés des voluptés divines et intellectuelles, laissent ravir leur cœur aux sentimens d'icelles, sont voirement hors d'eux mesmes, c'est a dire au dessus de la condition de leur nature; mais par une bienheureuse et desirable sortie, par laquelle, entrans en un estat plus noble et relevé, ilz sont autant anges par l'operation de leur ame, [57] comme ilz sont hommes par la substance de leur nature, et doivent estre ditz ou anges humains ou hommes angeliques. Au contraire, ceux qui, allechés des playsirs sensuelz, appliquent leurs ames a la jouissance d'iceux, ilz descendent de leur moyenne condition a la plus basse des bestes brutes, et meritent autant d'estre appellés brutaux par leurs operations comme ilz sont hommes par leur nature: malheureux, en ce qu'ilz ne sont hors d'eux mesmes que pour entrer en une condition infiniment indigne de leur estat naturel.

            Or, a mesure que l'extase est plus grande, ou au dessus de nous ou au dessous de nous, plus elle empesche nostre ame de retourner a soy mesme et de faire les operations contraires a l'extase en laquelle elle est. Ainsy ces hommes angeliques qui sont ravis en Dieu et aux choses celestes, perdent tout a fait, tandis que leur extase dure, l'usage et l'attention des sens, le mouvement et toutes actions exterieures, parce que leur ame, pour appliquer sa vertu et activeté plus entierement et attentivement a ce divin object, la retire et ramasse de toutes ses autres facultés, pour la contourner de ce costé la. Et de mesme les hommes brutaux, ravis en la volupté sensuelle, et particulierement quand c'est en celle du sens general, perdent tout a fait l'usage et l'attention de la rayson et de l'entendement, parce que leur miserable ame, pour sentir plus entierement et attentivement l'object brutal, se divertit des operations spirituelles, pour s'enfoncer et convertir du tout aux bestiales et brutales; imitans en cela mystiquement, les uns, Helie, ravi en haut sur le char enflammé entre les Anges, et les autres, Nabuchodonosor, abruti et ravalé au rang des bestes farouches.

            Maintenant je dis que, quand l'ame prattique l'amour par les actions sensuelles et qui la portent au dessous de soy, il est impossible qu'elle n'affoiblisse d'autant [58] plus l'exercice de l'amour superieur; de sorte que, tant s'en faut que l'amour vray et essentiel soit aydé et conservé par l'union a laquelle l'amour sensuel tend, qu'au contraire il s'affoiblit, se dissipe et perit par icelle. Les bœufs de Job labouroyent la terre, tandis que les asnes inutiles paissoyent autour d'eux, mangeans les pasturages deus aux bœufs qui travaillovent: tandis que la partie intellectuelle de nostre ame travaille a l'amour honneste et vertueux, sur quelque objet qui en est digne, il arrive souvent que les sens et facultés de la partie inferieure tendent a l'union qui leur est propre et leur sert de pasture; bien que l'union ne soit deüe qu'au cœur et a l'esprit, qui seul aussi peut produire le vray et substantiel amour.

            Helisee, ayant gueri Naaman le Syrien, se contenta de l'avoir obligé, refusant au reste son or, son argent et les meubles qu'il luy avoit offert; mais Giesi, cet infïdele serviteur, courant apres iceluy, demanda et prit, outre le gré de son maistre, ce qu'il avoit refusé: l'amour intellectuel et cordial, qui est certes, ou doit estre, le maistre en nostre ame, refuse toutes sortes d'unions corporelles et sensuelles, et se contente en la simple bienveuillance; mais les puissances de la partie sensitive, qui sont ou doivent estre les servantes de l'esprit, demandent, cherchent et prennent ce qui a esté refusé par la rayson, et, sans prendre permission d'icelle, s'avancent a vouloir faire leurs unions abjectes et serviles, deshonnorans, comme Giesi, la pureté de l'intention de leur maistre qui est l'esprit; et a mesure que l'ame se convertit a tells [59] unions grossieres et sensibles, elle se divertit de l'union delicate, intellectuelle et cordiale.

            Vous voyés donques bien, Theotime que ces unions qui regardent les complaysances et passions animales, non seulement ne servent de rien a la production et conservation de l'amour, mais luy sont grandement nuisibles et l'affoiblissent extremement: aussi, quand l'inceste Ammon, qui pasmoit et perissoit d'amour pour Thamar, eut passé jusques aux unions sensuelles et brutales, il fut tellement privé de l'amour cordial, qu'onques plus il ne la peut voir, et la poussa indignement dehors, violant aussi cruellement le droit de l'amour comme il avoit violé impudemment celuy du sang.

            Le basilique, le romarin, la marjoleine, l'hysope, le clou de girofle, la cannelle, la noix muscade, les citrons et le musc, mis ensemble et demeurans en cors, rendent voirement une odeur bien aggreable par le meslange de leur bonne senteur; mays non pas a beaucoup pres de ce que fait l'eau qui en est distillee, en laquelle les suavités de tous ces ingrediens, separees de leur cors, se meslent beaucoup plus excellemment, s'unissans en une tres parfaite odeur qui penetre bien plus l'odorat qu'elles ne feroient pas, si avec elle et son eau les cors des ingrediens se treuvoyent conjointz et unis. Ainsy l'amour se peut bien treuver es unions des puissances sensuelles meslees avec les unions des puissances intellectuelles, mais non jamais si excellemment comme il fait lhors que les seulz espritz et courages, separés de toutes affections corporelles, jointz ensemble, font l'amour pur et spirituel; car l'odeur des affections ainsy meslees, est non seulement plus suave et meilleure, mays plus vive, plus active et plus solide. [60]

            Il est vray que plusieurs, ayans l'esprit grossier, terrestre et vil, estiment la valeur de l'amour comme celle des pieces d'or, desquelles les plus grosses et pesantes sont les meilleures et plus recevables; car ainsy leur est-il advis que l'amour brutal soit plus fort, parce qu'il est plus violent et turbulent; plus solide, parce qu'il est grossier et terrestre; plus grand, parce qu'il est plus sensible et farouche: mais au contraire, l'amour est comme le feu, duquel plus la matiere est delicate, aussi les flammes en sont plus claires et belles, et lesquelles on ne sçauroit mieux esteindre qu'en les deprimant et couvrant de terre; car de mesme, plus le sujet de l'amour est relevé et spirituel, plus ses actions sont vives, subsistantes et permanentes, et ne sçauroit-on mieux ruiner l'amour que de l'abbaisser aux unions viles et terrestres. «Il y a cette difference,» comme dit saint Gregoire, «entre les playsirs spirituelz et les corporelz: que les corporelz donnent du desir avant qu'on les ayt, et du desgoust quand on les a; mais les spirituelz, au contraire, donnent du desgoust avant qu'on les ayt, et du playsir quand on les a.» Si que l'amour animal, qui pretend par l'union qu'il fait a la chose aymee de combler et perfectionner sa complaisance, treuvant qu'au contraire il la destruit en la terminant, demeure grandement desgousté de telle union: qui a fait dire au grand Philosophe, que presque tout animal, apres la jouissance de son plus ardent et pressant playsir corporel, demeuroit triste, morne et estonné, comme un [61] marchand qui, ayant pensé gaigner beaucoup, se treuve trompé et engagé dans une rude perte; ou au contraire, l'amour intellectuel treuvant en l'union qu'il fait a son objet plus de contentement qu'il n'avoit esperé, y perfectionnant sa complaisance, il la continue en s'unissant et s'unit tous-jours plus en la continuant.

 

 

Chapitre XI. Qu'il y a deux portions en l'ame, et comment

 

            Nous n'avons qu'une ame, Theotime, et laquelle est indivisible ; mais en cette ame il y a divers degrés de perfection, car elle est vivante, sensible et raysonnable, et selon ces divers degrés elle a aussi diversité de proprietés et inclinations, par lesquelles elle est portee a la fuite ou a l'union des choses. Car premierement, comme nous voyons que la vigne hait, par maniere de dire, et fuit les choux, en sorte qu'ilz s'entrenuisent l'un a l'autre, et qu'au contraire elle se plaist. avec l'olivier; ainsy voyons-nous que naturellement il y a contrarieté entre l'homme et le serpent, en sorte que la seule salive de l'homme qui est a jeun fait mourir le serpent, et que, au contraire, l'homme et la brebis ont une merveilleuse convenance et se plaisent l'un avec l'autre. Or cette inclination ne procede d'aucune connoissance que l'un ait de la nuisance de son contraire ou de l'utilité de celuy avec lequel il a convenance, ains seulement d'une proprieté [62] occulte et secrette, qui produit cette contrarieté et antipathie insensible, comme aussi la complaysance et simpathie.

            Secondement, nous avons en nous l'appetit sensitif, par le moyen duquel nous sommes portés a la recherche et a la fuite de plusieurs choses, par la connoissance sensitive que nous en avons; tout ainsy comme les animaux, desquelz les uns appetent une chose et les autres une autre, selon la connoissance qu'ilz ont qu'elle leur est convenable ou non: et en cet appetit reside, ou d'iceluy provient l'amour que nous appelions sensuel ou brutal, qui, a proprement parler, ne doit neanmoins pas estre appellé amour, ains simplement appetit.

            En troisiesme lieu, entant que nous sommes raysonnables, nous avons une volonté par laquelle nous sommes portés a la recherche du bien, selon que nous le connoissons ou jugeons estre tel par le discours. Or, en nostre ame entant qu'elle est raysonnable, nous remarquons manifestement deux degrés de perfection, que le grand saint Augustin, et apres luy tous les docteurs, ont appellé deux portions de l'ame, l'inferieure et la superieure: desquelles celle la est dite inferieure, qui discourt et fait ses consequences selon ce qu'elle apprend et experimente par les sens; et celle la est dite superieure, qui discourt et fait ses consequences selon la connoissance intellectuelle, qui n'est point fondee sur l'experience des sens, ains sur le discernement et jugement de l'esprit; aussi cette portion superieure est appellee communement esprit et partie mentale de l'ame, comme l'inferieure est ordinairement appellee le sens ou sentiment, et rayson humaine.

            Or, cette portion superieure peut discourir selon deux sortes de lumieres: ou bien selon la lumiere naturelle, comme ont fait les philosophes et tous ceux qui ont discouru par science; ou selon la lumiere surnaturelle, comme font les theologiens et chrestiens, entant qu'ilz establissent leurs discours sur la foy et parole de Dieu revelee, et encor plus particulierement ceux desquelz [63] l'esprit est conduit par des particulieres illustrations, inspirations et esmotions celestes. C'est ce que dit saint Augustin, que la superieure portion de l'ame est celle par laquelle nous adherons et nous appliquons a l'obeissance de la loy eternelle.

            Jacob, pressé de l'extreme necessité de sa famille, lascha son Benjamin pour estre mené par ses freres en Egypte: ce qu'il fit contre son gré, comme l'Histoire sacree asseure. En quoy il tesmoigne deux volontés: l'une inferieure, par laquelle il se faschoit de l'envoyer, l'autre superieure, par laquelle il se resolut de l'envoyer; car le discours pour lequel il se faschoit de l'envoyer, estoit fondé sur le playsir qu'il sentoit de l'avoir aupres de soy et le desplaysir qui luy revenoit de la separation d'iceluy, qui sont des fondemens perceptibles et sensibles; mais la resolution qu'il print de l'envoyer estoit fondee sur une rayson de l'estat de sa famille, pour la prevoyance de la necessité future et approchante. Abraham, selon l'inferieure portion de son ame, dit cette parole qui tesmoigne quelque sorte de defiance, quand l'Ange luy annonça qu'il auroit un filz: Pensés-vous qu'a un homme de cent ans puisse naistre un enfant? mais selon la superieure, il creut en Dieu, et il luy fut imputé a justice. Selon la portion inferieure, il fut sans doute grandement troublé quand il luy fut enjoint de sacrifier son enfant, mays selon la superieure, il se determina de le sacrifier courageusement.

            Nous experimentons tous les jours d'avoir plusieurs volontés contraires. Un pere, envoyant son filz ou en la cour ou aux estudes, ne laisse pas de pleurer en le licenciant, tesmoignant qu'encor qu'il veuille selon la portion superieure le despart de cet enfant pour son avancement a la vertu, neanmoins selon l'inferieure il a de la repugnance a la separation; et quoy qu'une fille soit mariee au gré de son pere et de sa mere, si est ce que prenant leur benediction elle excite les larmes, en sorte que la volonté superieure acquiesçant a son despart, l'inferieure monstre de la resistance. [64]

            Or, ce n'est pas pourtant a dire qu'il y ait en l'homme deux ames, ou deux natures, comme pensoient les Manicheens: «Non,» dit saint Augustin, livre huitiesme de ses Confessions, chapitre dixiesme, «ains la volonté, allechee par divers attraitz, esmeüe par diverses raysons, semble estre divisee en soy mesme, tandis qu'elle est tiree de deux costés, jusques a ce que prenant parti selon sa liberté, elle suit ou l'un ou l'autre;» car alhors la plus puissante volonté surmonte, et gaignant le dessus, ne laisse a l'ame que le ressentiment du mal que le debat luy a fait, que nous appelions contrecœur.

Mais l'exemple de nostre Sauveur est admirable pour ce sujet, et apres la consideration duquel il n'y a plus a douter de la distinction de la portion superieure et inferieure de l'ame; car, qui ne sçait, entre les theologiens, qu'il fut parfaittement glorieux des l'instant de sa conception au ventre de la Vierge? et neanmoins il fut a mesme tems sujet aux tristesses, regretz et afflictions de cœur. Et ne faut pas dire qu'il souffrit seulement selon le cors, ni mesme selon l'ame entant qu'elle estoit sensible, ou, qui est la mesme chose, selon le sens; car luy mesme atteste, qu'avant qu'il souffrit aucun tourment exterieur, ni mesme qu'il vit les bourreaux aupres de soy, son ame estoit triste jusques-a la mort. En suite dequoy il fit la priere que le calice de la Passion fust transporté de luy, c'est a dire qu'il en fust exempt; en quoy il exprime manifestement le vouloir de la portion inferieure de son ame, laquelle discourant sur les tristes et angoisseux objetz de la Passion qui luy estoit preparee, et de laquelle la vive image estoit representee en son imagination, il en [65] tira, par une consequence tres raysonnable, la fuite et esloignement d'iceux, dont il fait la demande a son Pere: par ou l'on remarque clairement que la portion inferieure de l'ame n'est pas la mesme chose que le degré sensitif d'icelle, ni la volonté inferieure une mesme chose avec l'appetit sensuel; car l'appetit sensuel, ni l'ame selon son degré sensitif, ne sont pas capables de faire aucune demande ni priere, qui sont des actes de la faculté raysonnable, et particulierement ilz ne sont pas capables de parler a Dieu, objet auquel les sens ne peuvent atteindre, pour en donner la connoissance a l'appetit. Mais ce mesme Sauveur ayant fait cet exercice de la portion inferieure, et tesmoigné que, selon icelle et les considerations qu'elle faisoit, sa volonté inclinoit a la fuite des douleurs et des peynes, il monstra par apres qu'il avoit la portion superieure, par laquelle adherant inviolablement a la volonté eternelle et au decret que le Pere celeste avoit fait, il accepte volontairement la mort, et nonobstant la repugnance de la partie inferieure de la rayson, il dit: Ah non, mon Pere, que ma volonté ne soit pas faite, ains la vostre. Quand il dit ma volonté, il parle de sa volonté selon la portion inferieure, et d'autant qu'il dit cela volontairement, il monstre qu'il a une volonté superieure.

 

 

Chapitre XII. Qu'en ces deux portions de l'ame il y a quatre differens degres de rayson

 

            Il y avoit trois parvis au Temple de Salomon: l'un estoit pour les Gentilz et estrangers, qui voulans recourir a Dieu venoyent adorer en Hierusalem; le second estoit pour les Israëlites, hommes et femmes (car la separation des femmes ne fut pas faite par Salomon); le troysiesme estoit pour les prestres et pour l'ordre Levitique; et en fin, outre tout cela, il y avoit le Sanctuaire, ou mayson sacree, en laquelle le seul grand Prestre avoit acces une fois l'an. Nostre rayson, ou pour mieux dire nostre ame entant qu'elle est raysonnable, est le vray temple du grand Dieu, lequel y reside plus particulierement. «Je te cherchois,» dit saint Augustin, «hors de moy, et» je ne te treuvois point, parce que «tu estois en moy.» En ce temple mistique, il y a aussi troys parvis, qui sont troys differens degrés de rayson: au premier nous discourons selon l'experience des sens; au second nous discourons selon les sciences humaines; au troisiesme nous discourons selon la foy; et en fin, outre cela, il y a une certaine eminence et supreme pointe de la rayson et faculté spirituelle, qui n'est point conduitte par la lumiere du discours ni de la rayson, ains par une simple veüe de l'entendement et un simple sentiment de la volonté, par lesquelz l'esprit acquiesce et se sousmet a la verité et a la volonté de Dieu.

            Or, cette extremité et cime de nostre ame, cette [67] pointe supreme de nostre esprit, est naifvement bien representee par le Sanctuaire, ou mayson sacree. Car, 1. au Sanctuaire il n'y avoit point de fenestres pour esclairer; en ce degré de l'esprit il n'y a point de discours qui illumine. 2. Au Sanctuaire toute la lumiere y entroit par la porte; en ce degré de l'esprit rien n'entre que par la foy, laquelle produit, comme par maniere de rayons, la veüe et le sentiment de la beauté et bonté du bon playsir de Dieu. 3. Nul n'entroit dans le Sanctuaire que le grand Prestre; en cette pointe de l'ame le discours n'a point d'acces, ains seulement le grand, universel et souverain sentiment, que la volonté divine doit estre souverainement aymee, appreuvee et embrassee, non seulement en particulier pour quelque chose, mais en general pour toutes choses, et non seulement en general pour toutes choses, mais en particulier pour chasque chose. 4. Le grand Prestre, entrant dedans le Sanctuaire, obscurcissoit encor la lumiere qui entroit par la porte, jettant force parfums dedans son encensoir, la fumee desquelz rebouschoit les rayons de la clarté que l'ouverture de la porte rendoit; et toute la veüe qui se fait en la supreme pointe de l'ame est en certaine façon obscurcie et couverte par les renoncemens et resignations que l'ame fait, ne voulant pas tant regarder et voir la beauté de la verité et la verité de la bonté qui luy est presentee, qu'elle veut l'embrasser et l'adorer: de sorte que l'ame voudroit presque fermer les yeux, soudain qu'elle a commencé a. voir la dignité de la volonté de Dieu, affin que, sans s'occuper davantage a la considerer, elle peust plus puissamment et parfaitement l'accepter et, par une complaysance absolue, s'unir infiniment et se sous-mettre a elle.

            Enfin, au Sanctuaire estoit l'Arche de l'alliance, et en icelle, ou au moins joignant icelle, estoyent les tables de la Loy, la manne dans une cruche d'or, et la verge d'Aaron qui fleurit et fructifia en une nuit; et en cette supreme pointe de l'esprit se treuvent: 1. La lumiere de la foy, representee par la manne cache [68] dans la cruche, par laquelle nous acquiesçons a la verité des mysteres que nous n'entendons pas; 2. l'utilité de l'esperance, representee par la verge fleurie et feconde d'Aaron, par laquelle nous acquiesçons aux promesses des biens que nous ne voyons point; 3. la suavité de la tressainte charité, representee es commandemens de Dieu, qu'elle comprend, par laquelle nous acquiesçons a l'union de nostre esprit avec celuy de Dieu, laquelle nous ne sentons presque pas. Car, encor que la fov, l'esperance et la charité respandent leur divin mouvement presque en toutes les facultés de l'ame, tant raysonnables que sensitives, les reduisant et assujettissant saintement sous leur juste authorité, si est ce que leur speciale demeure, leur vray et naturel sejour, est en cette supreme pointe de l'ame, des laquelle, comme une heureuse source d'eau vive, elles s'espanchent par divers surgeons et ruysseaux, sur les parties et facultés inferieures.

            De sorte, Theotime, qu'en la partie superieure de la rayson il y a deux degrés ; en l'un desquelz se font les discours qui dependent de la foy et lumiere surnaturelle, et en l'autre se font les simples acquiescemens de la foy, de l'esperance et de la charité. L'ame de saint Paul se sentit pressee de deux divers desirs, l'un desquelz fut d'estre deslié de son cors pour aller au Ciel avec Jesus Christ, et l'autre, de demeurer en ce monde pour y servir a la conversion des peuples: l'un et l'autre desir estoit sans doute en la partie superieure, car ilz procedoient tous deux de la charité; mais la resolution de suivre le dernier ne se fit pas par discours, ains par une simple veüe et un simple sentiment de la volonté du Maistre, a laquelle la seule pointe de l'esprit de ce grand serviteur acquiesça, au prejudice de tout ce que le discours pouvoit conclure.

            Mais si la foy, l'esperance et la charité se forment par ce saint acquiescement en la pointe de l'esprit, comment est-ce qu'au degré inferieur se peuvent faire les discours qui dependent de la lumiere de la foy? Ainsy que nous voyons que les advocatz au barreau [69] disputent avec beaucoup de discours sur les faitz et droitz des parties, et que le Parlement ou Senat resoult d'en haut toutes les difficultés par un arrest, lequel estant prononcé, les advocatz et auditeurs ne laissent pas de discourir entr'eux sur les motifs que le Parlement peut avoir eu, de mesme, Theotime, apres que les discours, et sur tout la grace de Dieu, ont persuadé a la pointe et supreme eminence de l'esprit d'acquiescer et former l'acte de la foy par maniere d'arrest, l'entendement ne laisse pas de discourir derechef sur cette mesme foy ja conceue, pour considerer les motifs et raysons d'icelle; mais cependant, les discours de theologie se font au parquet et barreau de la portion superieure de l'ame, et les acquiescemens, en haut, au siege et tribunal de la pointe de l'esprit. Or, par ce que la connoissance de ces quatre divers degrés de la rayson est grandement requise pour entendre tous les traittés des choses spirituelles, j'ay voulu l'expliquer asses amplement.

 

 

Chapitre XIII. De la difference des amours

 

            1. On partage l'amour en deux especes, dont l'une est appellee amour de bienveuillance, et l'autre, amour de convoitise. L'amour de convoitise est celuy par lequel nous aymons quelque chose pour le prouffit que nous en pretendons; l'amour de bienveuillance est celuy par lequel nous aymons quelque chose pour le [70] bien d'icelle, car qu'est-ce autre chose avoir l'amour de bienveuillance envers une personne que de luy vouloir du bien?

            2. Si celuy a qui nous voulons du bien l'a des-ja et le possede, alhors nous le luy voulons par le playsir et contentement que nous avons dequoy il l'a et le possede; et ainsy se forme l'amour de complaysance, qui n'est autre chose que l'acte de la volonté par lequel elle s'unit et joint au playsir, contentement et bien d'autruy. Mays si celuy a qui nous voulons du bien ne l'a pas encor, nous le luy desirons, et partant, cet amour se nomme amour de desir.

            3. Quand l'amour de bienveuillance est exercé sans correspondance de la part de la chose aymee, il s'appelle amour de simple bienveuillance; quand il est avec mutuelle correspondance, il s'appelle amour d'amitié. Or, la mutuelle correspondance consiste en trois pointz: car il faut que les amis s'entr'ayment, sachent qu'ilz s'entrayment, et qu'ilz ayent communication, privauté et familiarité ensemble.

            4. Si nous aymons simplement l'ami, sans le preferer aux autres, l'amitié est simple; si nous le preferons, alhors cette amitié s'appellera dilection, comme qui diroit amour de election, parce qu'entre plusieurs choses que nous aymons, nous choisissons celle-la pour la preferer.

            5. Or, quand par cette dilection nous ne preferons pas de beaucoup un ami aux autres, elle s'appelle simple dilection; mais quand, au contraire, nous preferons grandement et de beaucoup un ami aux autres de sa sorte, alhors cette amitié s'appelle dilection d'excellence.

            6. Que si l'estime et preference que nous faysons de l'ami, quoy qu'elle soit grande et n'en ait point d'egale, ne laisse pas neanmoins de pouvoir entrer en comparayson et proportion avec les autres, l'amitié s'appellera dilection eminente. Mais si l'eminence de cette amitié est hors de proportion et de comparayson au dessus de toute autre, alhors elle sera dite dilection incomparable, [71] souveraine, sureminente et, en un mot, ce sera la charité, laquelle est deüe a un seul Dieu. Et de fait, en nostre langage mesme, les motz de cher, cherement, encherir, representent une certaine estime, un prix, une valeur particuliere; de sorte que, comme le mot d'homme parmi le peuple est presque demeuré aux masles, comme au sexe plus excellent, et celuy d'adoration est aussi presque demeuré pour Dieu, comme pour son principal object, ainsy le nom de charité est demeuré a l'amour de Dieu, comme a la supreme et souveraine dilection.

 

 

Chapitre XIV. Que la charité doit estre nommée amour

 

            Origene dit en quelque lieu, qu'a son advis, l'Escriture divine voulant empescher que le nom d'amour ne donnast quelque sujet de mauvaise pensee aux espritz infirmes, comme plus propre a signifier une passion charnelle qu'une affection spirituelle, en lieu de ce nom-la d'amour elle a usé de ceux de charité et de dilection, qui sont plus honnestes. Au contraire, saint Augustin, ayant mieux consideré l'usage de la Parole de Dieu, monstre clairement que le nom d'amour n'est pas moins sacré que celuy de dilection, et que l'un et l'autre signifie parfois une affection sainte, et quelquefois aussi une passion depravee; alleguant a ces fins plusieurs passages de l'Escriture. Mais le grand saint Denis, comme excellent Docteur de la proprieté des noms divins, parle bien plus avantageusement en faveur du nom d'amour; enseignant que les theologiens, c'est a dire les Apostres et premiers disciples d'iceux (car ce Saint n'avoit point veu d'autres theologiens), [72] pour desabuser le vulgaire et dompter la fantasie d'iceluy, qui prenoit le nom d'amour en sens prophane et charnel, ilz l'ont plus volontier employé es choses divines que celuy de dilection; et quoy qu'ilz estimassent que l'un et l'autre estoit pris pour une mesme chose, «il a toutefois semblé a quelques uns d'entre eux que le nom d'amour estoit plus propre et convenable a Dieu que celuy de dilection; si que le divin Ignace a escrit ces paroles: Mon amour est crucifié.» Ainsy, comme ces anciens theologiens employoient le nom d'amour es choses divines, affin de luy oster l'odeur d'impureté de laquelle il estoit suspect selon l'imagination du monde, de mesme, pour exprimer les affections humaines, ilz ont pris playsir d'user du nom de dilection, comme exempt du soupçon de deshonnesteté; dont quelqu'un d'entr'eux a dit, au rapport de saint Denis: «Ta dilection est entree en mon ame, ainsy que la dilection des femmes.» En fin, le nom d'amour represente plus de ferveur, d'efficace et d'activeté que celuy de dilection; de sorte qu'entre les Latins, dilection est beaucoup moins qu'amour: «Clodius,» dit leur grand Orateur, «me porte dilection, et pour le dire plus excellemment, il m'ayme.» Et partant, le nom d'amour, comme plus excellent, a esté justement donné a la charité, comme au principal et plus eminent de tous les amours: si que pour toutes ces raysons, et parce que je pretendois de parler des actes de la charité plus que de l'habitude d'icelle, j'ay appellé ce petit ouvrage, Traitté de l'Amour de Dieu. [73]

 

 

Chapitre XV. De la convenance qui est entre Dieu et l'homme

 

            Si tost que l'homme pense un peu attentivement a la Divinité, il sent une certaine douce émotion de cœur, qui tesmoigne que Dieu est Dieu du cœur humain; et jamais nostre entendement n'a tant de playsir qu'en cette pensee de la Divinité, de laquelle la moindre connoissance, comme dit le prince des philosophes, vaut mieux que la plus grande des autres choses, comme le moindre rayon du soleil est plus clair que le plus grand de la lune ou des estoiles, ains est plus lumineux que la lune et les estoiles ensemble. Que si quelqu'accident espouvante nostre cœur, soudain il recourt a la Divinité, advoüant que quand tout luy est mauvais, elle seule luy est bonne, et que quand il est en peril, elle seule, comme son souverain bien, le peut sauver et garentir.

            Ce playsir, cette confiance que le cœur humain prend naturellement en Dieu, ne peut certes provenir que de la convenance qu'il y a entre cette divine Bonté et nostre ame: convenance grande, mais secrette; convenance que chacun connoist, et que peu de gens entendent; convenance qu'on ne peut nier, mais qu'on ne peut bien penetrer. Nous sommes creés a l'image et semblance de Dieu: qu'est-ce a dire cela, sinon que nous avons une extreme convenance avec sa divine Majesté?

            Nostre ame est spirituelle, indivisible, immortelle; entend, veut, et veut librement; est capable de juger, discourir, sçavoir et avoir des vertus: en quoy elle ressemble a Dieu. Elle reside toute en tout son cors, et toute en chacune des parties d'iceluy, comme la Divinité est toute en tout le monde, et toute en chaque partie [74] du monde. L'homme se connoist et s'ayme soy mesme par des actes produitz et exprimés de son entendement et de sa volonté, qui procedans de l'entendement et de la volonté distingués l'un de l'autre, restent neanmoins et demeurent inseparablement unis en l'ame et es facultés desquelles ilz procedent. Ainsy le Filz procede du Pere, comme sa connoissance exprimee, et le Saint Esprit, comme l'amour expiré et produit du Pere et du Filz; l'une et l'autre Personnes distinctes entre elles et d'avec le Pere, et neanmoins inseparables et unies, ains plustost une mesme, seule, simple et tres unique indivisible Divinité.

            Mais, outre cette convenance de similitude, il y a une correspondance nompareille entre Dieu et l'homme pour leur reciproque perfection; non que Dieu puisse recevoir aucune perfection de l'homme, mais parce que, comme l'homme ne peut estre perfectionné que par la divine Bonté, aussi la divine Bonté ne peut bonnement si bien exercer sa perfection hors de soy qu'a l'endroit de nostre humanité: l'une a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien, et l'autre a grande abondance et grande inclination pour en donner. Rien n'est si a propos pour l'indigence qu'une liberale affluence, rien si aggreable a une liberale affluence qu'une necessiteuse indigence; et plus le bien a d'affluence, plus l'inclination de se respandre et communiquer est forte, plus l'indigent est necessiteux, plus il est avide de recevoir, comme un vuide de se remplir. C'est donq un doux et desirable rencontre que celuy de l'affluence et de l'indigence, et ne sçauroit-on presque dire qui a plus de contentement, ou le bien abondant a se respandre et communiquer, ou le bien defaillant et indigent a recevoir et tirer, si Nostre Seigneur n'avoit dit que c'est chose plus heureuse de donner que de recevoir. Or, ou il y a plus de bonheur, il y a plus de satisfaction; la divine Bonté a donq plus de playsir a donner ses grâces que nous a les recevoir. Les meres ont quelquefois leurs mammelles si fecondes et abondantes, qu'elles ne peuvent durer sans les bailler a [75] quelqu'enfant; et bien que l'enfant succe le tetin avec grande avidité, la nourrice le luy donne encor plus ardemment; l'enfant tettant, pressé de sa necessité, et la mere l'allaitant, pressee de sa fecondité.

            L'Espouse sacree avoit souhaité le saint bayser d'union: O, dit-elle, qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche! Mais y a-il asses de convenance, o la bienaymee du Bienaymé, entre vous et l'Espoux, pour parvenir a l'union que vous desires? Ouy, dit-elle, donnes-le moy, ce bayser d'union, o le cher ami de mon ame, car vous aves des mammelles meilleures que le vin, odorantes de parfums excellens. Le vin nouveau bouillonne et s'eschauffe en soy mesme par la force de sa bonté, et ne se peut contenir dans les tonneaux, mais vos mammelles sont encores meilleures, elles pressent vostre poitrine par des eslans continuelz, poussant leur laict qui redonde, comme requerant d'estre deschargees: et pour attirer les enfans de vostre cœur a les venir tetter, elles respandent une odeur attrayante plus que toutes les senteurs des parfums. Ainsy, Theotime, nostre defaillance a besoin de l'abondance divine par disette et necessité, mays l'affluence divine n'a besoin de nostre indigence que par excellence de perfection et bonté: bonté qui neanmoins ne devient pas meilleure en se communiquant, car elle n'acquiert rien en se respandant hors de soy, au contraire elle donne; mays nostre indigence demeureroit manquante et miserable si l'abondance de la bonté ne la secouroit.

            Nostre ame donques, considerant que rien ne la contente parfaittement et que sa capacité ne peut estre remplie par chose quelconque qui soit au monde, voyant que son entendement a une inclination infinie de sçavoir tous-jours davantage, et sa volonté un appetit insatiable d'aymer et treuver du bien, n'a-elle pas rayson d'exclamer: Ah, donques je ne suis pas faite pour ce monde! Il y a quelque souverain bien duquel je depens, et quelque ouvrier infini qui a imprimé en moy cet interminable desir de sçavoir et cet appetit qui ne peut estre assouvi: c'est pourquoy il faut que je tende et [76] m'estende vers luy, pour m'unir et joindre a sa bonté a laquelle j'appartiens et suis. Telle est la convenance que nous avons avec Dieu.

 

 

Chapitre XVI. Que nous avons une inclination naturelle d'aymer Dieu sur toutes choses

 

            S'il se treuvoit des hommes qui fussent en l'integrité et droitture originelle en laquelle Adam se treuva lhors de sa creation, bien que d'ailleurs ilz n'eussent aucune autre assistence de Dieu que celle qu'il donne a chasque creature affin qu'elle puisse faire les actions qui luy sont convenables, non seulement ilz auroyent l'inclination d'aymer Dieu sur toutes choses, mays aussi ilz pourroyent naturellement executer cette si juste inclination: car, comme ce divin Autheur et Maistre de la nature coopere et preste sa main forte au feu pour monter en haut, aux eaux pour couler vers la mer, a la terre pour descendre en bas et y demeurer quand elle y est; ainsy, ayant luy mesme planté dans le cœur de l'homme une speciale inclination naturelle, non seulement d'aymer le bien en general, mays d'aymer en particulier et sur toutes choses sa divine bonté qui est meilleure et plus aymable que toutes choses, la suavité de sa providence souveraine requeroit qu'il contribuait aussi a ces bienheureux hommes que nous venons de dire, autant de secours qu'il seroit necessaire affin que cette inclination fust prattiquee et effectuee. Et ce secours, d'un costé seroit naturel, comme convenable a la nature, et tendant a l'amour de Dieu entant [77] qu'il est Autheur et souverain Maistre de la nature; et d'autre part il seroit surnaturel, parce qu'il correspondroit, non a la nature simple de l'homme, mais a la nature ornee, enrichie et honnoree de la justice originelle, qui est une qualité surnaturelle procedante d'une tres speciale faveur de Dieu. Mays quant a l'amour sur toutes choses qui seroit prattiqué selon ce secours, il seroit appellé naturel, d'autant que les actions vertueuses prennent leur nom de leurs objectz et motifs, et cet amour dont nous parlons tendroit seulement a Dieu, selon qu'il est reconneu Autheur, Seigneur et souveraine fin de toute creature par la seule lumiere naturelle, et par consequent aymable et estimable sur toutes choses par inclination et propension naturelle.

            Or, bien que l'estat de nostre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la santé et droitture originelle que le premier homme avoit en sa creation, et qu'au contraire nous soyons grandement depravés par le peché, si est ce toutefois que la sainte inclination d'aymer Dieu sur toutes choses nous est demeuree, comme aussi la lumiere naturelle par laquelle nous connoissons que sa souveraine bonté est aymable sur toutes choses; et n'est pas possible qu'un homme pensant attentivement en Dieu, voire mesme par le seul discours naturel, ne ressente un certain eslan d'amour que la secrette inclination de nostre nature suscite au fond du cœur, par lequel, a la premiere apprehension de ce premier et souverain object, la volonté est prevenue et se sent excitee a se complaire en iceluy.

            Entre les perdrix il arrive souvent que les unes desrobbent les œufs des autres affin de les couver, [78] soit pour l'avidité qu'elles ont d'estre meres, soit pour leur stupidité qui leur fait mesconnoistre leurs œufs propres. Et voyci chose estrange, mais neanmoins bien tesmoignee, car le perdreau qui aura esté esclos et nourri sous les aysles d'une perdrix estrangere, au premier reclam qu'il oyt de sa vraye mere qui avoit pondu l'œuf duquel il est procedé, il quitte la perdrix larronnesse, se rend a sa premiere mere et se met a sa suite, par la correspondance qu'il a avec sa premiere origine ; correspondance toutefois qui ne paroissoit point, ains fut demeuree secrette, cachee et comme dormante au fond de la nature, jusques a la rencontre de son object, que soudain excitee, et comme resveillee, elle fait son coup, et pousse l'appetit du perdreau a son premier devoir. Il en est de mesme, Theotime, de nostre cœur ; car quoy qu'il soit couvé, nourri et eslevé emmi les choses corporelles, basses et transitoires, et, par maniere de dire, sous les aysles de la nature, neanmoins, au premier regard qu'il jette en Dieu, a la premiere connoissance qu'il en reçoit, la naturelle et premiere inclination d'aymer Dieu, qui estoit comme assoupie et imperceptible, se resveille en un instant, et a l'improuveu paroist, comme une estincelle qui sort d'entre les cendres, laquelle touchant nostre volonté, luy donne un eslan de l'amour supreme deu au souverain et premier Principe de toutes choses. [79]

 

 

Chapitre XVII. Que nous n'avons pas naturellement le pouvoir d'aymer Dieu sur toutes choses

 

            Les aigles ont un grand cœur et beaucoup de force a voler; elles ont neanmoins incomparablement plus de veüe que de vol, et estendent beaucoup plus viste et plus loin leur regard que leurs aysles. Ainsy nos espritz, animés d'une sainte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l'entendement pour voir combien elle est aymable, que de force en la volonté pour l'aymer: car le peché a beaucoup plus debilité la volonté humaine, qu'il n'a offusqué l'entendement, et la rebellion de l'appetit sensuel, que nous appelions concupiscence, trouble voirement l'entendement, mais c'est pourtant contre la volonté qu'il excite principalement la sedition et revolte; si que la pauvre volonté, des-ja toute infirme, estant agitee des continuelz assautz que la concupiscence luy livre, ne peut faire un si grand progres en l'amour divin, comme la rayson et inclination naturelle luy suggerent qu'elle devroit faire. Helas, Theotime, quelz beaux tesmoignages, non seulement d'une grande connoissance de Dieu, mays aussi d'une forte inclination envers iceluy, ont esté laissés par ces grans philosophes, Socrate, Platon, Trismegiste, Aristote, Hippocrate, Seneque, Epictete ! Socrate, le plus loüé d'entr'eux, connoissoit clairement l'unité de Dieu, et avoit tant d'inclination a l'aymer que, comme saint Augustin tesmoigne, plusieurs ont estimé qu'il n'enseigna jamais la philosophie morale pour autre occasion que pour espurer les espritz, affin qu'ilz peussent mieux contempler le souverain bien qui est la tres unique Divinité. Et quant a Platon, il se declare asses [80] en la celebre definition de la philosophie et du philosophe, disant que philosopher n'est autre chose qu'aymer Dieu, et que le philosophe n'estoit autre que l'amateur de Dieu. Que diray-je du grand Aristote, qui avec tant d'efficace appreuve l'unité de Dieu et en a parlé si honnorablement en tant d'endroitz?

            Mais, o Dieu eternel! ces grans espritz qui avoyent tant de connoissance de la Divinité et tant de propension a l'aymer, ont tous manqué de force et de courage a la bien aymer. Par les creatures visibles ilz ont conneu les choses invisibles de Dieu, voire mesme son eternelle vertu et Divinité, dit le grand Apostre; de sorte qu'ilz sont inexcusables, d'autant qu'ayans conneu Dieu, il z ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ni ne luy ont pas fait action de graces. Ilz l'ont certes aucunement glorifié, luy donnant des souverains filtres d'honneur, mays ilz ne l'ont pas glorifié comme il le falloit glorifier, c'est a dire ilz ne l'ont pas glorifié sur toutes choses; n'ayans pas eu le courage de ruiner l'idolatrie, ains communiquans avec les idolatres, retenans la verité qu'ilz connoissoient, en injustice, prisonniere dedans leurs cœurs, et preferans l'honneur et le vain repos de leurs vies a l'honneur qu'ilz devoient a Dieu, ilz se sont esvanouis en leurs discours.

            N'est ce pas grande pitié, Theotime, de voir Socrate, au recit de Platon, parler en mourant des dieux comme s'il y en avoit plusieurs, luy qui sçavoit si bien qu'il n'y en avoit qu'un seul? N'est ce pas chose deplorable que Platon ayt ordonné que l'on sacrifie a plusieurs dieux, luy qui sçavoit si bien la verité de l'unité divine? Et Mercure Trismegiste n'est il pas lamentable, de lamenter et plaindre si laschement l'abolissement de l'idolatrie, luy qui en tant d'endroitz avoit parlé si dignement de la Divinité?

            Mais sur tout j'admire le pauvre bon homme Epictete, duquel les propos et sentences sont si douces a lire en nostre langue, par la traduction que la docte et belle plume du Reverend Pere Dom Jean de Saint François, [81] Provincial de la congregation des Feuillans es Gaules, a depuis peu exposee a nos yeux. Car quelle compassion, je vous prie, de voir cet excellent philosophe parler parfois de Dieu avec tant de goust, de sentiment et de zele, qu'on le prendroit pour un Chrestien sortant de quelque sainte et profonde meditation, et neanmoins ailleurs, d'occasion en occasion, mentionner les dieux a la payenne? Hé, ce bon homme, qui connoissoit si bien l'unité divine et avoit tant de goust de la bonté d'icelle, pourquoy n'a-il pas eu la sainte jalousie de l'honneur divin, affin de ne point gauchir ni dissimuler en un sujet de si grande importance?

            En somme, Theotime, nostre chetifve nature, navree par le peché, fait comme les palmiers que nous avons de deça, qui font voirement certaines productions imparfaittes et comme des essais de leurs fruitz, mais de porter des dattes entieres, meures et assaisonnees, cela est reservé pour des contrees plus chaudes. Car ainsy nostre cœur humain produit bien naturellement certains commencemens d'amour envers Dieu, mais d'en venir jusques a l'aymer sur toutes choses, qui est la vraye maturité de l'amour deu a cette supreme Bonté, cela n'appartient qu'aux cœurs animés et assistés de la grace celeste et qui sont en l'estat de la sainte charité; et ce petit amour imparfait, duquel la nature en elle mesme sent les eslans, ce n'est qu'un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait mais qui ne veut pas, un vouloir sterile qui ne produit point de vrays effectz, un vouloir paralytique qui void la piscine salutaire du saint amour mais qui n'a pas la force de s'y jetter; et en fin, ce vouloir est un avorton de la bonne volonté, qui n'a pas la vie de la genereuse vigueur [82] requise pour en effect preferer Dieu a toutes choses: dont l'Apostre, parlant en la personne du pecheur, s'escrie: Le vouloir est bien en moy, mais je ne treuve pas le moyen de l'accomplir.

 

 

Chapitre XVIII. Que l'inclination naturelle que nous avons d'aymer Dieu n'est pas inutile

 

            Mais si nous ne pouvons pas naturellement aymer Dieu sur toutes choses, pourquoy donq avons-nous naturellement inclination a cela? la nature est-elle pas vaine de nous inciter a un amour qu'elle ne nous peut donner? pourquoy nous donne-elle la soif d'une eau si pretieuse, puisqu'elle ne peut nous en abbreuver? Ha, Theotime, que Dieu nous a esté bon! La perfidie que nous avions commise en l'offençant meritoit certes qu'il nous privast de toutes les marques de sa bienveuillance, et de la faveur qu'il avoit exercee envers nostre nature, Ihors qu'il imprima sur elle la lumiere de son divin visage et qu'il donna a nos cœurs l'allegresse de se sentir enclins a l'amour de la divine Bonté, affin que les Anges, voyans ce miserable homme, eussent occasion de dire par compassion: Est-ce la, la creature de parfaite beauté, l'honneur de toute la terre?

            Mais cette infinie debonnaireté ne sceut onques estre si rigoureuse envers l'ouvrage de ses mains. Il vit que nous estions environnés de chair, un vent qui se dissipe en courant, et qui ne revient plus; c'est pourquoy, selon les entrailles de sa misericorde, il ne nous voulut pas du tout ruiner ni nous oster le signe de sa grace perdue, affin que le regardans, et sentans en nous cette arriance et propension a l'aymer, nous taschassions de ce faire, et que personne ne peust justement dire: [83] Qui nous monstrera le bien? Car encor que par la seule inclination naturelle nous ne puissions pas parvenir au bonheur d'aymer Dieu comme il faut, si est ce que, si nous l'employions fïdellement, la douceur de la pieté divine nous donneroit quelque secours, par le moyen duquel nous pourrions passer plus avant ; que si nous secondions ce premier secours, la bonté paternelle de Dieu nous en fourniroit un autre plus grand, et nous conduiroit de bien en mieux, avec toute suavité, jusques au souverain amour auquel nostre inclination naturelle nous pousse: puisque c'est chose certaine qu'a celuy qui est fidele en peu de chose et qui fait ce qui est en son pouvoir, la benignité divine ne denie jamais son assistance pour l'avancer de plus en plus.

            L'inclination donques d'aymer Dieu sur toutes choses, que nous avons par nature, ne demeure pas pour neant dans nos cœurs: car, quant a Dieu, il s'en sert comme d'une anse pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer a soy, et semble que, par cette impression, la divine Bonté tienne en quelque façon attachés nos cœurs, comme des petitz oyseaux, par un filet par lequel il nous puisse tirer quand il plaist a sa misericorde d'avoir pitié de nous; et quant a nous, elle nous est un indice et memorial de nostre premier Principe et Createur, a l'amour duquel elle nous incite, nous donnant un secret advertissement que nous appartenons a sa divine Bonté. Tout de mesme que les cerfz ausquelz les grans princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries, bien que par apres ilz les font lascher et mettre en liberté dans les forestz, ne laissent pas d'estre reconneus par quicomque les rencontre, non seulement pour avoir une fois esté pris par le prince duquel ilz portent les armes, mays aussi pour luy estre encor reservés: car ainsy conneut-on l'extreme viellesse d'un cerf qui fut rencontré, comme quelques historiens disent, trois cens ans apres la mort de Cesar, parce qu on luy treuva un collier ou estoit la devise de Cesar, et ces motz: Cesar m'a lasché. [84]

            Certes, l'honnorable inclination que Dieu a mise en nos ames, fait connoistre a nos amis et a nos ennemis que non seulement nous avons esté a nostre Createur, mais encor que, si bien il nous a laissés et laschés a la merci de nostre franc arbitre, neanmoins nous luy appartenons, et il s'est reservé le droit de nous reprendre a soy pour nous sauver, selon que sa sainte et suave Providence le requerra. C'est pourquoy le grand Prophete royal appelle cette inclination non seulement lumiere, parce qu'elle nous fait voir ou nous devons tendre, mais aussi joye et allegresse, parce qu'elle nous console en nostre egarement, nous donnant esperance que Celuy qui nous a empreinte et laissee cette belle marque de nostre origine, pretend encor et desire de nous y ramener et reduire, si nous sommes si heureux que de nous laisser reprendre a sa divine Bonté.

 

 

FIN DU PREMIER LIVRE [85]

 

Livre second. Histoire de la génération et naissance céleste du divin amour

 

 

Chapitre premier. Que les perfections divines ne sont qu'une seule mais infinie perfection

 

            Nous disons, quand le soleil a son lever est rouge et que tost apres il devient noir ou creux et enfoncé, ou bien, quand a son coucher il est blafastre, pasle, have, que c'est signe de pluye. Theotime, le soleil n'est ni rouge, ni noir, ni pasle, ni gris, ni verd: ce grand luminaire n'est point sujet a ces vicissitudes et changemens de couleurs, n'ayant pour toute couleur que sa très claire et perpetuelle lumiere, laquelle, si ce n'est par miracle, est invariable; mays nous parlons de la sorte parce qu'il nous semble estre tel, selon la varieté des vapeurs qui sont entre luy et nos yeux, lesquelles le font paroistre de diverses façons.

            Or nous devisons ainsy de Dieu, non tant selon ce qu'il est en luy mesme, comme selon ses œuvres, par l'entremise desquelles nous le contemplons; car sur nos diverses considerations nous le nommons differemment, [87] comme s'il avoit une grande multitude de differentes excellences et perfections. Si nous le regardons entant qu'il punit les meschans, nous le nommons juste ; entant qu'il delivre le pecheur de sa misere, nous le preschons misericordieux; entant qu'il a creé toutes choses et fait plusieurs miracles, nous l'appelions tout puissant; entant qu'il prattique exactement ses promesses, nous le publions veritable; entant qu'il fait toutes choses en si bel ordre, nous l'appelions tout sage; et ainsy consecutivement, selon la varieté de ses oeuvres, nous luy attribuons une grande diversité de perfections. Mais cependant, en Dieu il n'y a ni varieté ni difference quelcomque de perfections, ains il est luy mesme une tres seule, tres simple et tres uniquement unique perfection; car tout ce qui est en luy n'est que luy mesme, et toutes les excellences que nous disons estre en luy en une si grande diversité, elles y sont en une tres simple et tres pure unité. Et comme le soleil n'a aucune de toutes les couleurs que nous luy attribuons, ains une seule tres claire lumiere qui est par dessus toute couleur et qui rend visiblement colorees toutes les couleurs, aussi en Dieu il n'y a aucune des perfections que nous imaginons, ains une seule tres pure excellence qui est au dessus de toute perfection et qui donne la perfection a tout ce qui est parfait.

            Or, de nommer parfaitement cette supreme excellence, laquelle en sa tres singuliere unité comprend, ains surmonte toutes excellences, cela n'est pas au pouvoir de la creature, ni humaine ni angelique: car, comme il est dit en l'Apocalypse, Nostre Seigneur a un nom que personne ne sçait que luy mesme, parce que luy seul connoissant parfaitement son infinie perfection, luy seul aussi la peut exprimer par un nom proportionné; dont les Anciens ont dit que nul n'estoit vray theologien que Dieu, d'autant que nul ne peut connoistre totalement la grandeur infinie de la perfection divine, ni par consequent la representer par paroles, sinon luy mesme. Et pour cela, Dieu respondant par l'Ange au pere de Samson, qui luy demandoit son nom: [88] Pourquoy demandes-tu mon nom, dit-il, qui est admirable? comme s'il vouloit dire: Mon nom peut estre admiré, mais non pas prononcé par les creatures; il doit estre adoré, mais il ne peut estre compris que par moy, qui seul sçay proferer le propre nom par lequel au vray et naifvement j'exprime mon excellence. Nostre esprit est trop foible pour former une pensee qui puisse representer une excellence tant immense, laquelle comprenant en sa tres simple et tres unique perfection, distinctement et parfaittement, toutes autres perfections, en une façon infiniment excellente et eminente que nostre esprit ne peut penser, nous sommes forcés, pour parler aucunement de Dieu, d'user d'une grande quantité de noms, disant qu'il est bon, sage, tout puissant, vray, juste, saint, infini, immortel, invisible; et certes, nous parlons veritablement: Dieu est tout cela ensemble, parce qu'il est plus que tout cela, c'est a dire il l'est en une sorte si pure, si excellente et si relevee, qu'en une tres simple perfection il a la vertu, force et excellence de toute perfection.

            Ainsy la manne estoit une seule viande, laquelle comprenant en soy le goust et la vertu de toutes les autres viandes, on eut peu dire qu'elle avoit le goust du citron, du melon, du raisin, de la prune et de la poire; mais on eut encor plus veritablement dit qu'elle n'avoit pas tous ces goustz, ains un seul goust qui estoit le sien propre, lequel neanmoins contenoit en son unité tout ce qui pouvoit estre d'aggreable et desirable en toute la diversité des autres goustz; comme l'herbe dodecatheos, «laquelle,» ce dit Pline, «guerissant de toutes, maladies,» n'est ni rhubarbe, ni sené, ni rose, ni betoine, ni buglosse, ains un seul simple qui en l'unique simplicité de sa proprieté a autant de force que tous les autres medicamens ensemble. O abisme des perfections divines, que vous estes admirable de posseder en une seule perfection l'excellence de toute perfection, en une façon si excellente que nul ne la peut comprendre, sinon vous mesme!

            Nous en dirons beaucoup de choses, dit l'Escriture, et demeurerons courtz en paroles: la somme [89] de tous discours, c'est qu'il est toutes choses. Si nous nous glorifions, a quoy nous servira cela? car le Tout Puissant est sur toutes ses œuvres. Benissans le Seigneur, exaltés-le tant que vous pourrés, car il surpasse toute louange. Or, en l'exaltant reprenes vos forces, mais ne vous lasses pas pourtant; car jamais vous ne le comprendrés. Non, Theotime, nous ne pouvons jamais le comprendre, puisque, comme dit saint Jean, il est plus grand que nostre cœur. Mays pourtant, que tout esprit loüe le Seigneur, le nommant de tous les noms les plus eminens qui se pourront treuver; et pour la plus grande loüange que nous luy puissions rendre, confessons que jamais il ne peut estre asses loüé, et pour le plus excellent nom que nous luy puissions attribuer, protestons que son nom est sur tout nom, et que nous ne pouvons le dignement nommer.

 

 

Chapitre II. Qu'en Dieu il n'y a qu'un seul acte qui est sa propre Divinité

 

            Nous avons une grande diversité de facultés et habitudes, qui produisent aussi une grande varieté d'actions, et ces actions une multitude non pareille d'ouvrages. Car ainsy sont diverses les facultés de voir, d'ouïr, de gouster, toucher, se mouvoir, se nourrir, entendre, vouloir, et les habitudes de parler, marcher, jouer, chanter, coudre, sauter, nager; comme aussi les actions et les œuvres qui proviennent de ces facultés et habitudes, sont grandement differentes.

            Mays il n'en est pas de mesme en Dieu, car il n'y a en luy qu'une tres simple infinie perfection, et en cette perfection, qu'un seul tres unique et tres pur acte : [90] ains, pour parler plus saintement et sagement, Dieu est une seule, tres souverainement unique et tres uniquement souveraine perfection; et cette perfection est un seul acte tres purement simple et tres simplement pur, lequel n'estant autre chose que la propre essence divine, il est par consequent tous-jours permanent et eternel. Et neanmoins, chetifves creatures que nous sommes, nous parlons des actions de Dieu comme s'il en faysoit tous les jours grande quantité et en grande varieté, bien que nous sachions le contraire. Mays nous sommes forcés a cela, Theotime, par nostre imbecillité; car nous ne savons parler sinon selon que nous entendons, et nous entendons selon que les choses ont accoustumé de se passer parmi nous: or, d'autant qu'es choses naturelles il ne se fait presque point de diversité d'ouvrages que par diversité d'actions, quand nous voyons tant de besoignes differentes, une si grande varieté de productions, et cette multitude innumerable des exploitz de la puissance divine, il nous semble d'abord que cette diversité se fait par autant d'actes que nous voyons de differens effectz, et nous en parlons tout de mesme, pour parler plus a nostre ayse, selon nostre prattique ordinaire et la coustume que nous avons d'entendre les choses. Et si, en cela nous n'offençons pas la verité; car encor qu'en Dieu il n'y ait pas multitude d'actions, ains un seul acte qui est la Divinité mesme, cet acte toutefois est si parfait, qu'il comprend excellemment la force et la vertu de tous les actes qui sembleroyent estre requis pour toute la diversité des effectz que nous voyons.

            Dieu ne dit qu'un seul mot, et en vertu d'iceluy en un moment furent faitz le soleil, la lune et cette innombrable multitude d'astres, avec leurs differences en clarté, en mouvement, en influences:

 

                        Il dit, et soudain furent faitz

                        Tous ces ouvrages si parfaitz.

 

            Un seul mot de Dieu remplit l'air d'oyseaux et la mer [91] de poissons, fit esclorre de la terre toutes les plantes et tous les animaux que nous y voyons. Car encor que l'historien sacré, s'accommodant a nostre façon d'entendre, raconte que Dieu repeta souvent cette toute puissante parole: Soit fait, es journees de la creation du monde, neanmoins, a proprement parler, cette parole fut tres unique; si que David l'appelle un souffle ou aspiration de la bouche divine, c'est a dire un seul trait de son infinie volonté, lequel respand si puissamment sa vertu en la varieté des choses creées, que pour cela nous le concevons comme s'il estoit multiplié et diversifié en autant de differences comme il y en a en ces effectz, quoy qu'en verité il soit tres unique et tres simple. Ainsy saint Chrysostome remarque que ce que Moyse a dit en plusieurs paroles, descrivant la creation du monde, le glorieux saint Jean l'a exprimé en un seul mot, disant que par le Verbe, c'est a dire par cette Parole eternelle qui est le Filz de Dieu, tout a esté fait. Cette parole donques, Theotime, estant tres simple et tres unique, produit toute la distinction des choses; estant invariable, produit tous les bons changemens, et en fin, estant permanente en son eternité, elle donne succession, vicissitude, ordre, rang et sayson a toutes choses.

            Imaginons, je vous prie, d'un costé un peintre qui fait l'image de la naissance du Sauveur (et j'escris ceci es jours dediés a ce saint mystere): il donnera sans doute mille et mille traitz de pinceau, et mettra non seulement des jours mais des semaines et des moys a façonner ce tableau, selon la varieté des personnages et autres choses qu'il y veut representer. Mais d'autre costé, voyons un imprimeur d'images qui, ayant mis sa feuille sur la planche taillee du mesme mystere de la Nativité, ne donnera qu'un seul coup de presse: en ce seul coup, Theotime, il fera tout son ouvrage, et soudain il tirera son image, laquelle en belle taille douce representera tres aggreablement tout ce qui a deu estre imaginé selon l'histoire sacree; et bien qu'il n'ayt fait qu'un seul mouvement, son ouvrage toutefois portera [92] grande quantité de personnages et d'autres choses differentes, bien distinguees, chacune en son ordre, en son rang, en son lieu, en sa distance et en sa proportion; et qui ne sçauroit pas le secret, il seroit tout estonné de voir sortir d'un seul acte une si grande varieté d'effectz. Ainsy, Theotime, la nature, comme le peintre, multiplie et diversifie ses actes a mesure que ses besoignes sont differentes, et luy faut un grand tems pour faire des grans effectz; mais Dieu, comme l'imprimeur, a donné l'estre a toute la diversité des creatures qui ont esté, sont et seront, par un seul trait de sa toute puissante volonté, tirant de son idee, comme de dessus une planche bien taillee, cette admirable différence de personnes et d'autres choses qui s'entresuivent es saysons, es aages, es siecles, chacune en son ordre, selon qu'elles devoyent estre: cette souveraine unité de l'acte divin estant opposee a la confusion et au desordre, et non a la distinction ou varieté, qu'elle employe, au contraire, pour en composer la beauté, reduisant toutes les differences et diversités a la proportion, et la proportion a l'ordre, et l'ordre a l'unité du monde, qui comprend toutes choses creées tant visibles qu'invisibles; lesquelles toutes ensemble s'appellent univers, peut estre parce que toute leur diversité se reduit en unité, comme qui diroit unidivers, c'est a dire unique et divers, unique avec diversité et divers avec unité.

            En somme, la souveraine unité divine diversifie tout, et sa permanente eternité donne vicissitude a toutes choses, parce que la perfection de cette unité estant sur toute difference et varieté, elle a dequoy fournir l'estre a toute la diversité des perfections creées, et a la force de les produire. En signe dequoy, l'Escriture nous ayant rapporté que Dieu au commencement dit: Soyent faitz les luminaires au firmament du ciel, et qu'ilz separent le jour de la nuit, et qu'ilz soyent en signes, en tems, et jours et annees, nous voyons encor maintenant cette perpetuelle revolution et entresuite de tems et de saysons qui durera jusques [93] a la fin du monde, pour nous apprendre que, comme

 

                        Un mot de ses commandemens

                        Suffit a tous ces mouvemens,

 

aussi le seul eternel vouloir de sa divine Majesté estend sa force de siecle en siecle et jusques aux siecles des siecles, pour tout ce qui a esté, qui est et sera eternellement, sans que chose quelconque ayt estre que par ce seul tres unique, tres simple et tres eternel Acte divin, auquel soit honneur et gloire. Amen.

 

 

Chapitre III. De la Providence divine en général

 

            Dieu donques, Theotime, n'a pas besoin de plusieurs actes, puisque un seul divin acte de sa toute puissante volonté suffit a la production de toute la varieté de ses œuvres, a rayson de son infinie perfection: mais nous autres mortelz avons besoin d'en traitter avec la methode et maniere d'entendre a laquelle nos petitz espritz peuvent arriver, selon laquelle, pour parler de la Providence divine, considerons, je vous prie, le regne du grand Salomon, comme un modele parfait de l'art de bien regner.

            Ce grand Roy donq, sçachant par l'inspiration celeste que la republique tient a la religion comme le cors a l'ame, et la religion a la republique comme l'ame au cors, il disposa a part soy de toutes les parties requises tant a l'establissement de la religion qu'a celuy de la republique. Et quant a la religion, il determina qu'il falloit edifier un Temple de telle et telle longueur, largeur, hauteur, tant de porches et parvis, tant de [94] fenestres, et ainsy de tout le reste qui appartenoit au Temple; puis, tant de sacrificateurs, tant de chantres et autres officiers du Temple. Et quant a la chose publique, il disposa de faire une mayson royale et une cour pour sa majesté, et en icelle tant de maistres d'hostelz, de gentilzhommes et autres courtisans; et pour le peuple, des juges et autres magistratz qui exerçassent la justice. Puis, pour l'asseurance du royaume et l'affermissement du repos public dont il jouissoit, il disposa d'avoir emmi la paix un puissant appareil de guerre, et a ces fins, deux cens cinquante chefz en diverses charges, quarante mille chevaux, et tout ce grand attelage que l'Escriture et les historiens tesmoignent.

            Or, ayant ainsy disposé et fait estat a part soy de toutes les parties principales requises a son royaume, il vint a l'acte de la providence, et fit conte en son esprit de tout ce qui estoit requis pour edifier le Temple, pour entretenir les officiers sacrés, les ministres et magistratz royaux et les gens de guerre dont il avoit fait le projet; et se resolut d'envoyer a Hiram pour avoir les bois necessaires, de faire commerce au Peru, en Ophir, et, en somme, de prendre tous les moyens convenables pour avoir toutes les choses requises pour l'entretenement et bonne conduite de son entreprise. Mais il ne s'arresta pas la, Theotime; car apres avoir fait son projet et deliberé en soy mesme des moyens propres pour en venir a bout, venant a la prattique, il crea tous les officiers selon qu'il avoit disposé, et, par un bon gouvernement, il fit faire toutes les provisions requises a leur entretenement et a l'execution de leurs charges: de sorte qu'ayant la connoissance de l'art de bien regner, il executa la disposition qu'il avoit fait a [95] part soy pour la creation de divers officiers, et mit en effect sa providence par le bon gouvernement dont il usa; et par ainsy, son art de regner, qui consistoit en la disposition et en la providence ou prouvoyance, fut prattiqué par la creation des officiers et par le gouvernement et bonne conduite. Mais d'autant que la disposition est inutile sans la creation ou levee des officiers, et que la creation est vaine sans la providence qui regarde a ce qui est requis pour la conservation des officiers creés ou erigés, et qu'en fin cette conservation qui se fait par le bon gouvernement n'est autre chose que la providence effectuee, partant, non seulement la disposition mais aussi la creation et le bon gouvernement de Salomon, furent appellés du nom de providence: aussi ne disons-nous pas qu'un homme ayt de la providence, sinon quand il gouverne bien.

            Or maintenant, Theotime, parlans des choses divines selon l'impression que nous avons prise en la consideration des choses humaines, nous disons que Dieu ayant eu une eternelle et tres parfaite connoissance de l'art de faire le monde pour sa gloire, il disposa avant toutes choses en son divin entendement toutes les pieces principales de l'univers qui pouvoient luy rendre de l'honneur, c'est a dire la nature angelique et la nature humaine; et en la nature angelique, la varieté des hierarchies et des ordres que l'Escriture Sainte et les sacrés Docteurs nous enseignent; comme aussi entre les hommes, il disposa qu'il y auroit cette grande diversité que nous y voyons. Puis, en cette mesme eternité, il prouveut et fît estat a part soy de tous les moyens requis aux hommes et aux Anges pour parvenir a la fin a laquelle il les avoit destinés, et fit ainsy l'acte de sa providence; et sans s'arrester la, pour effectuer sa disposition il a reellement creé les Anges et les hommes, et pour effectuer sa providence il a fourni et fournit par son gouvernement tout ce qui est necessaire aux creatures raysonnables pour parvenir a la gloire: si que, pour le dire en un mot, la providence souveraine n'est autre chose que l'acte par lequel Dieu veut fournir [96] aux hommes et aux Anges les moyens necessaires ou utiles pour parvenir a leur fin. Mais parce que ces moyens sont de diverses sortes, nous diversifions aussi le nom de la providence, et disons qu'il y a une providence naturelle, une autre surnaturelle; et celle ci, qu'elle est ou generale, ou speciale, ou particuliere.

            Et parce que ci apres je vous exhorteray, Theotime, a joindre vostre volonté a la providence divine, tandis que je suis sur le discours d'icelle je vous veux dire un mot de la providence naturelle. Dieu donques voulant prouvoir l'homme des moyens naturelz qui luy sont requis pour rendre gloire a sa divine Bonté, il a produit en faveur d'iceluy tous les autres animaux et les plantes; et pour prouvoir aux autres animaux et aux plantes, il a produit varieté de terroirs, de saysons, de fontaines, de vens, de pluyes; et tant pour l'homme que pour les autres choses qui luy appartiennent, il a creé les elemens, le ciel et les astres, establissant par un ordre admirable que presque toutes les creatures servent les unes aux autres reciproquement: les chevaux nous portent, et nous les pansons; les brebis nous nourrissent et vestent, et nous les paissons; la terre envoye des vapeurs a l'air, et l'air des pluyes a la terre; la main sert au pied, et le pied porte la main. O, qui verroit ce commerce et traffiq general que les creatures font ensemble avec une si grande correspondance, de combien de passions amoureuses seroit-il esmeu envers cette souveraine Sagesse, pour s'escrier: Vostre Providence, o grand Pere eternel, gouverne toutes choses! Saint Basile et saint Ambroise en leurs Exhamerons, le bon Louys de Grenade en son Introduction au Symbole, et Louis Richeome en plusieurs de ses beaux opuscules, donneront beaucoup de motifs aux ames bien nees pour prouffiter en ce sujet.

            Ainsy, cher Theotime, cette Providence touche tout, regne sur tout et reduit tout a sa gloire. Il y a toutefois, certes, des cas fortuitz et des accidens inopinés; mays [97] ilz ne sont ni fortuitz ni inopinés qu'a nous, et sont sans doute tres certains a la Providence celeste, qui les prevoit et les destine au bien public de l'univers. Or, ces cas fortuitz se font par la concurrence de plusieurs causes, lesquelles, n'ayans point de naturelle alliance les unes aux autres, produisent une chacune son effect particulier, en telle sorte neanmoins que de leur rencontre reuscit un autre effect d'autre nature, auquel, sans qu'on l'ait peu prevoir, toutes ces causes differentes ont contribué. Il estoit, par exemple, raysonnable de chastier la curiosité du poëte Æschilus, lequel ayant appris d'un devin qu'il mourroit accablé de la cheute de quelque mayson, se tint tout ce jour-la en une rase campagne pour eviter le destin; et demeurant ferme, teste nue, un faucon qui tenoit entre ses serres une tortue en l'air, voyant ce chef chauve et cuydant que ce fust la pointe d'un rocher, lascha la tortue droit sur iceluy, et voyla que Æschilus meurt sur le champ, accablé de la mayson et escaille d'une tortue. Ce fut sans doute un accident fortuit, car cet homme n'alla pas au champ pour mourir, ains pour eviter la mort; ni le faucon ne cuyda pas escraser la teste d'un poëte, ains le test et l'escaille de la tortue, pour par apres en devorer la chair: et neanmoins il arriva au contraire, car la tortue demeura sauve, et le pauvre Æschilus mort. Selon nous, ce cas fut inopiné; mais au regard de la Providence, qui regardoit de plus haut et voyoit la concurrence des causes, ce fut un exploit de justice par lequel la superstition de cet homme fut punie.

            Les adventures de l'ancien Joseph furent admirables en varieté et en passages d'une extremité a l'autre: ses freres qui l'avoyent vendu pour le perdre, furent tout estonnés de le voir devenu vice-roy, et apprehendoyent infiniment qu'il ne se ressentist du tort qu'ilz luy avoyent fait: Mais non, leur dit-il, ce n'est pas tant par vos menees que je suis envoyé ici, comme par la Providence divine; vous avés eu des mauvais desseins sur moy, mais Dieu les a reduitz a bien. Voyes vous, Theotime, le monde eust appelle fortune [98] ou evenement fortuit ce que Joseph dit estre un projet de la Providence souveraine, qui range et reduit toutes choses a son service; et il en est ainsy de tout ce qui se passe au monde, et mesme des monstres, la naissance desquelz rend les œuvres accomplies et parfaittes plus estimables, produit de l'admiration et provoque a philosopher et faire plusieurs bonnes pensees, et, en somme, ilz tiennent lieu en l'univers comme les ombres es tableaux, qui donnent grace et semblent relever la peinture.

 

 

Chapitre IV. De la providence surnaturelle que Dieu exerce envers les créatures raysonnables

 

            Tout ce que Dieu a fait est destiné au salut des hommes et des Anges: mays voyci l'ordre de sa providence pour ce regard, selon que, par l'attention aux Saintes Escritures et a la doctrine des Anciens, nous le pouvons descouvrir, et que nostre foiblesse nous permet d'en parler.

            Dieu conneut eternellement qu'il pouvoit faire une quantité innumerable de creatures, en diverses perfections et qualités, ausquelles il se pourroit communiquer; et considerant qu'entre toutes les façons de se communiquer il n'y avoit rien de si excellent que de se joindre a quelque nature creée, en telle sorte que la creature fust comme entee et inseree en la Divinité, pour ne faire avec elle qu'une seule personne, son infinie bonté, qui de soy mesme et par soy mesme est portee a la communication, se resolut et determina d'en faire une de cette maniere; affin que, comme eternellement il y a une communication essentielle en Dieu, par laquelle le Pere communique toute son infinie et [99] indivisible Divinité au Filz en le produisant, et le Pere et le Filz ensemble, produisans le Saint Esprit luy communiquent aussi leur propre unique Divinité, de mesme cette souveraine Douceur fust aussi communiquee si parfaittement hors de soy a une creature, que la nature creée et la Divinité, gardant une chacune leurs proprietés, fussent neanmoins tellement unies ensemble qu'elles ne fussent qu'une mesme personne.

            Or, entre toutes les creatures que cette souveraine toute puissance pouvoit produire, elle treuva bon de choisir la mesme humanité que du despuis par effect fut jointe a la Personne de Dieu le Filz, a laquelle elle destina cet honneur incomparable de l'union personnelle a sa divine Majesté, affin qu'eternellement elle jouist par excellence des thresors de sa gloire infinie. Puis, ayant ainsy preferé pour ce bonheur l'humanité sacree de nostre Sauveur, la supreme Providence disposa de ne point retenir sa bonté en la seule Personne de ce Filz bienaymé, ains de la respandre en sa faveur sur plusieurs autres creatures; et sur le gros de cette innumerable quantité de choses qu'elle pouvoit produire, elle fit choix de creer les hommes et les Anges, comme pour tenir compaignie a son Filz, participer a ses graces et a sa gloire, et l'adorer et louer eternellement. Et parce que Dieu vit qu'il pouvoit faire en plusieurs façons l'humanité de son Filz en le rendant vray homme, comme, par exemple, la creant de rien, non seulement quant a l'ame mays aussi quant au cors, ou bien formant le cors de quelque matiere precedente, comme il fit celuy d'Adam et d'Eve, ou bien par voye de generation ordinaire d'homme et de femme, ou bien en fin par generation extraordinaire d'une femme sans homme, il delibera que la chose se feroit en cette derniere façon; et entre toutes les femmes qu'il pouvoit choisir a cette intention, il esleut la tressainte Vierge Nostre Dame, par l'entremise de laquelle le Sauveur de nos ames seroit non seulement homme, mais enfant du genre humain.

            Outre cela, la sacree Providence determina de produire [100] tout le reste des choses, tant naturelles que surnaturelles, en faveur du Sauveur, affin que les Anges et les hommes peussent en le servant participer a sa gloire; en suite dequoy, bien que Dieu voulut creer tant les Anges que les hommes avec le franc-arbitre, libres d'une vraye liberté pour choisir le bien et le mal, si est-ce neanmoins que, pour tesmoigner que de la part de la Bonté divine ilz estoyent dediéz au bien et a la gloire, elle les crea tous en justice originelle, laquelle n'estoit autre chose qu'un amour tres suave qui les disposoit, contournoit et acheminoit a la felicité eternelle.

            Mays parce que cette supreme Sagesse avoit deliberé de tellement mesler cet amour originel avec la volonté de ses creatures, que l'amour ne forçast point la volonté, ains luy laissast sa liberté, il previt qu'une partie, mays la moindre, de la nature angelique, quittant volontairement le saint amour, perdroit par consequent la gloire. Et parce que la nature angelique ne pourroit faire ce peché que par une malice expresse, sans tentation ni motif quelcomque qui la peust excuser, et que d'ailleurs une beaucoup plus grande partie de cette mesme nature demeureroit ferme au service du Sauveur, partant, Dieu, qui avoit si amplement glorifié sa misericorde au dessein de la creation des Anges, voulut aussi magnifier sa justice, et en la fureur de son indignation resolut d'abandonner pour jamais cette triste et malheureuse trouppe de perfides, qui en la furie de leur rebellion l'avoient si vilainement abandonné.

            Il previt bien aussi que le premier homme abuseroit de sa liberté, et quittant la grace il perdroit la gloire; mais il ne voulut pas traitter si rigoureusement la nature humaine, comme il delibera de traitter l'angelique. C'estoit la nature humaine de laquelle il avoit resolu de prendre une piece bien heureuse pour l'unir a sa Divinité; il vit que c'estoit une nature imbecille, un vent qui va et ne revient pas, c'est a dire qui se dissipe en allant; il eut esgard a la surprise que Satan avoit faitte au premier homme et a la grandeur de la tentation qui le ruina; il vit que toute la race des [101] hommes perissoit par la faute d'un seul: si que, par ces raysons, il regarda nostre nature en pitié et se resolut de la prendre a merci.

            Mais affïn que la douceur de sa misericorde fust ornee de la beauté de sa justice, il delibera de sauver l'homme par voÿe de redemption rigoureuse, laquelle ne se pouvant bien faire que par son Filz, il establit qu'iceluy rachetteroit les hommes, non seulement par une de ses actions amoureuses qui eust esté plus que tres suffisante a rachetter mille millions de mondes, mais encor par toutes les innumerables actions amoureuses et passions douloreuses qu'il feroit et souffriroit, jusques a la mort et la mort de la croix, a laquelle il le destina, voulant qu'ainsy il se rendist compaignon de nos miseres, pour nous rendre par apres compaignons de sa gloire. Monstrant en cette sorte les richesses de sa bonté, par cette redemption copieuse, abondante, surabondante, magnifique et excessive, laquelle nous a acquis et comme reconquesté tous les moyens necessaires pour parvenir à la gloire, de sorte que personne ne puisse jamais se douloir comme si la misericorde divine manquoit a quelqu'un.

 

 

Chapitre V. Que la Providence celeste a prouveu aux hommes une redemption tres abondante

 

            Or disant, Theotime, que Dieu avoit veu et voulu une chose premierement, et puis secondement une autre, observant ordre en ses volontés, je l'ay entendu selon qu'il a esté declaré cy devant; a sçavoir, qu'encor que tout cela s'est passé en un tres seul et tres simple acte, neanmoins par iceluy, l'ordre, la distinction et [102] la dependance des choses n'a pas esté moins observee que s'il y eust eu plusieurs actes en l'entendement et volonté de Dieu. Estant donq ainsy, que toute volonté bien disposee qui se determine de vouloir plusieurs objectz esgalement presens, ayme mieux, et avant tous, celuy qui est le plus aymable, il s'ensuit que la souveraine Providence faisant son eternel projet et dessein de tout ce qu'elle produiroit, elle voulut premierement et ayma, par une preference d'excellence, le plus aymable object de son amour, qui est nostre Sauveur; et puis, par ordre, les autres creatures, selon que plus ou moins elles appartiennent au service, honneur et gloire d'iceluy.

            Ainsy tout a esté fait pour ce divin homme, qui pour cela est appellé aisné de toute creature, possédé par la divine Majesté au commencement des voÿes d'icelle, avant qu'elle fit chose quelconque, creé au commencement, avant les siecles: car en luy toutes choses sont faittes, et il est avant tous, et toutes choses sont establies en luy, et il est chef de toute l'Eglise, tenant en tout et par tout la primauté. On ne plante principalement la vigne que pour le fruict ; et partant, le fruict est le premier desiré et pretendu, quoy que les feuilles et les fleurs precedent en la production. Ainsy le grand Sauveur fut le premier en l'intention divine et en ce projet eternel que la divine Providence fit de la production des creatures: et en contemplation de ce fruict desirable fut plantee la vigne de l'univers et establie la succession de plusieurs generations, qui, a guise de feuilles et de fleurs, le devoyent preceder, comme avant coureurs et preparatifz convenables a la production de ce raisin que l'Espouse sacree loue tant es Cantiques, et la liqueur duquel res-jouit Dieu et les hommes.

            Mays donq maintenant, mon Theotime, qui doutera de l'abondance des moyens du salut, puisque nous avons un si grand Sauveur, en consideration duquel nous avons esté faitz, et par les merites duquel nous avons esté rachetés? Car il est mort pour tous, parce [103] que tous estoyent mortz; et sa misericorde a esté plus salutaire pour racheter la race des hommes, que la misere d'Adam n'avoit esté veneneuse pour la perdre. Et tant s'en faut que le peché d'Adam ayt surmonté la debonnaireté divine, que tout au contraire il l'a excitee et provoquee: si que, par une suave et tres amoureuse antiperistase et contention, elle s'est revigoree a la presence de son adversaire, et comme ramassant ses forces pour vaincre, elle a fait surabonder la grace ou l'iniquité avoit abondé; de sorte que la sainte Eglise, par un saint exces d'admiration, s'escrie, la veille de Pasques: «O peché d'Adam, a la verité necessaire, qui a esté effacé par la mort de Jesus Christ; o coulpe bien heureuse, qui a mérité d'avoir un tel et si grand Redempteur!» Certes, Theotime, nous pouvons dire comme cet ancien: « Nous estions perdus, si nous n'eussions esté perdus;» c'est a dire, nostre perte nous a esté a prouffit, puisqu'en effect la nature humaine a receu plus de graces par la redemption de son Sauveur, qu'elle n'en eust jamais receu par l'innocence d'Adam, s'il eust perseveré en icelle.

            Car encor que la divine Providence ait laissé en l'homme des grandes marques de sa severité parmi la grace mesme de sa misericorde, comme par exemple, la necessité de mourir, les maladies, les travaux, la rebellion de la sensualité, si est-ce que la faveur celeste surnageant a tout cela, prend playsir de convertir toutes ces miseres au plus grand prouffit de ceux qui l'ayment, faysant naistre la patience sur les travaux, le mespris du monde sur la necessité de mourir, et mille victoires sur la concupiscence : et comme l'arc-en-ciel touchant l'espine aspalatus la rend plus odorante que les lys, aussi la redemption de Nostre Seigneur touchant nos miseres, elle les rend plus utiles et aymables que n'eust jamais esté l'innocence originelle. Les Anges ont plus de joye au Ciel, dit le Sauveur, sur un pecheur penitent, que sur nonante neuf justes, qui [104] n'ont pas besoin de penitence: et de mesme, l'estat de la redemption vaut cent fois mieux que celuy de l'innocence. Certes, en l'arrousement du sang de Nostre Seigneur, fait par l'hysope de la Croix, nous avons esté remis en une blancheur incomparablement plus excellente que celle de la neige de l'innocence, sortans, comme Naaman, du fleuve de salut, plus purs et netz que si jamais nous n'eussions esté ladres; affin que la divine Majesté, ainsi qu'elle nous a ordonné de faire, ne fust pas vaincue par le mal, ains vainquist le mal par le bien, que sa misericorde, comme une huyle sacree, se tinst au dessus du jugement, et que ses miserations surmontassent toutes ses œuvres.

 

 

Chapitre VI. De quelques faveurs speciales exercees en la redemption des hommes par la divine providence

 

            Dieu, certes, monstre admirablement la richesse incomprehensible de son pouvoir, en cette si grande varieté de choses que nous voyons en la nature, mays il fait encor plus magnifiquement paroistre les thresors infinis de sa bonté, en la difference non pareille des biens que nous reconnoissons en la grace. Car, Theotime, il ne s'est pas contenté, en l'exces sacré de sa misericorde, d'envoyer a son peuple, c'est a dire au genre humain, une redemption generale et universelle, par laquelle un chacun peut estre sauvé; mais il l'a diversifiee en tant de manieres, que sa liberalité reluisant en toute cette varieté, cette varieté reciproquement embellit aussi sa liberalité. [105]

            Ainsy il destina premierement pour sa tressainte Mere une faveur digne de l'amour d'un Filz qui, estant tout sage, tout puissant et tout bon, se devoit preparer une Mere a son gré: et partant, il voulut que sa redemption luy fust appliquee par maniere de remede preservatif, affin que le peché, qui s'escouloit de generation en generation, ne parvinst point a elle. De sorte qu'elle fut rachetee si excellemment, qu'encor que par apres le torrent de l'iniquité originelle vinst rouler ses ondes infortunees sur la conception de cette sacree Dame, avec autant d'impetuosité comme il eust fait sur celle des autres filles d'Adam, si est-ce qu'estant arrivé la, il ne passa point outre, ains s'arresta court, comme fit anciennement le Jourdain du tems de Josué, et pour le mesme respect: car ce fleuve retint son cours en reverence du passage de l'Arche de l'alliance, et le peché originel retira ses eaux, reverant et redoutant la presence du vray Tabernacle de l'eternelle alliance.

            De cette maniere donques, Dieu destourna de sa glorieuse Mere toute captivité, luy donnant le bonheur des deux estatz de la nature humaine, puisqu'elle eut l'innocence que le premier Adam avoit perdue, et jouît excellemment de la redemption que le second luy acquit ; en suite dequoy, comme un jardin d'eslite qui devoit porter le fruit de vie, elle fut rendue florissante en toutes sortes de perfections, ce Filz de l'amour eternel ayant ainsy paré sa Mere de robbe d'or, recamee en belle varieté, affin qu'elle fust la Reyne de sa dextre, c'est a dire la premiere de tous les esleuz, qui jouiroit des delices de la dextre divine. Si que cette Mere sacree, comme toute reservee a son Filz, fut par luy rachetee, non seulement de la damnation, mais aussi de tout peril de la damnation, luy asseurant la grace et la perfection de la grace; en sorte qu'elle marchast comme une belle aube qui, commençant a poindre, va continuellement croissant en clarté jusques au plein jour. Redemption admirable, chef d'œuvre du Redempteur et la premiere de toutes les redemptions, par laquelle le Filz, d'un coeur vrayement [106] filial, prevenant sa Mere es benedictions de douceur, il la preserve non seulement du peché, comme les Anges, mais aussi de tout peril de peché et de tous les divertissemens et retardemens de l'exercice du saint amour. Aussi proteste-il qu'entre toutes les creatures raysonnables qu'il a choisies, cette Mere est son unique colombe, sa toute parfaite, sa toute chere Bien-aymee, hors de tout parangon et de toute comparayson. Dieu disposa aussi d'autres faveurs pour un petit nombre de rares creatures qu'il vouloit mettre hors du danger de la damnation, comme il est certain de saint Jean Baptiste, et tres probable de Hieremie et de quelques autres, que la divine Providence alla saisir dans le ventre de leur mere, et des Ihors les establit en la perpetuité de sa grace affin qu'ilz demeurassent fermes en son amour, bien que sujetz aux retardemens et pechés venielz, qui sont contraires a la perfection de l'amour et non a l'amour mesme. Et ces ames, en comparayson des autres, sont comme des reynes, tous-jours couronnees de charité, qui tiennent le rang principal en l'amour du Sauveur, apres sa Mere, laquelle est la Reyne des reynes; Reyne, non seulement couronnee d'amour, mays de la perfection de l'amour, et, qui plus est, couronnee de son Filz propre qui est le souverain object de l'amour, puisque les enfans sont la couronne de leurs peres et meres.

            Il y a encor d'autres ames, lesquelles Dieu disposa de laisser pour un tems exposees, non au peril de perdre le salut, mais bien au peril de perdre son amour; ains il permit qu'elles le perdissent en effect, ne leur asseurant point l'amour pour toute leur vie, ains seulement pour la fin d'icelle et pour certain tems precedent. Telz furent les Apostres, David, Magdeleine [107] et plusieurs autres, qui pour un tems demeurerent hors de l'amour de Dieu; mais en fin, estans une bonne fois convertis, furent confirmés en la grace jusques a la mort: de sorte que des Ihors, demeurans voirement sujetz a quelques imperfections, ilz furent toutefois exemptz de tout peché mortel, et par consequent du peril de perdre le divin amour; et furent comme des amies sacrees de l'Espoux celeste, parees voirement de la robbe nuptiale de son tressaint amour, mais non pas pourtant couronnees, parce que la couronne est un ornement de la teste, c'est a dire de la premiere partie de la personne; or, la premiere partie de la vie des ames de ce rang ayant esté sujette a l'amour des choses terrestres, elles ne peuvent porter la couronne de l'amour celeste, ains leur suffit d'en porter la robbe, qui les rend capables du lit nuptial de l'Espoux divin et d'estre eternellement, bienheureuses avec luy.

 

 

Chapitre VII. Combien la Providence sacree est admirable en la diversite des graces qu'elle distribue aux hommes

 

            Il y eut donq en la Providence eternelle une faveur incomparable pour la Reyne des reynes, Mere de tres belle dilection et toute tres uniquement parfaite. Il y en eut aussi des speciales pour des autres. Mays apres cela, cette souveraine Bonté respandit une abondance de graces et benedictions sur toute la race des hommes et la nature des Anges, de laquelle tous ont esté arrousés comme d'une pluye qui tombe sur les bons et les mauvais; tous ont esté esclairés comme d'une [108] lumiere qui illumine tout homme venant en ce monde; tous ont receu leur part, comme d'une semence qui tombe non seulement sur la bonne terre, mays emmi les chemins, entre les espines et sur les pierres; affin que tous fussent inexcusables devant le Redempteur, s'ilz n'employent cette tres abondante redemption pour leur salut.

            Mais pourtant, Theotime, quoy que cette tres abondante suffisance de graces soit ainsi versee sur toute la nature humaine, et qu'en cela nous soyons tous esgaux qu'une riche abondance de benedictions nous est offerte a tous, si est-ce neanmoins que la varieté de ces faveurs est si grande, qu'on ne peut dire qui est plus admirable, ou la grandeur de toutes les graces en une si grande diversité, ou la diversité en tant de grandeurs. Qui ne void qu'entre les Chrestiens les moyens du salut sont plus grans et puissans qu'entre les barbares, et que parmi les Chrestiens il y a des peuples et des villes ou les pasteurs sont plus fructueux et capables? Or, de nier que ces moyens exterieurs ne sovent pas des faveurs de la Providence divine, ou de revoquer en doute qu'ilz ne contribuent pas au salut et a la perfection des ames, ce seroit estre ingrat envers la Bonté celeste, et desmentir la veritable experience qui nous fait voir que, pour l'ordinaire, ou ces moyens exterieurs abondent, les interieurs ont plus d'effect et reussissent mieux.

            Certes, comme nous voyons qu'il ne se treuve jamais deux hommes parfaitement semblables es dons naturelz, aussi ne s'en treuve-il jamais de parfaitement esgaux es surnaturelz. Les Anges, comme le grand saint Augustin et saint Thomas asseurent, receurent la grace selon la varieté de leurs conditions naturelles: or, ilz sont tous, ou de differente espece, ou au moins de diverses conditions, puisqu'ilz sont distingués les [109] uns des autres; donques, autant qu'il y a d'Anges, il y a aussi de graces differentes. Et bien que, quant aux hommes, la grace ne soit pas donnee selon leurs conditions naturelles, toutefois la divine Douceur, prenant playsir et, par maniere de dire, s'esgayant en la production des graces, elle les diversifie en infinies façons, affin que de cette varieté se fasse le bel esmail de sa redemption et misericorde; dont l'Eglise chante en la feste de chasque Confesseur Evesque: Il ne s'en est point treuvé de semblable a luy. Et comme au Ciel, nul ne sçait le nom nouveau sinon celuy qui le reçoit, parce que chacun des Bienheureux a le sien particulier selon l'estre nouveau de la gloire qu'il acquiert, ainsy en terre chacun reçoit une grace si particuliere, que toutes sont diverses. Aussi nostre Sauveur compare sa grace aux perles, lesquelles, comme dit Pline, s'appellent autrement unions, parce qu'elles sont tellement uniques une chacune en ses qualités, qu'il ne s'en treuve jamais deux qui soyent parfaitement pareilles; et comme une estoile est differente de l'autre en clarté, ainsy seront differens les hommes les uns des autres en la gloire, signe evident qu'ilz l'auront esté en la grace. Or, cette varieté en la grace, ou cette grace en la varieté, fait une tres sacree beauté et tres suave harmonie qui res-jouit toute la sainte cité de Hierusalem la celeste.

            Mais il se faut bien garder de jamais rechercher pourquoy la supreme Sagesse a departi une grace a l'un plustost qu'a l'autre, ni pourquoy il fait abonder ses faveurs en un endroit plustost qu'en l'autre: non, Theotime, n'entrés jamais en cette curiosité; car ayans tous suffisamment, ains abondamment, ce qui est requis pour le salut, quelle rayson peut avoir homme du monde de se plaindre, s'il plait a Dieu de departir ses graces plus largement aux uns qu'aux autres? Si quelqu'un s'enqueroit pourquoy Dieu a fait les melons plus gros que les frayses, ou les lys plus grans que les violettes, pourquoy le romarin n'est pas une rose, ou pourquoy l'œillet n'est pas un soucy, pourquoy le paon [110] est plus beau qu'une chauvesouris, ou pourquoy la figue est douce et le citron aigrelet, on se moqueroit de ses demandes et on luy diroit: pauvre homme, puisque la beauté du monde requiert la varieté, il faut qu'il y ait des differentes et inegales perfections es choses, et que l'une ne soit pas l'autre; c'est pourquoy les unes sont petites, les autres grandes, les unes aigres, les autres douces, les unes plus, et les autres moins belles. Or c'en est de mesme es choses surnaturelles: Chaque personne a son don, un ainsy, et l'autre ainsy, dit le Saint Esprit. C'est donq une impertinence de vouloir rechercher pourquoy saint Paul n'a pas eu la grace de saint Pierre, ni saint Pierre celle de saint Paul; pourquoy saint Anthoine n'a pas esté saint Athanase, ni saint Athanase saint Hierosme: car on respondroit a ces demandes que l'Eglise est un jardin diapré de fleurs infinies, il y en faut donq de diverses grandeurs, de diverses couleurs, de diverses odeurs, et, en somme, de differentes perfections; toutes ont leur prix, leur grace et leur esmail, et toutes, en l'assemblage de leurs varietés, font une tres aggreable perfection de beauté.

 

 

Chapitre VIII. Combien Dieu desire que nous l'aymions

 

            Bien que la redemption du Sauveur nous soit appliquee en autant de differentes façons comme il y a d'ames, si est-ce neanmoins que l'amour est le moyen universel de nostre salut, qui se mesle par tout et sans lequel rien n'est salutaire, ainsy que nous dirons ailleurs. Aussi, le Cherubin fut mis a la porte du [111] paradis terrestre avec son espee flamboyante, pour nous apprendre que nul n'entrera au Paradis celeste qu'il ne soit transpercé du glaive de l'amour. Pour cela, Theotime, le doux Jesus, qui nous a rachetés par son sang, desire infiniment que nous l'aymions, affin que nous soyons eternellement sauvés, et desire que nous soyons sauvés, affin que nous l'aymions eternellement, son amour tendant a nostre salut et nostre salut a son amour. Hé, dit-il, je suis venu pour mettre le feu au monde, que pretens-je sinon qu'il arde? Mais pour declarer plus vivement l'ardeur de ce desir, il nous commande cet amour en termes admirables: Tu aymeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton ame, de toutes tes forces, c'est le premier et le plus grand commandement. Vray Dieu, Theotime, que le cœur divin est amoureux de nostre amour! Ne suffisoit-il pas qu'il eust publié une permission par laquelle il nous eust donné congé de l'aymer, comme Laban permit a Jacob d'aymer sa belle Rachel et de la gaigner par ses services? Mays non, il declare plus avant sa passion amoureuse envers nous, et nous commande de l'aymer de tout nostre pouvoir, affin que la consideration de sa Majesté et de nostre misere, qui font une tant infinie disparité et inegalité de luy a nous, ni autre pretexte quelconque, ne nous divertist de l'aymer. En quoy il tesmoigne bien, Theotime, qu'il ne nous a pas laissé l'inclination naturelle de l'aymer, pour neant; car affin qu'elle ne soit oyseuse, il nous presse de l'employer par ce commandement general, et affin que ce commandement puisse estre prattiqué, il ne laisse homme qui vive auquel il ne fournisse abondamment tous les moyens requis a cet effect.

            Le soleil visible touche tout de sa chaleur vivifiante, et comme l'amoureux universel des choses inferieures, [112] il leur donne la vigueur requise pour faire leurs productions; et de mesme la Bonté divine anime toutes les ames et encourage tous les coeurs a son amour, sans que homme quelcomque soit caché a sa chaleur. La Sapience eternelle, dit Salomon, presche tout en public, elle fait retentir sa voix emmi les places, elle crie et recrie devant les peuples, elle prononce ses paroles es portes des villes, elle dit: Jusques a quand sera-ce, o petitz enfans, que vous aymeres l'enfance? et jusques a quand sera-ce que les forcenés desireront les choses nuisibles, et que les imprudens haïront la science? Convertisses-vous, revenes a moy sur cet advertissement. Hé, voyci que je vous offre mon esprit et je vous monstreray ma parole. Et cette mesme Sapience poursuit en Ezechiel, disant: Que personne ne die, je suis emmi les pechés, et comment pourray-je revivre? ah non! car voyci que Dieu dit: Je suis vivant, et aussi vray que je vis, je ne veux point la mort de l'impie, mais qu'il se convertisse de sa voye et qu'il vive. Or, vivre selon Dieu, c'est aymer; et qui n'ayme pas, il demeure en la mort. Voyés donq, Theotime, si Dieu desire que nous l'aymions. Mais il ne se contente pas d'annoncer ainsy son extreme desir d'estre aymé, en public, en sorte que chacun puisse avoir part a son aymable semonce; ains il va mesme de porte en porte hurtant et frappant, protestant que si quelqu'un ouvre, il entrera chez luy et soupera avec luy, c'est a dire, il luy tesmoignera toute sorte de bienveuillance.

            Or, qu'est ce a dire tout cela, Theotime, sinon que Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de moyens pour l'aymer, et en l'aymant nous sauver, mais que c'est une suffisance riche, ample, magnifique, et telle qu'elle doit estre attendue d'une si grande bonté comme est la sienne? Le grand Apostre, parlant au pecheur obstiné: Mesprises-tu, dit-il, les richesses de la bonté, patience et longanimité de Dieu? ignores-tu que la benignité de Dieu t'amene a penitence? Mays toy, selon ta dureté et ton cœur [113] impenitent, tu te fays un thresor d'ire au jour de l'ire. Mon cher Theotime, Dieu n'exerce pas donques une simple suffisance de remedes pour convertir les obstinés, mais employe a cela les richesses de sa bonté. L'Apostre, comme vous voyes, oppose les richesses de la bonté de Dieu aux thresors de la malice du cœur impenitent, et dit que le cœur malicieux est si riche en iniquité, que mesme il mesprise les richesses de la debonnaireté par laquelle Dieu l'attire a penitence; et notés que ce ne sont pas simplement les richesses de la bonté divine que l'obstiné mesprise, mais les richesses attrayantes a penitence, richesses qu'on ne peut bonnement ignorer. Certes, cette riche, comble et plantureuse suffisance de moyens que Dieu eslargit aux pecheurs pour l'aymer, paroist presque par tout en l'Escriture: car voyes ce divin Amant a la porte; il ne bat pas simplement, il s'arreste a battre, il appelle l'ame: Sus, leve toy, ma bienaymee, depesche toy, et met sa main dans la serreure, pour voir s'il pourroit point ouvrir; s'il presche emmi les places, il ne presche pas simplement, mais il va criant, c'est a dire, il continue a crier; s'il exclame qu'on se convertisse, il semble qu'il ne l'a jamais asses repeté: Convertisses-vous, convertisses-vous, faites penitence, retournés a moy, vivés; pourquoy mourres-vous, mayson d'Israël? En somme, ce divin Sauveur n'oublie rien pour monstrer que ses miserations sont sur toutes ses œuvres, que sa misericorde surpasse son jugement, que sa redemption est copieuse, que son amour est infini, et, comme dit l'Apostre, qu'il est riche en misericorde, et que par consequent il voudrait que tous les hommes fussent sauvés, et qu'aucun ne perist. [114]

 

 

Chapitre IX. Comme l'amour eternel de Dieu envers nous previent nos cœurs de son inspiration affin que nous l'aymions

 

            Je t'ay aymé d'une charité perpetuelle, et fartant, je t'ay attiré, ayant pitié et misericorde de toy; et derechef je te reedifieray, et seras edifiee toy, vierge d'Israël. Ce sont paroles de Dieu, par lesquelles il promet que le Sauveur venant au monde, establira un nouveau regne en son Eglise, qui sera son Espouse vierge et vraye Israëlite spirituelle. Or, comme vous voyes, Theotime, ce n'a pas esté par aucun merite des œuvres que nous eussions fait, mais selon sa misericorde qu'il nous a sauvés, par cette charité ancienne, ains eternelle, qui a esmeu sa divine Providence de nous attirer a soy. Que si le Pere ne nous eust tirés, jamais nous ne fussions venus au Filz nostre Sauveur, ni par consequent au salut.

            Il y a certains oyseaux, Theotime, qu'Aristote nomme apodes, parce qu'ayans les jambes extremement courtes et les pieds sans force, ilz ne s'en servent non plus que s'ilz n'en avoyent point: que si une fois ilz prennent terre, ilz y demeurent pris, sans que jamais d'eux mesmes ilz puissent reprendre le vol, d'autant que n'ayans nul usage des jambes ni des pieds, ilz n'ont pas non plus le moyen de se pousser et relancer en l'air; et partant, ilz demeurent la croupissans et y meurent, sinon que quelque vent propice a leur impuissance, jettant ses bouffees sur la face de la terre, les vienne saisir et enlever, comme il fait plusieurs autres choses; car alhors, si employans leurs aysles ilz correspondent a cet eslan et premier essor que le vent leur donne, [115] le mesme vent continue aussi son secours envers eux, les poussant de plus en plus au vol.

            Theotime, les Anges sont comme les oyseaux que, pour leur beauté et rareté, on appelle oyseaux de Paradis, qu'on ne vit jamais en terre que mortz; car ces espritz celestes ne quitterent pas plus tost l'amour divin pour s'attacher a l'amour propre, que soudain ilz tomberent comme mortz, ensevelis es enfers, d'autant que ce que la mort fait es hommes, les separant pour jamais de cette vie mortelle, la cheute le fit es Anges, les separant pour tous-jours de la vie eternelle. Mais nous autres humains, nous ressemblons plustost aux apodes: car s'il nous advient de quitter l'air du saint amour divin pour prendre terre et nous attacher aux creatures, ce que nous faysons toutes les fois que nous offençons Dieu, nous mourons voirement, mais non pas d'une mort si entiere qu'il ne nous reste un peu de mouvement, et, avec cela, des jambes et des pieds, c'est a dire quelques menues affections qui nous peuvent faire faire quelques essays d'amour; mays cela pourtant est si foible, qu'en verité nous ne pouvons plus de nous mesmes desprendre nos cœurs du peché, ni nous relancer au vol de la sacree dilection, laquelle, chetifz que nous sommes, nous avons perfidement et volontairement quittee.

            Et certes, nous meriterions bien de demeurer abandonnés de Dieu quand, avec cette desloyauté, nous l'avons ainsy abandonné. Mays son eternelle charité ne permet pas souvent a sa justice d'user de ce chastiment, ains excitant sa compassion, elle le provoque a nous retirer de nostre malheur: ce qu'il fait, envoyant le vent favorable de sa tressainte inspiration, laquelle venant avec une douce violence dans nos cœurs, elle les saisit et les esmeut, relevant nos pensees et poussant nos affections en l'air du divin amour.

            Or, ce premier eslan ou esbranlement que Dieu donne en nos cœurs pour les inciter a leur bien, se fait voirement en nous, mais non pas par nous; car il arrive a l'improveu avant que nous y ayons ni pensé [116] ni peu penser, puisque nous n'avons aucune suffisance pour de nous mesmes, comme de nous mesmes, penser aucune chose qui regarde nostre salut ; mais toute nostre suffisance est de Dieu, lequel ne nous a pas seulement aymés avant que nous fussions, mais encor affin que nous fussions, et que nous fussions saintz: en suite dequoy il nous previent es benedictions de sa douceur paternelle, et excite nos espritz pour les pousser a la sainte repentance et conversion. Voyés, je vous prie, Theotime, le pauvre prince des Apostres tout engourdi dans son peché en la triste nuit de la Passion de son Maistre: il ne pensoit non plus a se repentir de son peché que si jamais il n'eust conneu son divin Sauveur; et comme un chetif apode atterré, il ne se fust onques relevé, si le coq, comme instrument de la divine Providence, n'eust frappé de son chant a ses oreilles, a mesme que le doux Redempteur, jettant un regard salutaire comme une sagette d'amour, transperça ce cœur de pierre qui rendit par apres tant d'eau, a guise de l'ancienne pierre lhors qu'elle fut frappee par Moyse au desert. Mais voyés derechef cet Apostre sacré dormant dans la prison d'Herodes, lié de deux chaisnes: il est la en qualité de martyr, et neanmoins il represente le pauvre homme qui dort emmi le peché, prisonnier et esclave de Satan. Helas, qui le delivrera? L'Ange descend du Ciel, et frappant sur le flanc du grand saint Pierre prisonnier, le resveille, disant: Sus, leve-toy; et l'inspiration vient du Ciel comme un Ange, laquelle battant droit sur le cœur du pauvre pecheur, l'excite affin qu'il se leve de son iniquité.

            N'est-il pas donq vray, mon cher Theotime, que cette premiere esmotion et secousse que l'ame sent, quand Dieu, la prevenant d'amour, l'esveille et l'excite a quitter le peché et se retourner a luy, et non seulement cette secousse, ains tout le resveil se fait en nous et pour nous, mays non pas par nous? Nous sommes esveillés, mays nous ne nous sommes pas esveillés de nous mesmes; c'est l'inspiration qui nous a esveillés, [117] et pour nous esveiller, elle nous a esbranlés et secoués. Je dormois, dit cette devote Espouse, et mon Espoux, qui est mon cœur, veilloit; hé, voy-le cy qu'il m'esveille, m'appellant par le nom de nos amours, et j'entens bien que c'est luy a sa voix. C'est en sursaut et a l'improuveu que Dieu nous appelle et resveille par sa tressainte inspiration: en ce commencement de la grace celeste, nous ne faysons rien que sentir l'esbranlement «que Dieu fait en nous,» comme dit saint Bernard, mais «sans nous.»

 

 

Chapitre X. Que nous repoussons bien souvent l'inspiration et refusons d'aymer Dieu

 

            Malheur a toy, Corozaïn, malheur a toy, Bethsaïda; car si en Tyr et en Sidon eussent esté faittes les vertus qui ont esté faittes en toy, ilz eussent fait penitence avec la haire et la cendre: c'est la parole du Sauveur. Oyés donq, je vous prie, Theotime, que les habitans de Corozaïn et Bethsaïda, enseignés en la vraye religion, ayans receu des faveurs si grandes qu'elles eussent en effect converti les payens mesmes, neanmoins ils demeurerent obstinés et ne voulurent onques s'en prevaloir, rejettant cette sainte lumiere par une rebellion incomparable. Certes, au jour du jugement, les Ninivites et la reyne de Saba se leveront contre les Juifz et les convaincront d'estre dignes de damnation; parce que, quant aux Ninivites, estans idolatres et de nation barbare, a la voix de Jonas ilz se convertirent et firent penitence; et quant a la reyne de Saba, quoy qu'elle fust engagee dans les affaires d'un royaume, neanmoins, ayant ouï la renommee de [118] la sagesse de Salomon, elle quitta tout pour le venir ouïr: et cependant les Juifz, oyans de leurs oreilles la divine sagesse du vray Salomon, Sauveur du monde, voyans de leurs yeux ses miracles, touchans de leurs mains ses vertus et bienfaitz, ne laisserent pas de s'endurcir et resister a la grace qui leur estoit offerte. Voyés donq derechef, Theotime, que ceux qui ont receu moins d'attraitz sont tirés a la penitence, et ceux qui en ont plus receu s'obstinent; ceux qui ont moins de sujet de venir, viennent a l'eschole de la Sagesse, et ceux qui en ont plus, demeurent en leur folie.

            Ainsy se fera le jugement de comparayson, comme tous les Docteurs ont remarqué, qui ne peut avoir aucun fondement sinon en ce que les uns, ayans esté favorisés d'autant ou plus d'attraitz que les autres, auront neanmoins refusé leur consentement a la misericorde; et les autres, assistés d'attraitz pareilz, ou mesme moindres, auront suivi l'inspiration et se seront rangés a la tressainte penitence. Car, comme pourroit-on autrement reprocher avec rayson aux impenitens leur impenitence, par la comparayson de ceux qui se sont convertis? Certes, Nostre Seigneur monstre clairement, et tous les Chrestiens entendent simplement, qu'en ce juste jugement on condamnera les Juifz par comparayson des Ninivites, parce que ceux la ont eu beaucoup de faveur et n'ont eu aucun amour, beaucoup d'assistance et nulle repentance; ceux cy, moins de faveur et beaucoup d'amour, moins d'assistance et beaucoup de penitence.

            Le grand saint Augustin donne une grande clarté a ce discours par celuy qu'il fait au livre douziesme de la Cité de Dieu, chapitre VI, VII, VIII, IX; car encor qu'il regarde particulierement les Anges, si est ce toutefois qu'il apparie les hommes a eux pour ce point. Or, apres avoir establi, au chapitre VI, deux hommes, entierement esgaux en bonté et en toutes choses, agités d'une mesme tentation, il presuppose que l'un puisse resister, et l'autre ceder a l'ennemi. Puis, au chapitre IX, ayant preuvé que tous les Anges furent creés en charité, [119] avoüant encor comme chose probable que la grace et charité fut esgale en tous eux, il demande comme il est advenu que les uns ont perseveré et fait progres en leur bonté jusques a parvenir a la gloire, et les autres ont quitté le bien pour se ranger au mal jusques a la damnation. Et il respond, qu'on ne sçauroit dire autre chose, sinon que les uns ont perseveré, par la grace du Createur, en l'amour chaste qu'ilz receurent en leur creation, et les autres, de bons qu'ilz estoient, se rendirent mauvais par leur propre et seule volonté.

            Mays s'il est vray, comme saint Thomas le preuve extremement bien, que la grace ayt esté diversifiee es Anges a proportion et selon la varieté de leurs dons naturelz, les Seraphins auront eu une grace incomparablement plus excellente que les simples Anges du dernier ordre. Comme sera-il donq arrivé que quelques uns des Seraphins, voire le premier de tous, selon la plus probable et commune opinion des Anciens, soyent descheus, tandis qu'une multitude innombrable des autres Anges, inferieurs en nature et en grace, ont excellemment et courageusement perseveré? D'ou vient que Lucifer, tant eslevé par nature et sureslevé par grace, est tombé, et que tant d'Anges, moins avantagés, sont demeurés debout en leur fidelité? Certes, ceux qui ont perseveré en doivent toute la louange a Dieu, qui par sa misericorde les a creés et maintenus bons; mais Lucifer et tous ses sectateurs, a qui peuvent-ilz attribuer leur cheute sinon, comme dit saint Augustin, a leur propre volonté, qui a par sa liberté quitté la grâce divine qui les avoit si doucement prevenus? Comment es-tu tombé, o grand Lucifer, qui tout ainsy qu'une belle aube sortois en ce monde invisible, revestu de la charité premiere, comme du commencement de la clarté d'un beau jour qui devoit croistre jusques au [120] midy de la gloire eternelle? La grace ne t'a pas manqué, car tu l'avois, comme ta nature, la plus excellente de tous, mais tu as manqué a la grace; Dieu ne t'avoit pas destitué de l'operation de son amour, mais tu privas son amour de ta cooperation; Dieu ne t'eust jamais rejetté, si tu n'eusses rejetté sa dilection. O Dieu tout bon, vous ne laissés que ceux qui vous laissent, vous ne nous ostés jamais vos dons, sinon quand nous vous ostons nos cœurs. Nous desrobbons les biens de Dieu si nous nous attribuons la gloire de nostre salut, mais nous deshonnorons sa misericorde si nous disons qu'elle nous a manqué; nous offensons sa liberalité si nous ne confessons ses bienfaitz, mais nous blasphemons sa bonté si nous nions qu'elle nous ait assistés et secourus. En somme, Dieu crie haut et clair a nos oreilles: Ta perte vient de toy, o Israël, et en moy seul se treuve ton secours.

 

 

Chapitre XI. Qu'il ne tient pas a la divine Bonté que nous n'ayons un tres excellent amour

 

            O Dieu, Theotime, si nous recevions les inspirations celestes selon toute l'estendue de leur vertu, qu'en peu de tems nous ferions de grans progres en la sainteté! Pour abondante que soit la fontaine, ses eaux n'entreront pas en un jardin selon leur affluence, mais selon la petitesse ou grandeur du canal par ou elles y sont conduites. Quoy que le Saint Esprit, comme une source d'eau vive, aborde de toutes pars nostre cœur pour respandre sa grace en iceluy, toutefois, ne voulant pas qu'elle entre en nous sinon par le libre consentement [121] de nostre volonté, il ne la versera point que selon la mesure de son bon playsir et de nostre propre disposition et cooperation, ainsy que dit le sacré Concile, qui aussi, comme je pense, a cause de la correspondance de nostre consentement avec la grace, appelle la reception d'icelle reception volontaire.

            En ce sens saint Paul nous exhorte de ne point recevoir la grace de Dieu en vain: car, comme un malade qui ayant receu la medecine en sa main ne l'avaleroit pas dans son estomach, auroit voirement receu la medecine, mais sans la recevoir, c'est a dire il l'auroit receüe en une façon inutile et infructueuse, de mesme, nous recevons la grace de Dieu en vain, quand nous la recevons a la porte du cœur et non pas dans le consentement du cœur; car ainsy nous la recevons sans la recevoir, c'est a dire nous la recevons sans fruit, puisque ce n'est rien de sentir l'inspiration sans y consentir. Et comme le malade auquel on auroit donné en main la medecine, s'il la recevoit seulement en partie et non pas toute, elle ne feroit aussi l'operation qu'en partie et non pas entierement, ainsy, quand Dieu nous envoye une inspiration grande et puissante pour embrasser son saint amour, si nous ne consentons pas selon toute son estendue, elle ne profitera pas aussi qu'a cette mesure la. Il arrive que, estans inspirés de faire beaucoup, nous ne consentons pas a toute l'inspiration, ains seulement a quelque partie d'icelle; comme firent ces bons personnages de l'Evangile, qui, sur l'inspiration que Nostre Seigneur leur fit de le suivre, vouloyent reserver, l'un d'aller premier ensevelir son pere, et l'autre d'aller prendre congé des siens.

            Tandis que la pauvre vefve eut des vaysseaux vuides, l'huyle de laquelle Helisee avoit miraculeusement impetré la maltiplication ne cessa jamais de couler, et quand il n'y eut plus de vaysseaux pour la recevoir, elle cessa d'abonder. A mesure que nostre cœur se dilate, ou, pour mieux parler, a mesure qu'il se laisse eslargir et dilater, et qu'il ne refuse pas le vuide de son consentement a la misericorde divine, elle verse tous-jours et [122] respand sans cesse dans iceluy ses sacrees inspirations, qui vont croissant et nous font croistre de plus en plus en l'amour sacré; mays quand il n'y a plus de vuide et que nous ne prestons pas davantage de consentement, elle s'arreste.

            A quoy tient-il donques que nous ne sommes pas si avancés en l'amour de Dieu comme saint Augustin, saint François, sainte Catherine de Gennes, ou sainte Françoise? Theotime, c'est parce que Dieu ne nous en a pas fait la grace. Mais pourquoy est-ce que Dieu ne nous en a pas fait la grace? parce que nous n'avons pas correspondu comme nous devions, a ses inspirations. Et pourquoy n'avons-nous pas correspondu? parce qu'estans libres nous avons ainsy abusé de nostre liberté. Mais pourquoy avons-nous abusé de nostre liberté? Theotime, il ne faut pas passer plus avant, car, comme dit saint Augustin, la depravation de nostre volonté ne provient d'aucune cause, ains de la defaillance de la cause qui commet le peché. Et ne faut pas penser qu'on puisse rendre rayson de la faute que l'on fait au peché, car la faute ne seroit pas peché si elle n'estoit sans rayson.

            Le devot frere Rufin, sur quelque vision qu'il avoit eue de la gloire a laquelle le grand saint François parviendroit par son humilité, luy fit cette demande: «Mon cher Pere, je vous supplie de me dire en verité quelle opinion vous aves de vous mesme. Et le Saint luy dit: Certes, je me tiens pour le plus grand pecheur du monde, et qui sers le moins Nostre Seigneur. Mais, repliqua frere Rufin, comment pouves vous dire cela en verité et conscience, puisque plusieurs autres, comme l'on void manifestement, commettent plusieurs grans pechés, desquelz, grace a Dieu, vous estes exempt? A quoy saint François respondant: Si Dieu eust favorisé, dit-il, ces autres desquelz vous parles, avec autant de misericorde comme il m'a favorisé, je suis certain que, pour meschans qu'ilz soyent maintenant, ilz eussent esté beaucoup plus reconnoissans des dons de Dieu que je ne suis, et le serviroyent beaucoup mieux que je ne [123] fay; et si mon Dieu m'abandonnoit, je commettrois plus de meschancetés qu'aucun autre.»

            Vous voyés, Theotime, l'advis de cet homme, qui ne fut presque pas homme, ains un Seraphin en terre. Je sçay qu'il parloit ainsy de soy mesme par humilité, mais il croyoit pourtant estre une vraye verité qu'une grace egale, faitte avec une pareille misericorde, puisse estre plus utilement employee par l'un des pecheurs que par l'autre. Or, je tiens pour oracle le sentiment de ce grand docteur en la science des Saintz, qui, nourri en l'eschole du Crucifix, ne respiroit que les divines inspirations. Aussi, cet apophtegme a esté loué et repeté par tous les plus devotz qui sont venus despuis, entre lesquelz plusieurs ont estimé que le grand apostre saint Paul avoit dit en mesme sens qu'il estoit le premier de tous les pecheurs.

            La bienheureuse Mere Therese de Jesus, vierge certes aussi toute angelique, parlant de l'orayson de quietude, dit ces paroles: «Il y a plusieurs ames lesquelles arrivent jusques a cet estat, et celles qui passent outre sont en bien petit nombre, et ne sçay qui en est la cause. Pour certain, la faute n'est pas de la part de Dieu, car, puisque sa divine Majesté nous ayde et fait cette grace que nous arrivions jusques a ce point, je croy qu'il ne manqueroit pas de nous en faire encor davantage, si ce n'estoit nostre faute et l'empeschement que nous y mettons de nostre part.» Soyons donques attentifs, Theotime, a nostre avancement en l'amour que nous devons a Dieu, car celuy qu'il nous porte ne nous manquera jamais. [124]

 

 

Chapitre XII. Que les attraitz divins nous laissent en pleine liberté de les suivre ou les repousser

 

            Je ne parleray point ici, mon cher Theotime, de ces graces miraculeuses qui ont presque en un moment transformé les loups en bergers, les rochers en eau et les persecuteurs en predicateurs. Je laisse a part ces vocations toutes puissantes et ces attraitz saintement violens, par lesquelz Dieu en un instant a transferé quelques ames d'eslite de l'extremité de la coulpe a l'extremité de la grace, faysant en elles, par maniere de dire, une certaine transsubstantiation morale et spirituelle, comme il arriva au grand Apostre, qui de Saul, vaysseau de persecution, devint subitement Paul, vaysseau d'élection. Il faut donner un rang particulier a ces ames privilegiees esquelles Dieu s'est pleu d'exercer non la seule affluence, mais l'inondation, et, s'il faut ainsy dire, non la seule liberalité et effusion, mais la prodigalité et profusion de son amour. La justice divine nous chastie en ce monde par des punitions qui, pour estre ordinaires, sont aussi presque tous-jours inconneües et imperceptibles; quelquefois neanmoins il fait des deluges et abismes de chastimens, pour faire reconnoistre et craindre la severité de son indignation. Ainsy sa misericorde convertit et gratifie ordinairement les ames en une maniere si douce, suave et delicate, qu'a peyne apperçoit-on son mouvement; et neanmoins il arrive quelquefois, que cette Bonté souveraine, surpassant ses rivages ordinaires, comme un fleuve enflé et pressé de l'affluence de ses eaux qui se desborde emmi la plaine, elle fait une effusion de ses graces si impetueuse, quoy qu'amoureuse, qu'en un moment elle detrempe et couvre [125] toute une ame de benedictions, affin de faire paroistre les richesses de son amour, et que, comme sa justice procede communement par voye ordinaire, et quelquefois par voye extraordinaire, aussi sa misericorde fasse l'exercice de sa liberalité par voÿe ordinaire sur le commun des hommes, et sur quelques uns aussi par des moyens extraordinaires.

            Mays quelz sont donq les cordages ordinaires par lesquelz la divine Providence a accoustumé de tirer nos cœurs a son amour? Telz, certes, qu'elle mesme les marque, descrivant les moyens dont elle usa pour tirer le peuple d'Israël de l'Egypte et du desert en la Terre de promission: Je les tiray, dit-elle par Osee, avec des liens d'humanité, avec des liens de charité et d'amitié. Sans doute, Theotime, nous ne sommes pas tirés a Dieu par des liens de fer, comme les taureaux et les buffles, ains par maniere d'allechemens, d'attraitz delicieux et de saintes inspirations, qui sont en somme les liens d'Adam et d'humanité; c'est a dire proportionnés et convenables au cœur humain, auquel la liberté est naturelle. Le propre lien de la volonté humaine, c'est la volupté et le playsir: «On monstre des noix a un enfant,» dit saint Augustin, «et il est attiré en aymant; il est attiré par le lien, non du cors, mais du cœur.» Voyés donq comme le Pere eternel nous tire: en nous enseignant il nous delecte, non pas en nous imposant aucune necessité; il jette dedans nos cœurs des délectations et playsirs spirituelz, comme des sacrees amorces par lesquelles il nous attire suavement a recevoir et gouster la douceur de sa doctrine.

            En cette sorte donq, trescher Theotime, nostre franc arbitre n'est nullement forcé ni necessité par la grace; ains, nonobstant la vigueur toute puissante de la main misericordieuse de Dieu, qui touche, environne et lie l'ame de tant et tant d'inspirations, de semonces et d'attraitz, cette volonté humaine demeure parfaittement [126] libre, franche et exempte de toute sorte de contrainte et de necessité. La grace est si gracieuse et saisit si gracieusement nos cœurs pour les attirer, qu'elle ne gaste rien en la liberté de nostre volonté; elle touche puissamment, mais pourtant si delicatement, les ressortz de nostre esprit, que nostre franc arbitre n'en reçoit aucun forcement; la grace a des forces, non pour forcer, ains pour allecher le cœur; elle a une sainte violence, non pour violer, mais pour rendre amoureuse nostre liberté; elle agit fortement, mais si suavement, que nostre volonté ne demeure point accablee sous une si puissante action; elle nous presse, mais elle n'oppresse pas nostre franchise: si que nous pouvons, emmi ses forces, consentir ou resister a ses mouvemens selon qu'il nous plaist.

            Mais ce qui est autant admirable que veritable, c'est que quand nostre volonté suit l'attrait et consent au mouvement divin, elle le suit aussi librement comme librement elle resiste, quand elle resiste, bien que le consentement a la grace depende beaucoup plus de la grace que de la volonté, et que la resistance a la grace ne depende que de la seule volonté: tant la main de Dieu est amiable au maniement de nostre cœur, tant elle a de dexterité pour nous communiquer sa force sans nous oster nostre liberté, et pour nous donner le mouvement de son pouvoir sans empescher celuy de nostre vouloir; adjustant sa puissance a sa suavité en telle sorte que, comme en ce qui regarde le bien sa puissance nous donne suavement le pouvoir, aussi sa suavité maintient puissamment la liberté de nostre vouloir. Si tu sçavois le don de Dieu, dit le Sauveur a la Samaritaine, et qui est celuy qui te dit, donne-moy a boire, toy mesme peut estre luy eusses demandé, et il t'eust donné de l'eau vive. Voyés de grace, Theotime, le trait du Sauveur, quand il parle de ses attraitz: Si tu sçavois, veut il dire, le don de Dieu, sans doute tu serois esmeüe et attiree a demander l'eau de la vie eternelle, et peut estre que tu la demanderois; comme s'il disoit: Tu aurois le pouvoir [127] et serois provoquee a demander, et neanmoins tu ne serois pas forcee ni necessitee; ains seulement peut estre tu la demanderois: car ta liberté te demeureroit pour la demander ou ne la demander pas. Telles sont les paroles du Sauveur, selon l'edition ordinaire et selon la leçon de saint Augustin sur saint Jean.

            En somme, «si quelqu'un disoit que nostre franc arbitre ne coopere pas, consentant a la grace dont Dieu le previent, ou qu'il ne peut pas rejetter la grace et luy refuser son consentement,» il contrediroit a toute l'Escriture, a tous les anciens Peres, a l'experience, et serait excommunié par le sacré Concile de Trente. Mais quand il est dit que nous pouvons rejetter l'inspiration celeste et les attraitz divins, on n'entend pas, certes, qu'on puisse empescher Dieu de nous inspirer ni de jetter ses attraitz en nos cœurs; car, comme j'ay des-ja dit, cela se fait «en nous» et «sans nous;» ce sont des faveurs que Dieu nous fait avant que nous y ayons pensé: il nous esveille lhors que nous dormons, et, par consequent, nous nous treuvons esveillés avant qu'y avoir pensé; mais il est en nous de nous lever ou de ne nous lever pas, et bien qu'il nous ayt esveillés sans nous, il ne nous veut pas lever sans nous. Or, c'est resister au resveil que de ne se point lever et se rendormir, puisque on ne nous resveille que pour nous faire lever. Nous ne pouvons pas empescher que l'inspiration ne nous pousse et, par consequent, ne nous esbranle; mais si, a mesure qu'elle nous pousse, nous la repoussons pour ne point nous laisser aller a son mouvement, alhors nous resistons. Ainsy le vent ayant saisi et enlevé nos oyseaux apodes, il ne les portera guere loin s'ilz n'estendent leurs aysles et ne cooperent, se guindans et volans en l'air auquel ilz ont esté lancés. Que si, au contraire, amorcés peut estre de quelque verdure qu'ilz voyent en bas ou engourdis d'avoir croupi en terre, au lieu de seconder le vent ilz tiennent leurs aysles pliees et se jettent derechef en bas, ilz ont voirement receu en effect le mouvement du vent, mais en vain, puisqu'ilz ne s'en sont pas prevalus. Theotime, [128] les inspirations nous previennent, et avant que nous y ayons pensé elles se font sentir, mais apres que nous les avons senties, c'est a nous d'y consentir pour les seconder et suivre leurs attraitz, ou de dissentir et les repousser: elles se font sentir a nous, sans nous, mais elles ne nous font pas consentir sans nous.

 

 

Chapitre XIII. Des premiers sentimens d'amour que les attraitz divins font en l'ame, avant qu'elle ayt la foy

 

            Le mesme vent qui releve les apodes se prend premierement a leurs plumes, comme parties plus legeres et susceptibles de son agitation, par laquelle il donne d'abord du mouvement a leurs aysles, les estendant et despliant en sorte qu'elles luy servent de prise pour saisir l'oyseau et l'emporter en l'air. Que si l'apode ainsy enlevé contribue le mouvement de ses aysles a celuy du vent, le mesme vent qui l'a poussé l'aydera de plus en plus a voler fort aysement. Ainsy, mon cher Theotime, quand l'inspiration, comme un vent sacré, vient pour nous pousser en l'air du saint amour, elle se prend a nostre volonté, et par le sentiment de quelque celeste delectation elle l'esmeut, estendant et despliant l'inclination naturelle, qu'elle a au bien, en sorte que cette inclination mesme luy serve de prise pour saisir nostre esprit: et tout cela, comme j'ay dit, se fait «en nous, sans nous,» car c'est la faveur divine qui nous previent en cette sorte. Que si nostre esprit ainsy saintement prevenu, sentant les aysles de son inclination esmeües, despliees, estendues, poussees et agitees par ce vent celeste, contribue tant soit peu son consentement, ah, quel bonheur, Theotime; car la mesme inspiration et faveur qui nous a saisi, meslant [129] son action avec nostre consentement, animant nos foibles mouvemens de la force du sien, et vivifiant nostre imbecille cooperation par la puissance de son operation, elle nous aydera, conduira et accompaignera d'amour en amour, jusques a l'acte de la tressainte foy, requis pour nostre conversion.

            Vray Dieu, Theotime, quelle consolation de considerer la sacree methode avec laquelle le Saint Esprit respand les premiers rayons et sentimens de sa lumiere et chaleur vitale dedans nos cœurs. 0 Jesus, que c'est un playsir delicieux de voir l'amour celeste, qui est le soleil des vertus, quand petit a petit, par des progres qui insensiblement se rendent sensibles, il va desployant sa clarté sur une ame, et ne cesse point qu'il ne l'ayt toute couverte de la splendeur de sa presence, luy donnant en fin la parfaitte beauté de son jour! 0 que cette aube est gaye, belle, amiable et aggreable! Mays pourtant il est vray que, ou l'aube n'est pas jour, ou, si elle est jour, c'est un jour commençant, un jour naissant, c'est plustost l'enfance du jour que le jour mesme: et de mesme, sans doute, ces mouvemens d'amour qui precedent l'acte de la foy requis a nostre justification, ou ilz ne sont pas amour, a proprement parler, ou ilz sont un amour commençant et imparfait; ce sont les premiers bourgeons verdoyans que l'ame eschauffee du soleil celeste, comme un arbre mystique, commence a jetter au printems, qui sont plustost presages de fruitz que fruitz.

            Saint Pachome, Ihors encor tout jeune soldat et sans connoissance de Dieu, enroollé sous les enseignes de l'armee que Constance avoit dressee contre le tyran Maxence, vint avec la trouppe de laquelle il estoit, loger au pres d'une petite ville non guere esloignee de Thebes, ou, non seulement luy, mais toute l'armee se treuva en extreme disette de vivres: ce qu'ayant entendu les habitans de la petite ville, qui par bonne rencontre estoyent fidelles de Jesus Christ, et par consequent amis et secourables au prochain, ilz prouveurent soudain a la necessité des soldatz, mais avec tant de [130] soin, de courtoisie et d'amour, que Pachome en fut tout ravi d'admiration; et demandant quelle nation estoit celle-la, si bonteuse, amiable et gracieuse, on luy dit que c'estoyent des Chrestiens; et s'enquerant derechef quelle loy et maniere de vivre estoit la leur, il apprit qu'ilz croyoient en Jesus Christ, Filz unique de Dieu, et faisoyent bien a toutes sortes de personnes, avec ferme esperance d'en recevoir de Dieu mesme une ample recompence. Helas, Theotime, le pauvre Pachome, quoy que de bon naturel, dormoit pour lhors dans la couche de son infidelité; et voyla que tout a coup, Dieu se treuve a la porte de son cœur, et par le bon exemple de ces Chrestiens, comme par une douce voix, il l'appelle, l'esveille et luy donne le premier sentiment de la chaleur vitale de son amour; car a peyne eut-il ouï parler, comme je viens de dire, de l'aymable loy du Sauveur, que tout rempli d'une nouvelle lumiere et consolation interieure, se retirant a part et ayant quelque tems pensé en soy mesme, il haussa les mains au ciel, et avec un profond souspir il se print a dire: «Seigneur Dieu, qui avés fait le ciel et la terre, si vous daignés jetter vos yeux sur ma bassesse et sur ma peyne et me donner connoissance de vostre Divinité, je vous prometz de vous servir, et d'obeir toute ma vie a vos commandemens.» Depuis cette priere et promesse, l'amour du vray bien et de la pieté prit un tel accroissement en luy, qu'il ne cessoit point de prattiquer mille et mille exercices de vertu.

            Il m'est advis, certes, que je voy en cet exemple un rossignol qui, se resveillant a la prime aube, commence a se secouer, s'estendre, desployer ses plumes, voleter de branche en branche dans son buisson, et petit a petit gazouiller son delicieux ramage: car n'aves-vous pas pris garde, comme le bon exemple de ces charitables Chrestiens excita et resveilla en sursaut le bienheureux Pachome? Certes, cet estonnement d'admiration qu'il [131] en eut ne fut autre chose que son resveil, auquel Dieu le toucha, comme le soleil touche la terre, avec un rayon de sa clarté, qui le remplit d'un grand sentiment de playsir spirituel. C'est pourquoy Pachome se secoue des divertissemens, pour avec plus d'attention et de facilité recueillir et savourer la grace receüe, se retirant a part pour y penser; puis il estend son cœur et ses mains au ciel, ou l'inspiration l'attire, et commençant a desployer les aysles de ses affections, voletant entre la desfiance de soy mesme et la confiance en Dieu, il entonne d'un air humblement amoureux le cantique de sa conversion, par lequel il tesmoigne d'abord que des-ja il connoist un seul Dieu, Createur du ciel et de la terre; mais il connoist aussi qu'il ne le connoist pas encor asses pour le bien servir, et partant, il supplie qu'une plus grande connoissance luy soit donnee, affin qu'il puisse par icelle parvenir au parfait service de sa divine Majesté.

            Cependant voyes, je vous prie, Theotime, comme Dieu va doucement renforçant peu a peu la grace de son inspiration dedans les cœurs qui consentent, les tirant apres soy comme de degré en degré sur cette eschelle de Jacob. Mais quelz sont ses attraitz? Le premier, par lequel il nous previent et resveille, se fait par luy «en nous» et «sans nous;» tous les autres se font aussi par luy, et «en nous,» mais non pas «sans nous.» Tires-moy, dit l'Espouse sacree, c'est a dire, commences le premier, car je ne sçaurois m'esveiller de moy mesme, je ne sçaurois me mouvoir si vous ne m'esmouves; mays quand vous m'aures esmeüe, alhors, o le cher Espoux de mon ame, nous courrons nous deux: vous courres devant moy en me tirant tous-jours plus avant, et moy je vous suivray a la course, consentant a vos attraitz; mays que personne n'estime que vous m'allies tirant apres vous comme une esclave forcee ou comme une charrette inanimee; ah non, vous me tires a l'odeur de vos parfums. Si je vous vay suivant, ce n'est pas que vous me traisnies, c'est que vous m'alleches; vos attraitz sont puissans, mays non pas violens, [132] puisque toute leur force consiste en leur douceur. Les parfums n'ont point d'autre pouvoir pour attirer a leur suite que leur suavité, et la suavité, comme pourroit elle tirer sinon suavement et aggreablement?

 

 

Chapitre XIV. Du sentiment de l'amour divin qui se reçoit par la foy

 

            Quand Dieu nous donne la foy, il entre en nostre ame et parle a nostre esprit, non point par maniere de discours, mais par maniere d'inspiration, proposant si aggreablement ce qu'il faut croyre, a l'entendement, que la volonté en reçoit une grande complaysance, et telle qu'elle incite l'entendement a consentir et acquiescer a la verité, sans doute ni defiance quelconque. Et voyci la merveille: car Dieu fait la proposition des mysteres de la foy a nostre ame parmi des obscurités et tenebres, en telle sorte que nous ne voyons pas les verités, ains seulement nous les entrevoyons; comme il arrive quelquefois que la terre estant couverte de brouillars nous ne pouvons voir le soleil, ains nous voyons seulement un peu plus de clarté du costé ou il est, de façon que, par maniere de dire, nous le voyons sans le voir, parce que d'un costé nous ne le voyons pas tant que nous puissions bonnement dire que nous le voyons, et d'autre part nous ne le voyons pas si peu que nous puissions dire que nous ne le voyons point; et c'est ce que nous appelions entrevoir. Et neanmoins, cette obscure clarté de la foy estant entree dans nostre esprit, non par force de discours ni par apparence d'argumens, ains par la seule suavité de sa presence, [133] elle se fait croire et obeir a l'entendement avec tant d'authorité, que la certitude qu'elle nous donne de la verité surmonte toutes les autres certitudes du monde, et assujettit tellement tout l'esprit et tous les discours d'iceluy, qu'ilz n'ont point de credit en comparayson.

            Mon Dieu, Theotime, pourrois-je bien dire ceci? La foy est la grande amie de nostre esprit, et peut bien parler aux sciences humaines qui se vantent d'estre plus evidentes et claires qu'elle, comme l'Espouse sacree parloit aux autres bergeres: Je suis brune, mais belle. O discours humains, o sciences acquises, je suis brune, car je suis entre les obscurités des simples revelations, qui sont sans aucune evidence apparente, et me font paroistre noyre, me rendant presque mes-connoissable; mais je suis pourtant belle en moy mesme a cause de mon infinie certitude, et si les yeux des mortelz me pouvoient voir telle que je suis par nature, ilz me treuveroyent toute belle. Mais ne faut il pas qu'en effect je sois infiniment aymable, puisque les sombres tenebres et les espais brouillars entre lesquelz je suis, non pas veüe mais seulement entreveüe, ne me peuvent empescher d'estre si aggreable, que l'esprit, me cherissant sur tout, fendant la presse de toutes autres connoissances, il me fait faire place et me reçoit comme sa reyne, dans le trosne le plus relevé qui soit en son palais, d'ou je donne la loy a toute science et assujettis tout discours et tout sentiment humain? Ouy vrayement, Theotime, tout ainsy que les chefz de l'armee d'Israël se despouillans de leurs vestemens, les mirent ensemble et en firent comme un trosne royal sur lequel ilz assirent Jehu, crians: Jehu est roy, de mesme, a l'arrivee de la foy, l'esprit se despouille de tous discours et argumens, et les sousmettant a la foy, il la fait asseoir sur iceux, la reconnoissant comme reyne, et crie avec une grande joye: Vive la foy! Les discours et argumens pieux, les miracles et autres avantages de la religion chrestienne, la rendent certes extremement croyable et connoissable; mays la seule foy la rend creüe et reconneüe, faysant aymer la beauté de sa verité [134] et croire la verité de sa beauté, par la suavité qu'elle respand en la volonté et la certitude qu'elle donne a l'entendement. Les Juifz virent les miracles et ouyrent les merveilles de Nostre Seigneur; mais estans indisposés a recevoir la foy, c'est a dire, leur volonté n'estant pas susceptible de la douceur et suavité de la foy, a cause de l'aigreur et malice dont ilz estoyent remplis, ilz demeurerent en leur infidelité: ilz voyoyent la force de l'argument, mais ilz ne savouroyent pas la suavité de la conclusion, et pour cela ilz n'acquiesçoyent pas a sa verité. Et neanmoins, l'acte de la foy consiste en cet acquiescement de nostre esprit, lequel ayant receu l'aggreable lumiere de la verité, il y adhere par maniere d'une douce, mais puissante et solide asseurance et certitude, qu'il prend en l'authorité de la revelation qui luy en est faitte.

            Vous aves ouy dire, Theotime, qu'es Conciles generaux il se fait des grandes disputes et recherches de la verité, par discours, raysons et argumens de theologie; mays la chose estant debattue, les Peres, c'est a dire les Evesques, et specialement le Pape qui est le chef des Evesques, concluent, resoulvent et determinent, et la determination estant prononcee chacun s'y arreste et y acquiesce pleinement, non point en consideration des raysons alleguees en la dispute et recherche precedente, mays en vertu de l'authorité du Saint Esprit qui, presidant invisiblement es Conciles, a jugé, determiné et conclu par la bouche de ses serviteurs qu'il a establis Pasteurs du Christianisme. L'enqueste donq et la dispute se fait au parvis des prestres, entre les docteurs; mais la resolution et l'acquiescement se fait au Sanctuaire, ou le Saint Esprit, qui anime le cors de l'Eglise, parle par les bouches des chefz d'icelle, selon que Nostre Seigneur l'a promis. Ainsy l'austruche produit ses œufz sur le sablon de Lybie, mays le soleil seul en fait esclorre le poussin; et les docteurs, par leurs recherches et discours, proposent la verité, mays les seulz rayons du Soleil de justice en donnent la certitude et acquiescement. Or en fin, Theotime, cette asseurance [135] que l'esprit humain prend es choses revelees et mysteres de la foy, commence par un sentiment amoureux de complaysance que la volonté reçoit de la beauté et suavité de la verité proposee: de sorte que la foy comprend un commencement d'amour que nostre cœur ressent envers les choses divines.

 

 

Chapitre XV. Du grand sentiment d'amour que nous recevons par la sainte esperance

 

            Comme estans exposés aux rayons du soleil de mydi, nous ne voyons presque pas plus tost la clarté que soudain nous sentons la chaleur, ainsy la lumiere de la foy n'a pas plus tost jetté la splendeur de ses verités en nostre entendement, que tout incontinent nostre volonté sent la sainte chaleur de l'amour celeste. La foy nous fait connoistre par une infallible certitude que Dieu est, qu'il est infini en bonté, qu'il se peut communiquer a nous, et que non seulement il peut, ains il le veut: si que, par une ineffable douceur, il nous a preparés tous les moyens requis pour parvenir au bonheur de la gloire immortelle. Or, nous avons une inclination naturelle au souverain bien, en suite de [136] laquelle nostre cœur a un certain intime empressement et une continuelle inquietude, sans pouvoir en sorte quelcomque s'accoiser, ni cesser de tesmoigner que sa parfaite satisfaction et son solide contentement luy manque. Mays quand la sainte foy a representé a nostre esprit ce bel object de son inclination naturelle, o vray Dieu, Theotime, quel ayse, quel playsir, quel tressaillement universel de nostre ame! laquelle alhors, comme toute surprise a l'aspect d'une si excellente beauté, s'escrie d'amour: O que vous estes beau, mon Bienaymé, o que vous estes beau!

            Eliezer cherchoit une espouse pour le fïlz de son maistre Abraham: que sçavoit-il s'il la treuveroit belle et gracieuse comme il la desiroit? Mays quand il l'eut treuvee a la fontaine, qu'il la vid si excellente en beauté et si parfaite en douceur, mais sur tout quand on la luy eut accordee, il en adora Dieu et le benit, avec des actions de graces pleynes de joye nompareille. Le cœur humain tend a Dieu par son inclination naturelle, sans sçavoir bonnement quel il est; mais quand il le treuve a la fontaine de la foy, et qu'il le void si bon, si beau, si doux et si debonnaire envers tous, et si disposé a se donner comme souverain bien a tous ceux qui le veulent, o Dieu, que de contentemens et que de sacrés mouvemens en l'esprit, pour s'unir a jamais a cette bonté si souverainement aymable! J'ay en fin treuvé, dit l'ame ainsy touchee, j'ay treuvé ce que je desirois, et je suis maintenant contente. Et comme Jacob ayant veu la belle Rachel, apres l'avoir saintement baysee, fondoit en larmes de douceur pour le bonheur qu'il ressentoit d'une si desirable rencontre, de mesme nostre pauvre cœur ayant treuvé Dieu et receu d'iceluy le premier bayser de la sainte foy, il se fond par apres en suavité [137] d'amour, pour le bien infini qu'il void d'abord en cette souveraine beauté.

            Nous sentons quelquefois de certains contentemens qui viennent comme a l'improuveue, sans aucun sujet apparent, et ce sont souvent des presages de quelque plus grande joye: dont plusieurs estiment que nos bons Anges, prevoyans les biens qui nous doivent advenir, nous en donnent ainsy des presentimens; comme au contraire ilz nous donnent des craintes et frayeurs emmi les perilz inconneuz, affin de nous faire invoquer Dieu et demeurer sur nos gardes. Or quand le bien presagé nous arrive, nos cœurs le reçoivent a bras ouvertz, et se ramentevant l'ayse qu'ilz avoyent eu sans en sçavoir la cause, ilz connoissent seulement alhors que c'estoit comme un avant coureur du bonheur advenu. Ainsy, mon cher Theotime, nostre cœur ayant eu si longuement inclination a son souverain bien, il ne sçavoit a quoy ce mouvement tendoit; mais si tost que la foy le luy a monstré, alhors il void bien que c'estoit cela que son ame requeroit, que son esprit cherchoit et que son inclination regardoit. Certes, ou que nous veuillions ou que nous ne veuillions pas, nostre esprit tend au souverain bien: mays qui est ce souverain bien ? Nous ressemblons a ces bons Atheniens qui faysoient sacrifice au vray Dieu, lequel neanmoins leur estoit inconneu, jusques a ce que le grand saint Paul leur en annonça la connoissance: car ainsy nostre cœur, par un profond et secret instinct, tend en toutes ses actions et pretend a la felicité, et la va cherchant ça et la, comme a tastons, sans sçavoir toutefois ni ou elle reside ni en quoy elle consiste, jusques a ce que la foy la luy monstre et luy en descrit les merveilles [138] infinies: et lhors ayant treuvé le tresor qu'il cherchoit, helas, quel contentement a ce pauvre cœur humain, quelle joye, quelle complaysance d'amour! Hé, je l'ay rencontré, Celuy que mon ame cherchoit sans le connoistre; o que ne sçavois-je a quoy tendoyent mes pretentions quand rien de tout ce que je pretendois ne me contentoit, parce que je ne sçavois pas ce que, en effect, je pretendois! Je pretendois d'aymer, et ne connoissois pas ce qu'il failloit aymer; et partant, ma pretention ne treuvant pas son veritable amour, mon amour estoit tous-jours en une veritable mais inconneüe pretention: j'avois bien asses de presentiment d'amour pour me faire pretendre, mays je n'avois pas asses de sentiment de la bonté qu'il failloit aymer, pour exercer l'amour.

 

 

Chapitre XVI. Comme l'amour se prattique en l'esperance

 

            L'entendement humain estant donq convenablement appliqué a considerer ce que la foy luy represente de son souverain bien, soudain la volonté conçoit une extreme complaysance en ce divin object, lequel, pour lhors absent, fait naistre un desir tres ardent de sa presence; dont l'ame s'escrie saintement: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche!

                        C'est a Dieu que je souspire,

                        C'est Dieu que mon cœur desire.

            Et comme l'oyseau auquel le fauconnier oste le chaperon, ayant la proye en veüe s'eslance soudain au vol, [139] et s'il est retenu par les longes se debat sur le poing avec une ardeur extreme, de mesme la foy nous ayant osté le voile de l'ignorance et fait voir nostre souverain bien, lequel neanmoins nous ne pouvons encor posseder, retenus par la condition de cette vie mortelle, helas, Theotime, nous le desirons alhors: de sorte que

                        Les cerfz long tems pourchassés,

                        Fuyans pantois et lassés,

                        Si fort les eaux ne desirent,

                        Que nos cœurs, d'ennuis pressés,

                        Seigneur, apres toy souspirent.

                        Nos ames, en languissant

                        D'un desir tous-jours croissant,

                        Crient: helas! quand sera-ce,

                        O Seigneur Dieu tout puissant,

                        Que nos yeux verront ta face?

            Ce desir est juste, Theotime, car qui ne desireroit un bien si desirable? mais ce seroit un desir inutile, ains qui ne serviroit que d'un continuel martyre a nostre cœur, si nous n'avions asseurance de le pouvoir un jour assouvir. Celuy qui, pour le retardement de ce bonheur, protestoit que ses larmes luy estoyent un pain ordinaire nuit et jour, tandis que son Dieu luy estoit absent, et que ses adversaires l'enqueroyent, ou est ton Dieu? helas, qu'eust il fait s'il n'eust eu quelque sorte d'esperance de pouvoir une fois jouir de ce bien apres lequel il souspiroit? Et la divine Espouse va toute esploree et alangourie d'amour, dequoy elle ne treuve pas si tost le Bienaymé qu'elle cherche: l'amour du Bienaymé avoit creé en elle le desir, le desir avoit fait naistre l'ardeur du pourchas, et cette ardeur luy causoit la langueur, qui eust aneanti et consumé son pauvre cœur si elle n'eust eu quelqu'esperance de rencontrer en fin ce qu'elle pourchassoit. Ainsy donques, affin que l'inquietude et la douloureuse langueur que les effortz de l'amour desirant causeroient en nos espritz, ne nous portast a quelque defaillance de courage et ne nous reduisist au desespoir, le mesme Bien souverain qui [140] nous incite a le desirer si fortement, nous asseure aussi que nous le pourrons obtenir fort aysement, par mille et mille promesses qu'il nous en a faittes en sa Parolle et par ses inspirations, pourveu que nous veuillions employer les moyens qu'il nous a preparés et qu'il nous offre pour cela.

            Or ces promesses et asseurances divines, par une merveille particuliere, accroissent la cause de nostre inquietude, et a mesure qu'elles augmentent la cause, elles ruinent et destruisent les effectz. Ouy certes, Theotime, parce que l'asseurance que Dieu nous donne que le Paradis est pour nous, fortifie infiniment le desir que nous avions d'en jouir, et neanmoins affoiblit, ains aneantit tout a fait le trouble et l'inquietude que ce desir nous apportoit; de sorte que nos cœurs, par les promesses sacrees que la divine Bonté nous a faites, demeurent tout a fait accoisés. Et cet accoisement est la racine de la tressainte vertu que nous appelions esperance, car la volonté, asseuree par la foy qu'elle pourra jouir de son souverain bien usant des moyens a ce destinés, elle fait deux grans actes de vertu: par l'un, elle attend de Dieu la jouissance de sa souveraine bonté, et par l'autre, elle aspire a cette sainte jouissance.

            Et de vray, Theotime, entre esperer et aspirer il y a seulement cette difference: que nous esperons les choses que nous attendons, par le moyen d'autruy, et nous aspirons aux choses que nous pretendons, par nos propres moyens, de nous mesmes; et d'autant que nous parvenons a la jouissance de nostre souverain bien qui est Dieu, premierement et principalement par sa faveur, grace et misericorde, et que neanmoins cette mesme misericorde veut que nous cooperions a sa faveur, contribuans la foiblesse de nostre consentement a la force de sa grace, partant, nostre esperance est aucunement meslee d'aspirement: si que nous n'esperons pas tout a fait sans aspirer, et n'aspirons jamais sans tout a fait esperer; en quoy l'esperance tient tous-jours le rang principal, comme fondee sur la grace divine, sans laquelle, tout ainsy que nous ne pouvon pas seulement [141] penser a nostre souverain bien selon qu'il convient pour y parvenir, aussi ne pouvons-nous jamais sans icelle y aspirer comme il faut pour l'obtenir.            L'aspirement donques est un rejetton de l'esperance, comme nostre cooperation l'est de la grace: et tout ainsy que ceux qui veulent esperer sans aspirer seront rejettés comme couards et negligens, de mesme ceux qui veulent aspirer sans esperer sont temeraires, insolens et presomptueux. Mais quand l'esperance est suivie de l'aspirement, et qu'esperans nous aspirons et aspirans nous esperons, alhors, cher Theotime, l'esperance se convertit en un courageux dessein par l'aspirement, et l'aspirement se convertit en une humble pretention par l'esperance, esperans et aspirans selon que Dieu nous inspire. Mais cependant, et l'un et l'autre se fait par cet amour desirant qui tend a nostre souverain bien, lequel, a mesure qu'il est plus asseurement esperé, est aussi tous-jours plus aymé; ains l'esperance n'est autre chose que l'amoureuse complaysance que nous avons en l'attente et pretention de nostre souverain bien. Tout y est d'amour, Theotime: soudain que la foy m'a monstre mon souverain bien, je l'ay aymé; et parce qu'il m'estoit absent, je l'ay desiré; et d'autant que j'ay sceu qu'il se vouloit donner a moy, je l'ay derechef plus ardemment aymé et desiré, car aussi sa bonté est d'autant plus aymable et desirable qu'elle est plus disposee a se communiquer. Or, par ce progres, l'amour a converti son desir en esperance, pretention et attente, si que l'esperance est un amour attendant et pretendant; et parce que le bien souverain que l'esperance attend, c'est Dieu, et qu'elle ne l'attend aussi que de Dieu mesme, auquel et par lequel elle espere et aspire, cette sainte vertu d'esperance aboutissante de toutes pars a Dieu, est, par consequent, une vertu divine ou theologique. [142]

 

 

Chapitre XVII. Que l'amour d'esperance est fort bon quoy qu'imparfait

 

            L'amour que nous prattiquons en l'esperance, Theotime, va certes a Dieu, mays il retourne a nous; il a son regard en la divine Bonté, mays il a de l'esgard a nostre utilité; il tend a cette supreme perfection, mays il pretend nostre satisfaction: c'est a dire, il ne nous porte pas en Dieu parce que Dieu est souverainement bon en soy mesme, mais parce qu'il est souverainement bon envers nous mesmes; ou, comme vous voyes, il y a du nostre et du nous mesme; et partant, cet amour est voirement amour, mais amour de convoitise et interessé. Je ne dis pas, toutefois, qu'il revienne tellement a nous, qu'il nous fasse aymer Dieu seulement pour l'amour de nous: o Dieu, nenny; car l'ame qui n'aymeroit Dieu que pour l'amour d'elle mesme, establissant la fin de l'amour qu'elle porte a Dieu en sa propre commodité, helas, elle commettroit un extreme sacrilege. Si une femme n'aymoit son mari que pour l'amour de son valet, elle aymeroit son mari en valet et son valet en mari; l'ame aussi qui n'ayme Dieu que pour l'amour d'elle mesme, elle s'ayme comme elle devroit aymer Dieu, et elle ayme Dieu comme elle se devroit aymer elle mesme.

            Mais il y a bien de la difference entre cette parole: j'ayme Dieu pour le bien que j'en attens, et celle cy: je n'ayme Dieu que pour le bien que j'en attens; comme aussi c'est chose bien diverse de dire: j'ayme Dieu pour moy, et dire: j'ayme Dieu pour l'amour de moy. Car quand je dis: j'ayme Dieu pour moy, c'est comme si je disois: j'ayme avoir Dieu, j'ayme que Dieu soit a moy, qu'il soit mon souverain bien; qui est une sainte [143] affection de l'Espouse celeste, laquelle cent fois proteste par exces de complaysance: Mon Bienaymé est tout mien, et moy je suis toute sienne, il est a moy et je suis a luy ; mais dire: j'ayme Dieu pour l'amour de moy mesme, c'est comme qui diroit: l'amour que je me porte est la fin pour laquelle j'ayme Dieu, en sorte que l'amour de Dieu soit dependant, subalterne et inferieur a l'amour propre que nous avons envers nous mesmes; qui est une impieté nompareille.

            Cet amour donq que nous appelions esperance, est un amour de convoitise, mais d'une sainte et bien ordonnee convoitise, par laquelle nous ne tirons pas Dieu a nous ni a nostre utilité, mays nous nous joignons a luy comme a nostre finale felicité. Nous nous aymons ensemblement avec Dieu par cet amour, mays non pas nous preferant ou esgalant a luy en cet amour; l'amour de nous mesmes est meslé avec celuy de Dieu, mays celuy de Dieu surnage; nostre amour propre y entre voirement, mais comme simple motif, et non comme fin principale; nostre interest y tient quelque lieu, mays Dieu y tient le rang principal. Ouy, sans doute, Theotime, car quand nous aymons Dieu comme nostre souverain bien, nous l'aymons pour une qualité par laquelle nous ne le rapportons pas à nous, mais nous a luy; nous ne sommes pas sa fin, sa pretention ni sa perfection, ains il est la nostre; il ne nous appartient pas, mais nous luy appartenons; il ne depend point de nous, ains nous de luy; et en somme, par la qualité de souverain bien, pour laquelle nous l'aymons, il ne reçoit rien de nous, ains nous recevons de luy; il exerce envers nous son affluence et bonté, et nous prattiquons nostre indigence et disett: de sorte que, aymer Dieu en tiltre du souverain bien, c'est l'aymer en tiltre honnorable et respectueux, par lequel nous l'advoüons estre nostre perfection, nostre repos et nostre fin, en la jouissance de laquelle consiste nostre bonheur.

            Il y a des biens desquelz nous nous servons en les employant, comme sont nos esclaves, nos serviteurs, nos chevaux, nos habitz; et l'amour que nous leur [144] portons est un amour de pure convoitise, car nous ne les aymons pas que pour nostre prouffit. Il y a des biens desquelz nous jouissons, mais d'une reciproque et mutuellement esgale jouissance, comme nous faysons de nos amis; car l'amour que nous leur portons entant qu'ilz nous rendent du contentement, est voirement amour de convoitise, mais convoitise honneste par laquelle ilz sont a nous et nous egalement a eux, ilz nous appartiennent, et nous pareillement leur appartenons. Mais il y a des biens dont nous jouissons d'une jouissance de dependance, participation et sujettion, comme nous faysons de la bienveuillance de nos pasteurs, princes, pere, mere, ou de leur presence et faveur: car l'amour que nous leur portons est aussi, certes, amour de convoitise, quand nous les aymons entant qu'ilz sont nos princes, nos pasteurs, nos peres, nos meres, puisque ce n'est pas la qualité de pasteur, ni de prince, ni de pere, ni de mere, qui nous les fait aymer, ains parce qu'ilz sont telz en nostre endroit et a nostre regard; mays cette convoitise est un amour de respect, de reverence, d'honneur; car nous aymons, par exemple, nos peres, non parce qu'ilz sont nostres, mays parce que nous sommes a eux. Et c'est ainsy que nous aymons et convoitons Dieu par l'esperance: non affîn qu'il soit nostre bien, mais parce qu'il l'est; non affin qu'il soit nostre, mais parce que nous sommes siens; non comme s'il estoit pour nous, mais d'autant que nous sommes pour luy.

            Et notés, Theotime, qu'en cet amour ici, la rayson pour laquelle nous aymons, c'est a dire pour laquelle nous appliquons nostre cœur a l'amour du bien que nous convoitons, c'est parce que c'est nostre bien; mais la rayson de la mesure et quantité de cet amour, depend de l'excellence et dignité du bien que nous aymons. Nous aymons nos bienfacteurs, parce qu'ilz sont telz envers nous; mais nous les aymons plus ou moins, selon qu'ilz sont ou plus grans ou moindres bienfacteurs. Pourquoy donq aymons-nous Dieu, Theotime, de cet amour de convoitise? parce qu'il est nostre [145] bien. Mays pourquoy l'aymons nous souverainement? parce qu'il est nostre bien souverain.

            Or, quand je dis que nous aymons souverainement Dieu, je ne dis pas que nous l'aymions pour cela du souverain amour, car le souverain amour n'est qu'en la charité; mais en l'esperance l'amour est imparfait, parce qu'il ne tend pas a sa bonté infinie entant qu'elle est telle en elle mesme, ains seulement entant qu'elle nous est telle: et neanmoins, parce qu'en cette sorte d'amour il n'y a point de plus excellent motif que celuy qui provient de la consideration du souverain bien, nous disons que par iceluv nous aymons souverainement, quoy qu'en verité nul, par ce seul amour, ne puisse ni observer les commandemens de Dieu ni avoir la vie eternelle, parce que c'est un amour qui donne plus d'affection que d'effect, quand il n'est pas accompagné de la charité.

 

 

Chapitre XVIII. Que l'amour se prattique en la penitence et premierement, qu'il y a diverses sortes de penitences

 

            La pemtence, a parler generalement, est une repentance par laquelle on rejette et deteste le peché qu'on a commis, avec resolution de reparer, autant que l'on peut, l'offense et injure faite a celuy contre lequel on a peché. Et j'ay enclos en la pœnitence le propos de [146] reparer l'offence, parce que la repentance ne deteste pas asses le mal quand elle laisse volontairement subsister son principal effect, qui est l'offence et l'injure: or, elle le laisse subsister, tandis que le pouvant en quelque sorte reparer elle ne le fait pas.

            Je laisse a part maintenant la penitence de plusieurs payens, lesquelz, comme Tertulien tesmoigne, en avoyent entre eux quelque apparence, mais si vaine et inutile que mesme quelquefois ilz faysoyent pœnitence d'avoir bien fait; car je ne parle que de la pœnitence vertueuse, laquelle, selon les differens motifs desquelz elle provient, est aussi de diverses especes. Il y en a, certes, une qui est purement morale et humaine: comme fut celle d'Alexandre le Grand, lequel ayant tué son cher Clitus cuyda se laisser mourir de faim, tant la force de la pœnitence fut grande, dit Ciceron; et celle d'Alcibiades, qui, convaincu par Socrates de n'estre pas sage, se print a pleurer amerement, triste et affligé de n'estre pas ce qu'il devoit estre, dit saint Augustin. Aussi Aristote, reconnoissant cette sorte de penitence, asseure que l'intemperant, lequel de propos deliberé s'adonne aux voluptés, «est tout a fait incorrigible, parce qu'il ne se sçauroit repentir, et celuy qui est sans penitence est incurable.»

            Certes, Seneque, Plutarque et les Pytagoriciens, qui recommandent tant l'examen de conscience, et sur tout le premier, qui parle si vivement du trouble que le remors interieur excite en l'ame, ont entendu sans doute qu'il y avoit une repentance; et quant au sage Epictete, il descrit si bien la reprehension que nous devons prattiquer envers nous mesmes, qu'on ne sçauroit presque mieux dire.

            Il y a encor une autre pœnitence qui est voirement morale, mais religieuse pourtant, et en certaine façon [147] divine, d'autant qu'elle procede de la connoissance naturelle que l'on a d'avoir offencé Dieu en pechant; car en verité plusieurs philosophes ont sceu qu'on faisoit chose aggreable a la Divinité de vivre vertueusement, et que, par consequent, on l'offençoit en vivant vitieusement. Le bon homme Epictete fait un souhait de mourir en vray Chrestien (comme il est fort probable qu'aussi fit il), et, entre autres choses, il dit qu'il seroit content s'il pouvoit en mourant eslever ses mains a Dieu et luy dire: «Je ne vous ay point, quant a ma part, fait de deshonneur;» et de plus, il veut que son philosophe face un serment admirable a Dieu de ne jamais desobeir a sa divine Majesté, ni blasmer ou accuser chose quelconque qui arrive de sa part, ni de s'en plaindre en façon que ce soit; et ailleurs il enseigne que Dieu et «nostre bon Ange » sont presens a nos actions. Vous voyes donq bien, Theotime, que ce Philosophe, lhors encor payen, connoissoit que le peché offençoit Dieu, comme la vertu l'honnoroit, et que par consequent il vouloit qu'on s'en repentist, puisque mesme il ordonnoit que l'on fist l'examen de conscience au soir, en faveur duquel, avec Pitagore, il fait cet advertissement:

                        «Si vous aves mal fait, tances vous aigrement;

                        Si vous aves bien fait, ayes contentement.»

Or cette sorte de repentance, attachee a la science et dilection de Dieu que la nature peut fournir, estoit une dependance de la religion morale; mays comme la rayson naturelle a donné plus de connoissance que d'amour aux philosophes, qui ne l'ont pas glorifié a [148] proportion de la notice qu'ilz en avoyent, aussi la nature a fourni plus de lumiere pour faire entendre combien Dieu estoit offencé par le peché, que de chaleur pour exciter le repentir requis a la reparation de l'offence.

            Neanmoins, bien que la penitence religieuse ayt en quelque façon esté reconneüe par quelques uns des philosophes, si est ce que ç'a esté si rarement et foiblement, que ceux qui ont eu la reputation d'estre les plus vertueux d'entre eux, c'est a dire les Stoïciens, ont asseuré que l'homme sage ne s'attristoit jamais: dequoy ilz ont fait une maxime autant contraire a la rayson que la proposition sur laquelle ilz la fondoyent estoit contraire a l'experience, a sçavoir, que l'homme sage ne pechoit point.

Nous pouvons donq bien dire, mon cher Theotime, que la pœnitence est une vertu toute chrestienne, puisque d'un costé elle a esté si peu conneüe entre les payens, et de l'autre elle est tellement reconneüe parmi les vrays Chrestiens qu'en icelle consiste une grande partie de la philosophie evangelique, selon laquelle quicomque dit qu'il ne peche point est insensé, et quicomque croid de remedier a son peché sans pœnitence, il est forcené; car c'est l'exhortation des exhortations de Nostre Seigneur: Faites penitence. Or, voyci une briefve description du progres de cette venu:

            Nous entrons en une profonde apprehension dequoy, entant qu'en nous est, nous offençons Dieu par nos pechés, le mesprisant et deshonnorant, luy desobeissant et nous rebellant a luy; lequel aussi, de son costé, s'en tient pour offencé, irrité et mesprisé, desagreant, reprouvant et abominant l'iniquité. De cette veritable apprehension naissent plusieurs motifs qui, ou tous, [149] ou plusieurs ensemble, ou chascun en particulier, nous peuvent porter a la repentance.

            Car nous considerons parfois que Dieu, qui est offencé, a establi une punition rigoureuse en enfer pour les pecheurs, et qu'il les privera du Paradis preparé aux gens de bien. Or, comme le desir du Paradis est extremement honnorable, aussi la crainte de le perdre est grandement prisable; et non seulement cela, mais le desir du Paradis estant fort estimable, la crainte de son contraire, qui est l'enfer, est bonne et louable. Hé, qui ne craindroit une si grande perte et une si grande peine! Et cette double crainte, dont l'une est servile et l'autre mercenaire, nous porte grandement a nous repentir des pechés par lesquelz nous les avons encourues; et a cet effect, en la sacree Parole, cette crainte nous est cent fois et cent fois intimee.

            D'autres fois, nous considerons la laideur et la malice du peché, selon que la foy nous l'enseigne; comme par exemple, que par iceluy la ressemblance et image de Dieu que nous avons, est barbouillee et desfiguree, la dignité de nostre esprit deshonnoree, que nous sommes rendus semblables aux bestes insensees, que nous avons violé nostre devoir envers le Createur du monde, et perdu le bien de la societé des Anges pour nous associer et assujettir au diable, nous rendans esclaves de nos passions et renversans l'ordre de la rayson, offencans nos bons Anges a qui nous sommes tant obligés.

            Quelquefois encor nous sommes provoqués a pœnitence par la beauté de la vertu, qui nous donne autant de biens que le peché nous cause de maux: et de plus, nous y sommes maintefois excités par l'exemple des Saintz; car, qui eut jamais peu voir les exercices de l'incomparable pœnitence de Magdeleine, de Marie Ægiptiaque ou des penitens du monastere surnommé [150] Prison, dont saint Jean Clymacus a fait la description, sans estre esmeu a se repentir de ses pechés, puisque la seule lecture de l'histoire y provoque ceux qui ne sont pas du tout hebetés?

 

Chapitre XIX. Que la penitence sans l'amour est imparfaite

 

            Or, tous ces motifs nous sont enseignés par la foy et religion Chrestienne, et partant, la penitence qui en provient est grandement louable, quoy qu'imparfaite. Elle est a la verité louable, car ni la Sainte Escriture ni l'Eglise ne nous exciteroient pas par telz motifs, si la pœnitence qui en provient n'estoit bonne; et on void manifestement que c'est chose grandement raysonnable de se repentir du peché pour ces considerations, ains qu'il est impossible de ne se repentir pas, a qui les considere attentivement: mays pourtant c'est une pœnitence, certes, imparfaite, d'autant que l'amour divin n'y entre encor point. Hé, ne voyes vous pas, Theotime, que toutes ces repentances se font pour l'interest de nostre ame, de sa felicité, de sa beauté interieure, de son honneur, de sa dignité, et, en un mot, pour l'amour de nous mesmes, mais amour neanmoins legitime, juste et bien reglé.

            Et prenes garde que je ne dis pas que ces repentances rejettent l'amour de Dieu, mais je dis seulement qu'elles [151] ne le comprennent pas; elles ne le repoussent pas, mais elles ne le contiennent pas; elles ne sont pas contre luy, mais elles sont encor sans luy; il n'en est pas forclos, mais il n'y est pas non plus enclos. La volonté qui embrasse le bien, simplement, est fort bonne, mais si elle l'embrasse en rejettant le mieux, elle est certes desreglee, non pas acceptant l'un, mais en repoussant l'autre: ainsy, le vœu de donner aujourd'huy l'aumosne est bon, mais le vœu de ne la donner qu'aujourd'huy seroit mauvais, parce qu'il forclorroit le mieux, qui est de la donner aujourd'huy et demain et tous-jours, quand on pourra. C'est bien fait, certes, et cela ne se peut nier, de se repentir de ses pechés pour eviter la peine de l'enfer et obtenir le Paradis; mais qui prendroit resolution de ne se vouloir jamais repentir pour aucun autre sujet, il forclorroit volontairement le mieux, qui est de se repentir pour l'amour de Dieu, et commettroit un grand peché. Et qui seroit le pere qui ne treuvast mauvais que son filz le voulust voirement servir, mais non jamais avec amour ou par amour?

            Le commencement des choses bonnes est bon, le progres est meilleur, et la fin est tres bonne: toutefois, le commencement est bon en qualité de commencement, et le progres en qualité de progres; mays de vouloir finir l'œuvre par le commencement, ou au progres, c'est renverser l'ordre. L'enfance est bonne, mais si on ne vouloit jamais estre qu'enfant, cela seroit mauvais, car l'enfant de cent ans est mesprisé. De commencer d'apprendre, cela est fort loüable, mais qui commenceroit en intention de ne jamais se perfectionner, il feroit contre toute rayson. La crainte et les autres motifs de [152] repentance dont nous avons parlé sont bons pour le commencement de la sagesse chrestienne, qui consiste en la pœnitence; mais qui voudroit, de propos deliberé, ne point parvenir a l'amour, qui est la perfection de la pœnitence, il offenceroit grandement Celuy qui a tout destiné a son amour, comme a la fin de toutes choses.

Conclusion: la repentance qui forclost l'amour de Dieu est infernale, pareille a celle des damnés; la repentance qui ne rejette pas l'amour de Dieu, quoy qu'elle soit encor sans iceluy, est une bonne et desirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner le salut jusques a ce qu'elle ayt atteint a l'amour et qu'elle se soit meslee avec iceluy: si que, comme le grand Apostre a dit que s'il donnoit son cors a brusler et tous ses biens aux pauvres, sans avoir la charité, cela luy seroit inutile, aussi pouvons-nous dire en verité, que quand nostre penitence seroit si grande que sa douleur fist fondre nos yeux en larmes et fendre nos cœurs de regret, si nous n'avons pas le saint amour de Dieu tout cela ne nous serviroit de rien pour la vie eternelle.

 

 

Chapitre XX. Comme le meslange d'amour et de douleur se fait ex la contrition

 

            La nature, que je sache, ne convertit jamais le feu en eau, quoy que plusieurs eaux se convertissent en feu; mais Dieu le fit pourtant une fois par miracle: car, ainsy qu'il est escrit au Livre des Machabees, lhors que les enfans d'Israël furent concluitz en Babylone du [153] tems de Sedecias, les prestres, par l'advis de Hieremie, cacherent le feu sacré en une vallee, dans un puits sec, et au retour, les enfans de ceux qui avoyent ainsi caché le feu l'allerent chercher, selon ce que leurs peres leur avoyent enseigné; et ilz le treuverent converti en une eau fort espaisse, laquelle estant tiree par eux et respandue sur les sacrifices, selon que Nehemias l'ordonnoit, soudain que les rayons du soleil l'eurent touchee, elle fut convertie en un grand feu.

            Theotime, parmi les tribulations et regretz d'une vive repentance, Dieu met bien souvent dans le fond de nostre cœur le feu sacré de son amour; puis cet amour se convertit en l'eau de plusieurs larmes, lesquelles, par un second changement, se convertissent en un autre plus grand feu d'amour. Ainsy, la celebre amante repentie ayma premierement son Sauveur, et cet amour se convertit en pleurs, et ces pleurs en un amour excellent: dont Nostre Seigneur dit que plusieurs pechés luy estoyent remis, parce qu'elle avoit beaucoup aymé. Et comme nous voyons que le feu convertit le vin en une eau que presque par tout on appelle eau de vie, laquelle conçoit et nourrit si aysement le feu que pour cela on la nomme aussi, en plusieurs endroitz, ardente, de mesme la consideration amoureuse de la Bonté laquelle estant souverainement aymable a esté offencee par le peché, produit l'eau de la sainte penitence; puis, de cette eau provient reciproquement le feu de l'amour divin, dont on la peut proprement appeller eau de vie, et ardente: elle est certes une eau en sa substance, car la penitence n'est autre chose qu'un vray desplaysir, une reelle douleur et repentance; mais elle est neanmoins ardente, parce qu'elle contient la vertu et proprieté de l'amour, comme provenue d'un motif amoureux, et par cette proprieté elle donne la vie de la grace.

            C'est pourquoy la parfaite pœnitence a deux effectz differens: car, en vertu de sa douleur et detestation, elle nous separe du peché et de la creature a laquelle la delectation nous avoit attachés; mais en vertu du [154] motif de l'amour, d'ou elle prend son origine, elle nous reconcilie et reunit a nostre Dieu duquel nous nous estions separés par le mespris: si que, a mesme qu'elle nous retire du peché en qualité de repentance, elle nous rejoint a Dieu en qualité d'amour.

            Mais je ne veux pas dire neanmoins que l'amour parfait de Dieu, par lequel on l'ayme sur toutes choses, precede tous-jours cette repentance, ni que cette repentance precede tous-jours cet amour. Car encor que cela se passe ainsy maintefois, si est-ce que d'autres fois aussi, a mesme que l'amour divin naist dedans nos cœurs, la pœnitence naist dedans l'amour, et plusieurs fois la pœnitence venant en nos espritz, l'amour vient en la pœnitence. Et comme lhors qu'Esaü sortit du ventre de sa mere, Jacob son jumeau l'empoigna par le pied, affin que non seulement leurs naissances s'entresuivissent, mais aussi s'entretinssent et fussent entreliees l'une a l'autre, de mesme le repentir, rude et aspre a cause de sa douleur, naist le premier, comme un autre Esaü, et l'amour, doux et gratieux comme Jacob, le tient par le pied et s'attache tellement a luy qu'ilz n'ont qu'une seule origine, puisque la fin de la naissance du repentir est le commencement de celle du parfait amour. Or, comme Esaii parut le premier, aussi le repentir se fait ordinairement voir avant l'amour ; mais l'amour, comme un autre Jacob, quoy qu'il soit le puisné, assujettit par apres le repentir, le convertissant en consolation.

            Voyes, je vous prie, Theotime, la bienaymee Magdeleine comme elle pleure d'amour : On a enlevé mon Seigneur, dit-elle, toute fondue en larmes, et ne sçay ou on l'a mis; mais l'ayant treuvé par les souspirs et les pleurs, elle le tient et possede par amour. L'amour imparfait le desire et le requiert, la pœnitence le cherche et le treuve, l'amour parfait le tient et le serre : ainsy qu'on dit des rubis d'Ethiopie, qui ont naturellement leur feu fort blafastre, mais estans mis dans le vinaigre, il esclatte et jette son brillement fort clair; car l'amour qui precede le repentir est pour l'ordinaire [155] imparfait, mais estant detrempé dans l'aigreur de la pœnitence, il se renforce et devient amour excellent.

            Il arrive mesme parfois que la repentance, quoy que parfaite, ne contient pas en soy la propre action de l'amour, ains seulement la vertu et proprieté d'iceluy. Mais, ce me dires-vous, quelle vertu ou proprieté de l'amour peut avoir la repentance, si elle n'a pas l'action? Theotime, le motif de la parfaite repentance, c'est la bonté de Dieu laquelle il nous desplait d'avoir offencee; or, ce motif n'est motif sinon parce qu'il esmeut et donne le mouvement, mais le mouvement que la bonté divine donne au cœur qui la considere ne peut estre que le mouvement d'amour, c'est a dire d'union: c'est pourquoy la vraye repentance, bien qu'il ne soit pas advis et qu'on ne voye pas la propre action de l'amour, reçoit neanmoins tous-jours le mouvement de l'amour et la qualité unissante d'iceluy, par laquelle elle nous reunit et rejoint a la divine bonté. Dites-moy, de grace: c'est la proprieté de l'aymant de tirer a soy le fer et de se joindre a luy; mays ne voyons-nous pas que le fer touché de l'aymant, sans avoir ni l'aymant ni sa nature, ains seulement sa vertu et qualité attrayante, ne laisse pas de tirer et s'unir un autre fer? Ainsy la parfaite repentance, touchee du motif de l'amour sans avoir la propre action de l'amour, ne laisse pas d'en avoir la vertu et la qualité, c'est a dire le mouvement d'union pour rejoindre et reunir nos cœurs a la volonté divine. Mays quelle difference y a-il, me repliqueres-vous, entre ce mouvement unissant de la penitence et l'action propre de l'amour? Theotime, l'action de l'amour est un mouvement d'union voirement, mais il se fait par complaysance: or, le mouvement d'union qui est en la penitence se fait, non par voye de complaysance, ains de desplaysir, de repentance, de reparation, de reconciliation; entant donq que ce mouvement unit, il a la qualité de l'amour, entant qu'il est amer et douloureux, il a la qualité de la penitence; et, en somme, de sa naturelle condition c'est un vray mouvement de penitence, mais qui a la vertu et qualité unissante de l'amour. [156]

            Ainsy le vin theriacal n'est pas appelle theriacal pour contenir la propre substance de la theriaque, car il n'y en a point du tout; mais on le nomme ainsy parce que la plante de la vigne ayant esté detrempee en theriaque, les raisins et le vin qui en sont provenus ont tiré la vertu et l'operation de la theriaque contre toute sorte de venins. Si donques la penitence, selon l'Escriture, efface le peché, sauve l'ame, la rend aggreable a Dieu et la justifie, qui sont des effectz appartenans a l'amour et qui semblent ne devoir estre attribués qu'a luy, il ne le faut pas treuver estrange; car bien que l'amour ne se treuve pas tous-jours luy mesme en la pœnitence parfaitte, sa vertu neanmoins et sa proprieté y est tous-jours, s'y estant escoulee par le motif amoureux duquel elle provient.

            Ni ne faut pas non plus s'estonner que la force de l'amour naisse dedans la repentance avant que l'amour y soit formé; puisque nous voyons que par la reflexion des rayons du soleil battant sur la glace d'un mirouer, la chaleur, qui est la vertu et propre qualité du feu, s'augmente petit a petit si fort, qu'elle commence a brusler avant qu'elle ayt bonnement produit le feu, ou, au moins, avant que nous l'ayons apperceu. Car ainsy le Saint Esprit jettant dans nostre entendement la consideration de la grandeur de nos pechés, entant que par iceux nous avons offencé une si souveraine bonté, et nostre volonté recevant la reflexion de cette connoissance, le repentir croist petit a petit si fort, avec une certaine chaleur affective et desir de retourner en grace avec Dieu, qu'en fin ce mouvement arrive a tel signe, qu'il brusle et unit avant mesme que l'amour soit du tout formé: amour qui, toutefois, comme un feu sacré, s'allume immediatement en ce point la; de sorte que la repentance ne parvient jamais a ce signe de brusler et reunir le cœur a Dieu, qui est son extreme perfection, qu'elle ne se treuve toute convertie en feu et flamme [157] d'amour, la fin de l'un servant de commencement a l'autre. Ains plustost, la fin de la pœnitence est dans le commencement de l'amour, comme le pied d'Esaü estoit dans la main de Jacob; de telle façon que lhors qu'Esaü achevoit sa naissance, Jacob commençoit la sienne, la fin de la naissance de l'un estant jointe, liee, et qui plus est, environnee du commencement de la naissance de l'autre; car ainsy le commencement de l'amour parfait ne suit pas seulement la fin de la pœnitence, mais il s'attache, il se lie, et, pour le dire en un mot, ce commencement d'amour se mesle avec la fin de la repentance, et en ce moment du meslange, la pœnitence et contrition merite la vie eternelle.

            Or, parce que cette repentance amoureuse se prattique ordinairement par des eslans ou eslevemens du cœur en Dieu, pareilz a ceux des anciens pœnitens: Je suis vostre, o mon Dieu, sauves-moy; Ayés misericorde de moy, ayés-en misericorde, car mon ame se confie en vous; Sauves-moy, Seigneur, car les eaux submergent mon ame; Faites-moy comme un de vos mercenaires; Seigneur, soyes-moy propice, a moy, pauvre pecheur, ce n'est pas sans rayson que quelques uns ont dit que l'orayson justifioit; car l'orayson repentante, ou la repentance suppliante, eslevant l'ame en Dieu et la reunissant a sa bonté, obtient sans doute le pardon, en vertu du saint amour qui luy donne le mouvement sacré. Et partant, nous devons tous avoir force telles oraysons jaculatoires, faites par maniere de repentance amoureuse et de souhaitz requerans nostre reconciliation avec Dieu, affin que par icelles, prononçans devant le Sauveur nostre tribulation, nous respandions nos ames devant et dedans son cœur pitoyable, qui les recevra a mercy. [158]

 

 

Chapitre XXI. Comme les attraitz amoureux de Nostre Seigneur nous aydent et accompagnent jusques a la foy et la charité

 

            Entre le premier reveil du peché ou de l'incredulité et la resolution finale que l'on prend de croire parfaitement, il y va souventefois beaucoup de tems, pendant lequel on peut prier, comme fit saint Pachome, ainsy que nous avons veu; et comme le pere du pauvre lunatique, lequel, au rapport de saint Marc, asseurant qu'il croyoit, c'est a dire qu'il commençoit a croire, conneut quand et quand qu'il ne croyoit pas asses, dont il s'escria: Hé, Seigneur, je croy, mais aydes mon incredulité. Comme s'il eut voulu dire: Je ne suis plus dans l'obscurité de la nuit d'infidelité, des-ja les rayons de vostre foy esclairent sur l'orison de mon ame, mais neanmoins je ne croy pas encor convenablement, c'est une connoissance encor toute foyble et meslee de tenebres; helas, Seigneur, secoures moy. Aussi, le grand saint Augustin prononce solemnellement cette remarquable parole: «Escoute une fois, o homme, et entens! N'es-tu pas tiré? prie affin que tu sois tiré;» en laquelle, son intention n'est pas de parler du premier mouvement que Dieu fait «en nous, sans nous,» [159] Ihors qu'il nous excite et esveille du sommeil de peché; car, comme pourrions nous demander le reveil, puisque personne ne peut prier avant qu'estre esveillé? mays il parle de la resolution que l'on prend d'estre fidele, car il estime que croire c'est estre tiré, et partant, il admonneste ceux qui ont esté excités a croire en Dieu, de demander le don de la foy. Et personne, certes, ne pouvoit mieux sçavoir les difficultés qui se passent ordinairement entre le premier mouvement que Dieu fait en nous et la parfaite resolution de bien croire, que saint Augustin, qui, ayant receu une si grande varieté d'attraitz, par les paroles du glorieux saint Ambroyse, par la conference faite avec Potitian et mille autres moyens, ne laissa pas neanmoins d'user de tant de remises et d'avoir tant de peyne a se resoudre; si que a luy, de vray, plus qu'a nul autre, on eust peu bien dire, ce qu'il dit par apres aux autres: Helas, Augustin, si tu n'es pas tiré, si tu ne croys pas, «prie que tu sois tiré» et que tu croyes.

            Nostre Seigneur tire les cœurs par les delectations qu'il leur donne, lesquelles font treuver la doctrine celeste douce et aggreable, mais avant que cette douceur ayt engagé et lié la volonté par ses amiables liens, pour la tirer a l'acquiescement et consentement parfait de la foy, comme Dieu ne manque pas d'exercer sa bonté sur nous par ses saintes inspirations, aussi nostre ennemi ne cesse point de prattiquer sa malice par ses tentations. Et ce pendant nous demeurons en pleyne [160] liberté de consentir aux attraitz celestes ou de les rejetter; car, comme le sacré Concile de Trente a clairement resolu, «si quelqu'un disoit que le franc arbitre de l'homme, estant meu et incité de Dieu, ne coopere en rien, en consentant a Dieu qui l'esmeut et l'appelle affin qu'il se dispose et prepare pour obtenir la grace de la justification, et qu'il ne peut n'y consentir point s'il veut, certes, un tel seroit excommunié » et reprouvé de l'Eglise. Que si nous ne repoussons point la grace du saint amour, elle se va dilatant par des continuelz accroissemens dedans nos ames, jusques a ce qu'elles soyent entierement converties: comme les grans fleuves, qui treuvans les playnes ouvertes se respandent et prennent tous-jours plus de place.

            Que si l'inspiration, nous ayant tirés a la foy, ne rencontre point de resistance en nous, elle nous tire mesme jusques a la pœnitence et charité. Saint Pierre, comme un apode, relevé par l'inspiration que les yeux de son Maistre luy donnerent, se laissant librement mouvoir et porter a ce doux vent du Saint Esprit, regarde les yeux salutaires qui l'avoyent excité, il lit en iceux, comme au livre de vie, la douce semonce de pardon que la debonaireté divine luy offre, il en tire un juste motif d'esperance, il sort de la cour, il considere l'horreur de son peché et le deteste, il pleure, il gemit, il prosterne son miserable cœur devant celuy de la misericorde de son Seigneur, il crie merci pour sa faute, il se resout a une inviolable fidelité: et par ce progres de mouvemens prattiqués a la faveur de la grace qui le conduit, l'assiste et l'ayde continuellement, il parvient [161] en fin a la sainte remission de ses pechés, passant ainsy de grace en grace, selon que saint Prosper asseure, que «sans la grace on ne court point a la grace.»

            Ainsy donq, pour conclure ce point, l'ame prevenue de la grace, sentant les premiers attraitz et consentant a leur douceur, comme revenant a soy apres une si longue pasmayson, elle commence a souspirer ces paroles: Helas, o mon cher Espoux, mon ami, tires moy, je vous prie, et me prenes par dessous le bras, car je ne puis autrement aller; mais si vous me tires, nous courrons: vous, en m'aydant par l'odeur de vos parfums, et moy, correspondant par mon foible consentement et odorant vos suavités qui me renforcent et revigorent toute, jusqu'a ce que le bausme de vostre nom sacré, c'est a dire l'onction salutaire de ma justification soit respandue en moy. Voyes vous, Theotime, elle ne prieroit pas si elle n'estoit excitee, mais si tost qu'elle l'est et qu'elle sent les attraitz, elle prie qu'on la tire; estant tiree elle court, mays elle ne courroit pas si les parfums qui l'attirent, et par lesquelz on la tire, ne luy avivoient le cœur par la force de leur odeur precieuse; et comme elle court plus fort et qu'elle s'approche de plus pres de son celeste Espoux, elle sent tous-jours plus delicieusement les suavités qu'il respand, jusques a ce qu'en fin luy mesme s'escoule dedans son cœur par maniere de bausme respandu, si qu'elle s'escrie, comme surprise de ce contentement, non si tost attendu et inopiné: O mon Espoux, vous estes un bausme versé dans mon sein! ce n'est pas merveille si les jeunes ames vous cherissent. [162]

            En cette façon, trescher Theotime, l'inspiration celeste vient a nous et nous previent, excitant nos volontés a l'amour sacré. Que si nous ne la repoussons pas, elle vient avec nous et nous environne, pour nous inciter et pousser tous-jours plus avant; et si nous ne l'abandonnons, elle ne nous abandonne point qu'elle ne nous ayt rendus au port de la tressainte charité, faysant pour nous les troys offices que le grand ange Raphaël fit pour son cher Tobie: car elle nous guide en tout nostre voyage de la sainte pœnitence, elle nous garentit des perilz et des assautz du diable, et nous console, anime et fortifie en nos difficultés.

 

 

Chapitre XXII. Briefve description de la charité

 

            Voyla donq en fin, mon cher Theotime, comme Dieu, par un progres plein de suavité ineffable, conduit l'ame qu'il fait sortir hors de l'Egypte du peché, d'amour en amour, comme de logement en logement, jusques a ce qu'il l'ayt fait entrer en la Terre de promission, je veux dire en la tressainte charité; laquelle, pour le dire en un mot, est une amitié et non pas un amour interessé, car par la charité nous aymons Dieu pour l'amour de luy mesme, en consideration de sa bonté tres souverainement aymable. Mais cette amitié est une vraye amitié, [163] car elle est reciproque, Dieu ayant aymé eternellement quicomque l'a aymé, l'ayme ou l'aymera temporellement; elle est declaree et reconneüe mutuellement, attendu que Dieu ne peut ignorer l'amour que nous avons pour luy, puisque luy mesme nous le donne, ni nous aussi ne pouvons ignorer celuy qu'il a pour nous, puisqu'il l'a tant publié et que nous reconnoissons tout ce que nous avons de bon comme veritables effectz de sa bienveuillance; et, en fin, nous sommes en perpetuelle communication avec luy, qui ne cesse de parler a nos cœurs par inspirations, attraitz et mouvemens sacrés. Il ne cesse de nous faire du bien et rendre toutes sortes de tesmoignages de sa tressainte affection, nous ayant ouvertement revelé tous ses secretz, comme a ses amis confidens; et, pour comble de son saint amoureux commerce avec nous, il s'est rendu nostre propre viande au tressaint Sacrement de l'Eucharistie. Et quant a nous, nous traittons avec luy a toutes heures, quand il nous plait, par la tressainte orayson, ayans toute nostre vie, nostre mouvement et nostre estre, non seulement avec luy, mais en luy et par luy.

            Or cette amitié n'est pas une simple amitié, mais amitié de dilection, par laquelle nous faysons election de Dieu pour l'aymer d'amour particulier. Il est choisi, dit l'Espouse sacree, entre mille: elle dit entre mille, mais elle veut dire entre tous ; c'est pourquoy cette dilection n'est pas dilection de simple excellence, ains une dilection incomparable, car la charité ayme Dieu par une estime et preference de sa bonté, si haute et relevee au dessus de toute autre estime, que les autres amours, ou ne sont pas vrays amours en comparayson de cestuy-cy, ou s'ilz sont vrays amours, cestuy-cy est infiniment plus qu'amour. Et partant, Theotime, ce n'est pas un amour que les forces de la nature ni humaine ni angelique puissent produire, ains le Saint Esprit le donne et le respand en nos cœurs; et comme nos ames, qui donnent la vie a nos cors, n'ont pas leur origine de nos cors, mays sont mises dans nos cors par la providence naturelle de Dieu, ainsy la [164] charité, qui donne la vie a nos cœurs, n'est pas extraitte de nos cœurs, mays elle y est versee comme une celeste liqueur, par la providence surnaturelle de sa divine Majesté.

            Nous l'appelions donq amitié surnaturelle pour cela, et de plus encor, parce qu'elle regarde Dieu et tend a luy, non selon la science naturelle que nous avons de sa bonté, mais selon la connoissance surnaturelle de la foy. C'est pourquoy, avec la foy et l'esperance, elle fait sa residence en la pointe et cime de l'esprit, et comme une reyne de majesté elle est assise dans la volonté comme en son throsne, d'ou elle respand sur toute l'ame ses suavités et douceurs, la rendant par ce moyen toute belle, aggreable et aymable a la divine Bonté: de sorte que, si l'ame est un royaume duquel le Saint Esprit soit le Roy, la charité est la reyne, seante a sa dextre en robbe d'or recamee de belles varietés; si l'ame est une reyne, espouse du grand Roy celeste, la charité est sa couronne qui embellit royalement sa teste; mais si l'ame avec son cors est un petit monde, la charité est le soleil qui orne tout, eschauffe tout et vivifie tout.

            La charité donq est un amour d'amitié, une amitié de dilection, une dilection de preference, mais de preference incomparable, souveraine et surnaturelle, laquelle est comme un soleil en toute l'ame pour l'embellir de ses rayons, en toutes les facultés spirituelles pour les perfectionner, en toutes les puissances pour les moderer, mais en la volonté, comme en son siege, pour y resider et luy faire cherir et aymer son Dieu sur toutes choses. O que bienheureux est l'esprit dans lequel cette sainte dilection est respandue, puisque tous biens luy arrivent pareillement avec icelle!

 

FIN DU SECOND LIVRE [165]

 

 

Livre troisiesme. Du progres et perfection de l'amour

 

Chapitre premier. Que l'amour sacre peut estre augmente de plus en plus en un chacun de nous

 

            Le sacré Concile de Trente nous asseure que «les amis de Dieu, allans de vertu en vertu, sont renouvelles de jour en jour, c'est a dire croissent par bonnes œuvres en la justice qu'ilz ont receüe par la grace divine, et sont de plus en plus justifiés, selon ces celestes advertissemens: Qui est juste, qu'il soit derechef justifié,» et qui est saint, qu'il soit encor plus sanctifié; Ne doute point d'estre justifié jusques a la mort; Le sentier des justes s'avance et croist, connue une lumiere resplendissante, jusques au jour parfait; Faisans la verité avec charité, croissons en tout en Celuy qui est le chef, a sçavoir Jesus Christ; et, en fin, Je vous prie que vostre charité croisse de plus en plus: qui sont toutes paroles sacrees selon David, saint Jean, l'Ecclesiastique et saint Paul.

            Je n'ay jamais sceu qu'il se treuvast aucun animal qui [167] n'eust point de bornes et limites en sa croissance, sinon le crocodile, qui estant extremement petit en son commencement, ne cesse jamais de croistre tandis qu'il est en vie; en quoy il represente egalement et les bons et les mauvais: car l'outrecuidance de ceux qui haïssent Dieu monte tous-jours, dit le grand roy David, et les bons croissent comme l'aube du jour, de splendeur en splendeur. Et de demeurer en un estat de consistence longuement, il est impossible: qui ne gaigne, perd en ce traffiq; qui ne monte, descend en cette eschelle; qui n'est vainqueur, est vaincu en ce combat. Nous vivons entre les hazards des batailles que nos ennemis nous livrent; si nous ne resistons, nous perissons, et nous ne pouvons resister sans surmonter, ni surmonter sans victoire: car, comme dit le glorieux saint Bernard, «il est escrit tres specialement de l'homme, que jamais il n'est en un mesme estat:» il faut ou qu'il avance, ou qu'il retourne en arriere. Tous courent, mais un seul emporte le prix; coures en sorte que vous l'obtenies. Qui est le prix, sinon Jesus Christ? et comme le pourres-vous apprehender si vous ne le suivés ? Que si vous le suivés, vous ires et courres tous-jours, car il ne s'arresta jamais, ains continua la course de son amour et obeissance, jusques a la mort et la mort de la croix.

            Allés donq, dit saint Bernard, allés, dis-je avec luy, allés, mon cher Theotime, et n'ayes point d'autres bornes que celles de vostre vie, et tandis qu'elle durera, courés apres ce Sauveur; mais courés ardemment et vistement, car, dequoy vous servira de le suivre, si vous n'estes si heureux que de l'aconsuivre? Escoutons le Prophete: J'ay incliné mon cœur a faire vos justifications eternellement; il ne dit pas qu'il les gardera pour un tems, mais pour jamais; et parce qu'il veut eternellement bien faire, il aura un eternel salaire. Bienheureux sont ceux qui sont purs en la voÿe, qui marchent en la loy du Seigneur; malheureux sont ceux qui sont souillés, qui ne marchent point en la loy du Seigneur. Il n'appartient qu'a Satan de dire qu'il sera [168] assis sur les flancs d'aquilon. Detestable, tu seras assis! hé, ne connois-tu pas que tu es au chemin, et que le chemin n'est pas fait pour s'asseoir mais pour marcher? Et il est tellement fait pour marcher, que marcher s'appelle cheminer; et Dieu, parlant a l'un de ses plus grans amis: Marche, luy dit-il, devant moy, et sois parfait.

            La vraye vertu n'a point de limites, elle va tous-jours outre; mais sur tout la sainte charité, qui est la vertu des vertus, et laquelle ayant un object infini, seroit capable de devenir infinie si elle rencontroit un cœur capable de l'infinité, rien n'empeschant cet amour d'estre infini que la condition de la volonté qui le reçoit et qui doit agir par iceluy; condition a rayson de laquelle, comme jamais personne ne verra Dieu autant qu'il est visible, aussi onques nul ne le peut aymer autant qu'il est aymable. Le cœur qui pourroit aymer Dieu d'un amour egal a la divine bonté, auroit une volonté infiniment bonne, et cela ne peut estre qu'en Dieu seul. La charité donq, entre nous, peut estre perfectionnee jusques a l'infini, mais exclusivement; c'est a dire, la charité peut estre rendue de plus en plus et tous-jours plus excellente, mais non pas que jamais elle puisse estre infinie. L'esprit de Dieu peut eslever le nostre et l'appliquer a toutes les actions surnaturelles qu'il luy plait, tandis qu'elles ne sont pas infinies: d'autant qu'entre les choses petites et les grandes, pour excessives qu'elles soyent, il y a tous-jours quelque sorte de proportion, pourveu que l'exces des excessives ne soit pas infini; mais entre le fini et l'infini il n'y a nulle proportion, et pour y en mettre, il faudroit, ou relever le fini et le rendre infini, ou ravaler l'infini et le rendre fini, ce qui ne peut estre. De sorte que la charité mesme qui est en nostre Redempteur, entant qu'il est homme, quoy qu'elle soit grande au dessus de tout ce que les Anges et les hommes peuvent comprendre, si est-ce qu'elle n'est pas infinie en son estre et d'elle mesme; ains seulement en l'estime de sa dignité et de son merite, parce qu'elle est la charité [169] d'une personne d'infinie excellence, c'est a dire d'une Personne divine, qui est le Filz eternel du Pere tout puissant.

            Cependant, c'est une faveur extreme pour nos ames, qu'elles puissent croistre sans fin de plus en plus en l'amour de leur Dieu, tandis qu'elles sont en cette vie caduque,

                        Montant a la vie eternelle

                        De vertu en vertu nouvelle.

 

 

Chapitre II. Combien Nostre Seigneur a rendu aysé l'accroissement de l'amour

 

            Voyés-vous, Theotime, ce verre d'eau ou ce petit morceau de pain qu'une sainte ame donne au pauvre, pour Dieu: c'est peu de fait certes, et chose presque indigne de consideration selon le jugement humain; Dieu neanmoins le recompense, et tout soudain donne pour cela quelqu'accroissement de charité. Les poilz de chevre presentés anciennement au Tabernacle estoyent bien receus, et tenoyent lieu entre les saintes offrandes; et les petites actions qui procedent de la charité, sont aggreables a Dieu et ont leur place entre les merites. Car, comme en l'Arabie heureuse, non seulement les plantes de nature aromatique, mays toutes les autres sont odorantes, participant au bonheur de ce solage, ainsy en l'ame charitable, non seulement les œuvres excellentes de leur nature, mais aussi les petites besoignes, se ressentent de la vertu du saint amour et sont en bonne odeur devant la majesté de Dieu, qui, a leur consideration, augmente la sainte charité. Or je dis que Dieu fait cela, parce que la charité ne produit pas ses [170] accroissemens comme un arbre qui pousse ses rameaux et les fait sortir par sa propre vertu les uns des autres; ains, comme la foy, l'esperance et la charité sont des vertus qui ont leur origine de la Bonté divine, aussi en tirent-elles leur augmentation et perfection, a guise des avettes, lesquelles estant extraittes du miel prennent aussi leur nourriture d'iceluy.

            Par quoy, tout ainsy que les perles prennent non seulement leur naissance mais aussi leur aliment de la rosee, les meres perles ouvrant pour cet effect leurs escailles du costé du ciel, comme pour mendier les gouttes que la fraischeur de l'air fait escouler a l'aube du jour, de mesme, ayans receu la foy, l'esperance et la charité, de la Bonté celeste, nous devons tous-jours retourner nos cœurs et les tenir tendus de ce costé-la, pour en impetrer la continuation et l'accroissement des mesmes vertus. O Seigneur, nous fait dire la sainte Eglise nostre Mere, «donnés-nous l'augmentation de la foy, de l'esperance et de la charité;» et c'est a l'imitation de ceux qui disoient au Sauveur: Seigneur, accroisses la foy en nous; et selon l'advis de saint Paul, qui asseure que Dieu seul est puissant de faire abonder en nous toute grace.

            C'est donq Dieu qui fait cet accroissement, en consideration de l'employte que nous faysons de sa grace, selon qu'il est escrit: A celuy qui a, c'est a dire, qui employe bien les faveurs receües, on luy en donnera davantage, et il abondera. Ainsy se prattique l'exhortation du Sauveur: Amassés des thresors au Ciel; comme s'il disoit: Adjoustés tous-jours des nouvelles bonnes œuvres aux precedentes, car ce sont les pieces desquelles vos thresors doivent estre composés: le jeusne, l'orayson, l'aumosne. Or, comme au thresor du Temple, les deux petites pittes de la pauvre vefve furent [171] estimees, et qu'en effect, par l'addition des petites pieces, les thresors s'aggrandissent et leur valeur s'augmente d'autant, ainsy les moindres petites bonnes œuvres, quoy que faites un peu laschement et non selon toute l'estendue des forces de la charité que l'on a, ne laissent pas d'estre aggreables a Dieu et d'avoir leur valeur aupres de luy: de sorte qu'encor que d'elles mesmes elles ne puissent pas causer aucun accroissement a l'amour precedent, estans de moindre vigueur que luy, la Providence divine toutefois, qui en tient compte et par sa bonté en fait estat, les recompense soudain de l'accroissement de la charité pour le present, et de l'assignation d'une plus grande gloire au Ciel pour l'advenir.

            Theotime, les abeilles font le miel delicieux qui est leur ouvrage de haut prix, mays la cire, qu'elles font aussi, ne laisse pas pour cela de valoir quelque chose et de rendre leur travail recommandable: le cœur amoureux doit tascher de produire ses œuvres avec grande ferveur et de haute estime, afhn d'augmenter puissamment sa charité; mays si, toutefois, il en produit de moindres, il ne perdra point la recompense, car Dieu luy en sçaura gré, c'est a dire l'en aymera tous-jours un peu plus. Or, jamais Dieu n'ayme davantage une ame qui a de la charité, qu'il ne luy en donne aussi davantage; nostre amour envers luy estant le propre et particulier effect de son amour envers nous.

            A mesure que nous regardons plus vivement nostre ressemblance qui paroist en un miroüer, elle nous regarde aussi plus attentivement; et a mesure que Dieu jette plus amoureusement ses doux yeux sur nostre ame, qui est faitte a son image et semblance, nostre ame reciproquement regarde sa divine Bonté plus attentivement et ardemment, correspondant selon sa petitesse a tous les accroissemens que cette souveraine Douceur fait de son divin amour envers elle. Certes, le sacré Concile de Trente parle ainsy: «Si quelqu'un dit que la justice receüe n'est pas conservee, et que mesmes elle n'est pas augmentee devant Dieu par bonnes œuvres, [172] mays que les œuvres sont seulement fruitz et signes de la justification acquise, et non pas cause de l'augmenter, anatheme.» Voyés-vous, Theotime, la justification qui se fait par la charité est augmentee par les bonnes œuvres, et, ce qu'il faut remarquer, c'est par les bonnes œuvres sans exception; car, comme dit excellemment saint Bernard sur un autre sujet, «rien n'est excepté ou rien n'est distingué.» Le Concile parle des bonnes œuvres indistinctement et sans reserve, nous donnant a connoistre, que non seulement les grandes et ferventes, ains aussi les petites et foibles, font augmenter la sainte charité; mais les grandes, grandement, et les petites, beaucoup moins.

            Tel est l'amour que Dieu porte a nos ames, tel le desir de nous faire croistre en celuy que nous luy devons porter; sa divine Suavité nous rend toutes choses utiles, elle prend tout a nostre advantage, elle fait valoir a nostre proffit toutes nos besoignes, pour basses et debiles qu'elles soyent. Au commerce des vertus morales, les petites œuvres ne donnent point d'accroissement a la vertu de laquelle elles procedent, ains si elles sont bien petites elles l'affoiblissent; car une grande liberalité perit quand elle s'amuse a donner des choses de peu, et de liberalité elle devient chicheté: mais au traffiq des vertus qui viennent de la misericorde divine, et sur tout de la charité, toutes œuvres donnent accroissement. Or, ce n'est pas merveille si l'amour sacré, comme roy des vertus, n'a rien, ou petit ou grand, qui ne soit aymable, puisque le baume, prince des arbres aromatiques, n'a ni escorce ni feuille qui ne soit odorante: et que pourroit produire l'amour, qui ne fust digne d'amour et ne tendist a l'amour? [173]

 

 

Chapitre III. Comme l'ame estant en charite fait progres en icelle

 

            Employons une parabole, Theotime, puisque cette methode a esté si aggreable au souverain Maistre de l'amour que nous enseignons. Un grand et brave roy ayant espousé une tres aymable jeune princesse, et l'ayant un jour menee en un cabinet fort retiré pour s'entretenir avec elle plus a souhait, apres quelques discours il la vid tomber pasmee devant luy, par certain accident inopiné. Helas, cela l'estonna extremement et le fit presque tomber luy mesme a cœur failli de l'autre costé, car il l'aymoit plus que sa propre vie. Neanmoins, le mesme amour qui luy donna ce grand assaut de douleur, luy donna quant et quant la force de le soustenir, et il le mit en action pour, avec une promptitude nompareille, remedier au mal de la chere compaigne de sa vie: si que, ouvrant de vistesse un buffet qui estoit la, il prend une eau cordiale infiniment pretieuse, et en ayant rempli sa bouche, il ouvre de force les levres et les dens serrees de cette bienaymee princesse; puis, soufflant et jettant cette pretieuse liqueur qu'il tenoit en sa bouche, dedans celle de sa pauvre pasmee, et espluyant au nez, sur les temples et sur l'endroit du cœur d'icelle le reste de la phiole, il la fit en fin revenir a soy et reprendre sentiment; puis il la releve doucement, et a force de remedes il la revigore et ravive en telle sorte, qu'elle commença a se lever sur pied et se promener tout bellement avec luy; mays non pas toutefois sans son ayde: car il l'alloit relevant et soustenant par dessous le bras, jusques a ce qu'en fin il luy mit un epitheme de si grande vertu et si pretieux sur l'endroit du cœur, que lhors, se sentant tout a fait remise en sa [174] premiere santé, elle marchoit toute seule d'elle mesme, son cher espoux ne la soustenant plus si fort, ains seulement luy tenant doucement sa main droite entre les siennes et son bras droit replié sur le sien et sur sa poitrine. Il l'alloit ainsy entretenant, et luy faisant en cela quatre offices fort aggreables: car, 1. il luy tesmoignoit son cœur amoureusement soigneux d'elle; 2. il l'alloit tous-jours un peu soulageant; 3. si quelque ressentiment de la defaillance passee luy fust revenu, il l'eust soustenue; 4. si elle eust rencontré quelque pas ou quelqu'endroit rabotteux et malaysé, il l'eust retenue et appuyee, et es montees, ou quand elle vouloit aller un peu viste, il la soustenoit et supportoit puissamment. Il se tint donq avec ce soin cordial aupres d'elle jusques a la nuit, qu'il voulut encor l'assister quand on la mit dans son lit royal.

            L'ame est espouse de Nostre Seigneur quand elle est juste, et parce qu'elle n'est point juste qu'elle ne soit en charité, elle n'est point aussi espouse qu'elle ne soit menee dedans le cabinet de ces delicieux parfums desquelz il est parlé es Cantiques. Or, quand l'ame qui a cet honneur commet le peché, elle tombe pasmee d'une defaillance spirituelle, et cet accident est a la verité bien inopiné; car, qui pourroit jamais penser qu'une creature voulust quitter son Createur et souverain bien, pour des choses si legeres comme sont les amorces du peché? Certes, le Ciel s'en estonne, et si Dieu estoit sujet aux passions, il tomberoit a cœur failli pour ce malheur, comme lhors qu'il fut mortel il expira sur la croix pour nous en racheter. Mais puisqu'il n'est plus requis qu'il employe son amour a mourir pour nous, quand il void l'ame ainsy precipitee en l'iniquité il accourt pour l'ordinaire a son ayde, et d'une misericorde nompareille entr'ouvre la porte du cœur, par des eslans et remors de conscience qui procedent de plusieurs clartés et apprehensions qu'il a jettees dedans nos espritz, avec des mouvemens salutaires, par le moyen desquelz, comme par des eaux odorantes et vitales, il fait revenir l'ame a soy et la remet en des bons [175] sentimens. Et tout cela, mon Theotime, Dieu le fait «en nous, sans nous,» par sa bonté toute aymable qui nous previent de sa douceur. Car, comme nostre espouse pasmee fust demeuree morte en sa pasmayson, sans le secours du roy, aussi l'ame demeureroit perdue dans son peché, si Dieu ne la prevenoit. Que si l'ame estant ainsy excitee, adjouste son consentement au sentiment de la grace, secondant l'inspiration qui l'a prevenue et recevant les secours et remedes requis que Dieu luy a preparés, il la revigorera, et la conduira par divers mouvemens de foy, d'esperance et de pœnitence, jusques a ce qu'elle soit tout a fait remise en la vraye santé spirituelle, qui n'est autre chose que la charité. Or, tandis qu'il la fait ainsy passer entre les vertus par lesquelles il la dispose a ce saint amour, il ne la conduit pas seulement, mais il la soustient de telle façon, que comme elle, de son costé, marche tant qu'elle peut, aussi luy, pour sa part, la porte et la va soustenant; et ne sçauroit-on bonnement dire si elle va ou si elle est portee, car elle n'est pas tellement portee qu'elle n'aille, et va toutefois tellement, que si elle n'estoit portee elle ne pourroit pas aller; si que, pour parler a l'apostolique, elle doit dire: Je marche, non pas moy seule, ains la grace de Dieu avec moy.

            Mais l'ame estant remise tout a fait en sa santé par l'excellent epitheme de la charité que le Saint Esprit met sur le cœur, alhors elle peut aller et se soustenir sur ses pieds d'elle mesme, en vertu neanmoins de cette santé et de l'epitheme sacré du saint amour. C'est pourquoy, encor qu'elle puisse aller d'elle mesme, elle en doit toute la gloire a son Dieu qui luy a donné une santé si vigoureuse et si forte; car, soit que le Saint Esprit nous fortifie par les mouvemens qu'il imprime en nos cœurs, ou qu'il nous soustienne par la charité qu'il y respand, soit qu'il nous secoure par maniere d'assistence, en nous relevant et portant, ou qu'il renforce nos cœurs, versant en iceux l'amour revigorant et vivifiant, c'est tous-jours en luy et par luy que nous vivons, que nous marchons et que nous operons. [176]

            Neanmoins, bien que moyennant la charité respandue dans nos cœurs nous puissions marcher en la presence de Dieu et faire progres en la voye de salut, si est-ce que la Bonté divine assiste l'ame a laquelle il a donné son amour, la tenant continuellement de sa sainte main. Car ainsy: 1. il fait mieux paroistre la douceur de son amour envers elle; 2. il la va tous-jours animant de plus en plus; 3. il la soulage contre les inclinations depravees et les mauvaises habitudes contractees par les pechés passés; 4. et, en fin, la maintient et defend contre les tentations.

            Ne voyons-nous pas, Theotime, que souvent les hommes sains et robustes ont besoin qu'on les provoque a bien employer leur force et leur pouvoir, et que, par maniere de dire, on les conduise a l'œuvre par la main? Ainsy, Dieu nous ayant donné sa charité, et par icelle la force et le moyen de gaigner païs au chemin de la perfection, son amour neanmoins ne luy permet pas de nous laisser aller ainsy seulz; ains il le fait mettre en chemin avec nous, il le presse de nous presser, et sollicite son cœur de solliciter et pousser le nostre a bien employer la sainte charité qu'il nous a donnee, repliquant souvent par ses inspirations les advertissemens que saint Paul nous fait: Voyés de ne point recevoir la grace celeste en vain; Tandis que vous aves le tems faites tout le bien que vous pourres; Courés en sorte que vous emporties le prix. Si que nous nous devons imaginer souvent qu'il repete aux oreilles de nos cœurs les paroles qu'il disoit au bon pere Abraham: Marche devant moy, et sois parfait.

            Sur tout l'assistance speciale de Dieu est requise a l'ame qui a le saint amour, es entreprises signalees et extraordinaires; car bien que la charité, pour petite qu'elle soit, nous donne asses d'inclination et, comme je pense, une force suffisante pour faire les œuvres necessaires au salut, si est-ce neanmoins que, pour aspirer et entreprendre des actions excellentes et extraordinaires, nos cœurs ont besoin d'estre poussés et rehaussés par la main et le mouvement de ce grand [177] amoureux celeste, comme la princesse de nostre parabole, laquelle, quoy que bien remise en santé, ne pouvoit faire des montees ni aller bien viste, que son cher espoux ne la relevast et soustinst fortement. Ainsy saint Anthoine et saint Simeon Stylite estoyent en la grace et charité de Dieu quand ilz firent dessein d'une vie si relevee, comme aussi la bienheureuse Mere Therese quand elle fit le vœu d'obeissance speciale, saint François et saint Louys quand ilz entreprirent le voyage d'outremer pour la gloire de Dieu, le bienheureux François Xavier quand il consacra sa vie a la conversion des Indois, saint Charles quand il s'exposa au service des pestiferés, saint Paulin quand il se vendit pour racheter l'enfant de la pauvre vefve; jamais pourtant ilz n'eussent fait des coups si hardis et genereux, si a la charité qu'ilz avoient en leurs cœurs Dieu n'eust adjousté des inspirations, semonces, lumieres et forces speciales, par lesquelles il les animoit et poussoit a ces exploitz extraordinaires de la vaillance spirituelle.

            Ne voyes-vous pas le jeune homme de l'Evangile, que Nostre Seigneur aymoit, et qui, par consequent, estoit en charité? il n'avoit, certes, nulle pensee de vendre tout ce qu'il avoit pour le donner aux pauvres et suivre Nostre Seigneur; ains, quand Nostre Seigneur luy en eut donné l'inspiration, encor n'eut-il pas le courage de l'executer. Pour ces grandes œuvres, Theotime, nous avons besoin non seulement d'estre inspirés, mays aussi d'estre fortifiés, affin d'effectuer ce que l'inspiration requiert de nous; comme encor es grans assautz des tentations extraordinaires, une speciale et particuliere presence du secours celeste nous est tout a fait necessaire. A cette cause, la sainte Eglise nous fait si souvent exclamer: «Excités nos cœurs, o Seigneur;» «O Dieu prevenes nos actions en aspirant sur nous, et en nous aydant accompaignes nous;» O Seigneur, soyes prompt a nous secourir, et semblables: affin que par telles prieres nous obtenions la grace de pouvoir faire des œuvres excellentes et extraordinaires et de faire plus frequemment et fervemment [178] les ordinaires, comme aussi de resister plus ardemment aux menues tentations et combattre hardiment les plus grandes.

            Saint Anthoine fut assailli d'une effroyable legion de demons, desquelz ayant asses longuement soustenu les effortz, non sans une peyne et des tourmens incroyables, en fin il vit le toit de sa cellule se fendre, et un rayon celeste fondre dans l'ouverture, qui dissipa en un moment la noyre et tenebreuse trouppe de ses ennemis et luy osta toute la douleur des coups receus en cette bataille: dont il conneut la presence speciale de Dieu, et jettant un profond souspir du costé de la vision: «Ou esties vous, o bon Jesus,» dit-il, «ou esties vous? pourquoy ne vous estes vous pas treuvé ici des le commencement, pour remedier a ma peyne?» «Anthoine,» luy fut il respondu d'en haut, «j'estois ici, mais j'attendois l'issue de ton combat: or, parce que tu as esté brave et vaillant, je t'ayderay tous-jours.» Mais en quoy consistoit la vaillance et le courage de ce grand soldat spirituel? Il le declara luy mesme une autre fois, qu'estant attaqué par un diable qui avoüa d'estre l'esprit de fornication, ce glorieux Saint, apres plusieurs parolles dignes de son grand courage, commença a chanter le verset 7 du Psalme CXVII :

                        L'Eternel est de mon parti,

                        Par luy je serai garenti,

                        Et des ennemis de ma vie,

                        Nullement je ne me soucie.

            Certes, Nostre Seigneur revela a sainte Catherine de Sienne qu'il estoit au milieu de son cœur, en une cruelle tentation qu'elle eut, comme un capitaine au milieu d'une forteresse pour la defendre, et que sans son secours elle se fust perdue en cette bataille. Il en est de mesme de tous les grans assautz que nos ennemis nous livrent, et nous pouvons bien dire comme Jacob, que c'est l'Ange qui nous garentit de tout mal, et chanter, avec le grand roy David, [179]

                        Le Pasteur dont je suis guidé,

                        C'est Dieu, qui gouverne le monde;

                        Je ne puis, ainsy commandé,

                        Que tout a souhait ne m'abonde:

                        Quand il void mon ame en langueur

                        Et que quelque mal l'endommage,

                        Il la remet en sa vigueur

                        Et me restaure le courage.

 

            Si que nous devons souvent repeter cette exclamation et priere:

                        Ta bonté me suive en tout lieu,

                        Ta faveur me garde a toute heure,

                        Affin qu'en ton Ciel, o mon Dieu,

                        Pour jamais je face demeure.

 

 

Chapitre IV. De la sainte perseverance en l'amour sacre

 

            Tout ainsy donq qu'une douce mere, menant son petit enfant avec elle l'ayde et supporte selon qu'elle void la necessité, luy laissant faire quelques pas de luy mesme es lieux moins dangereux et bien plains, tantost le prenant par la main et l'affermissant, tantost le mettant entre ses bras et le portant, de mesme Nostre Seigneur a un soin continuel de la conduite de ses enfans, c'est a dire de ceux qui ont la charité, les faisant marcher devant luy, leur tendant la main es difficultés, et les portant luy mesme es peynes qu'il void leur estre autrement insupportables. Ce qu'il a declairé en Isaïe, disant: Je suis ton Dieu, prenant ta main et te disant: ne crains point, je t'ay aydé. Si que nous devons d'un grand courage avoir une tres ferme confiance en Dieu et en son secours; car si nous ne manquons a sa grace, il parachevera en nous le bon œuvre de nostre salut, ainsi qu'il l'a commencé, [180] operant en nous le vouloir et le parfaire, comme le tressaint Concile de Trente nous admoneste.

            En cette conduite que la douceur de Dieu fait de nos ames des leur introduction a la charité jusques a la finale perfection d'icelle, qui ne se fait qu'a l'heure de la mort, consiste le grand don de la perseverance, auquel Nostre Seigneur attache le tres grand don de la gloire eternelle, selon qu'il a dit: Qui perseverera jusques a la fin, il sera sauvé. Car ce don n'est autre chose que l'assemblage et la suite de divers appuis, soulagemens et secours, par le moyen desquelz nous continuons en l'amour de Dieu jusques a la fin: comme l'education, eslevement ou nourrissage d'un enfant, n'est autre chose qu'une multitude de sollicitudes, aydes, secours et autres telz offices necessaires a un enfant, exercés et continués envers iceluy, jusques a l'aage auquel il n'en a plus besoin.

            Mais la suite des secours et assistances n'est pas egale en tous ceux qui perseverent; car es uns elle est fort courte, comme en ceux qui se convertissent a Dieu peu avant leur mort, ainsy qu'il advint au bon larron; au sergent qui, voyant la constance de saint Jacques, fit sur le champ profession de foy et fut rendu compaignon du martyre de ce grand Apostre; au portier bienheureux qui gardoit les quarante Martyrs en Sebaste, lequel voyant l'un d'iceux perdre courage et quitter la palme du martyre, se mit en sa place, et en un moment se rendit Chrestien, martyr et glorieux tout ensemble; au notaire duquel il est parlé en la vie de saint Anthoine de Padoüe, qui ayant toute sa vie esté un faux vilain, fut neanmoins martyr en sa mort; et a mille autres, que nous avons veu et leu avoir esté si heureux que de mourir bons, ayant vescu mauvais. Et quant a ceux-ci, ilz n'ont pas besoin de grande varieté de secours, ains, si quelque grande tentation ne leur survient, ilz peuvent faire une si courte perseverance avec la seule charité qui leur est donnee et les assistances par lesquelles ilz se sont convertis; car ilz arrivent au port sans navigation, et font leur pelerinage en un seul sault que la [181] puissante misericorde de Dieu leur fait faire si a propos, que leurs ennemis les voyent triompher avant que de les sentir combattre : de sorte que leur conversion et leur perseverance n'est presque qu'une mesme chose, et qui voudroit parler exactement selon la proprieté des motz, la grace qu'ilz reçoivent de Dieu, d'avoir aussi tost l'issue que le commencement de leur pretention, ne sçauroit estre bonnement appellee perseverance; bien que, toutefois, parce que quant a l'effect elle tient lieu de perseverance en ce qu'elle donne le salut, nous ne laissons pas aussi de la comprendre sous le nom de perseverance. En plusieurs, au contraire, la perseverance est plus longue, comme en sainte Anne la prophetesse, en saint Jean l'Evangeliste, saint Paul premier hermite, saint Hilarion, saint Romuald, saint François de Paule: et ceux-ci ont eu besoin de mille sortes de diverses assistances, selon la varieté des adventures de leur pelerinage et de la duree d'iceluy.

            Tous-jours neanmoins la perseverance est le don le plus desirable que nous puissions esperer en cette vie, et lequel, comme parle le sacré Concile, «nous ne pouvons avoir d'ailleurs que de Dieu, qui seul peut affermir celuy qui est debout, et relever celuv qui tumbe;» c'est pourquoy il le faut continuellement demander, employant les moyens que Dieu nous a enseignés pour l'obtenir: l'orayson, le jeusne, l'aumosne, l'usage des Sacremens, la hantise des bons, l'ouÿe et la lecture des saintes paroles.

            Or, parce que le don de l'orayson et de la devotion est liberalement accordé a tous ceux qui de bon cœur veulent consentir aux inspirations celestes, il est, par consequent, en nostre pouvoir de perseverer. Non certes que je veuille dire que la perseverance ayt son origine de nostre pouvoir, car au contraire, je sçay qu'elle procede de la misericorde divine, de laquelle elle est un don tres pretieux; mays je veux dire qu'encor qu'elle ne provient pas de nostre pouvoir, elle vient neanmoins en nostre pouvoir, par le moyen de nostre vouloir que nous ne sçaurions nier estre en nostre pouvoir: car bien [182] que la grace divine nous soit necessaire pour vouloir perseverer, si est ce que ce vouloir est en nostre pouvoir, parce que la grace celeste ne manque jamais a nostre vouloir tandis que nostre vouloir ne defaut pas a nostre pouvoir. Et de fait, selon l'opinion du grand saint Bernard, nous pouvons tous dire en verité apres l'Apostre, que «ni la mort, ni la vie, ni les forces, ni les anges, ni la profondeur, ni la hauteur ne nous pourra jamais separer de la charité de Dieu qui est en Jesus Christ: ouy, car nulle creature ne nous peut arracher de ce saint amour, mays nous pouvons nous mesmes seulz le quitter et l'abandonner par nostre propre volonté, hors laquelle il n'y a rien a craindre pour ce regard.»

            Ainsy, trescher Theotime, nous devons, selon l'advis du saint Concile, «mettre toute nostre esperance en Dieu qui parachèvera nostre salut qu'il a commencé en nous, pourveu que nous ne manquions pas a sa grace.» Car il ne faut pas penser que celuy qui dit au paralitique: Va et ne veuille plus pecher, ne luy donnast aussi le pouvoir d'eviter le vouloir qu'il luy defendoit; et certes, il n'exhorteroit jamais les fideles a perseverer, s'il n'estoit prest a leur en donner le pouvoir. Sois fidele jusques a la mort, dit-il a l'Evesque de Smyrne, et je te donneray la couronne de gloire. Veillés, demeurés en la foy, travaillés courageusement et confortés-vous, faites toutes vos affaires en charité. Courés en sorte que vous obtenies le prix. Nous devons donq, avec le grand Roy, maintefois demander a Dieu le sacré don de perseverance, et esperer qu'il nous l'accordera:

                        Seigneur Dieu, mon unique espoir,

                        Ne me veuille laisser descheoir

                        Au tems de ma pauvre viellesse;

                        Quand le tems lassé me rendra

                        Et que ma vigueur defaudra,

                        Que ta main point ne me delaisse. [183]

 

 

Chapitre V. Que le bonheur de mourir en la divine charité est un don special de Dieu

 

            En fin le Roy celeste ayant mené l'ame qu'il ayme jusques a la fin de cette vie, il l'assiste encor en son bienheureux trespas, par lequel il la tire au lict nuptial de la gloire eternelle, qui est le fruit delicieux de la sainte perseverance. Et alhors, cher Theotime, cette ame toute ravie d'amour pour son Bienaymé, se representant la multitude des faveurs et secours dont il l'a prevenue et assistee tandis qu'elle estoit en son pelerinage, elle bayse incessamment cette douce main secourable qui l'a conduite, tiree et portee en chemin, et confesse que c'est de ce divin Sauveur qu'elle tient tout son bonheur, puisqu'il a fait pour elle tout ce que le grand patriarche Jacob souhaittoit pour son voyage, lhors qu'il eut veu l'eschelle du ciel. O Seigneur, dit elle donq alhors, vous aves esté avec moy et m'aves gardee en la voÿe par laquelle je suis venue, vous m'aves donné le pain de vos Sacremens pour ma nourriture, vous m'aves revestue de la robbe nuptiale de charité, vous m'aves heureusement amenee en ce sejour de gloire qui est vostre mayson, o mon Pere eternel. Hé, que reste-il, Seigneur, sinon que je proteste que vous estes mon Dieu es siecles des siecles! Amen.

                        O mon Dieu, mon Seigneur, Dieu pour jamais aymable,

                        Tu m'as tenu la dextre, et ton tressaint vouloir

                        M'a seurement guidé jusqu'a me faire avoir,

                        En ce divin sejour, un rang tant honnorable.

            Tel donq est l'ordre de nostre acheminement a la vie eternelle, pour l'execution duquel la divine Providence [184] establit des l'eternité la multitude, distinction et entresuite des graces necessaires a cela, avec la dependance qu'elles ont les unes des autres.

            Il voulut premierement, d'une vraye volonté, qu'encor apres le peché d'Adam tous les hommes fussent sauvés; mays en une façon et par des moyens convenables a la condition de leur nature, douee de franc arbitre; c'est a dire, il voulut le salut de tous ceux qui voudroyent contribuer leur consentement aux graces et faveurs qu'il leur prepareroit, offriroit et departiroit a cette intention. Or, entre ces faveurs, il voulut que la vocation fust la premiere, et qu'elle fust tellement attrempee a nostre liberté, que nous la puissions accepter ou rejetter a nostre gré. Et a ceux desquelz il previt qu'elle seroit acceptee, il voulut fournir les sacrés mouvemens de la pœnitence; et a ceux qui seconderoyent ces mouvemens, il disposa de donner la sainte charité; et a ceux qui auroyent la charité, il delibera de donner les secours requis pour perseverer; et a ceux qui employeroyent ces divins secours, il resolut de leur donner la finale perseverance et glorieuse felicité de son amour eternel.

            Nous pouvons donq rendre rayson de l'ordre des effectz de la providence qui regarde nostre salut, en descendant du premier jusques au dernier, c'est a dire depuis le fruit qui est la gloire, jusques a la racine de ce bel arbre qui est la redemption du Sauveur. Car la divine Bonté donne la gloire en suite des merites, les merites en suite de la charité, la charité en suite de la penitence, la penitence en suite de l'obeissance a la vocation, l'obeissance a la vocation en suite de la vocation, et la vocation en suite de la redemption du Sauveur; sur laquelle est appuyee toute cette eschelle mystique du grand Jacob, tant du costé du Ciel, puisqu'elle aboutit au sein amoureux de ce Pere eternel, dans lequel il reçoit les esleuz en les glorifiant, comme aussi du costé de la terre, puisqu'elle est plantee sur le sein et le flanc percé du Sauveur, mort pour cette occasion sur le mont de Calvaire. [185]

            Et que cette suite des effectz de la Providence ayt esté ainsy ordonnee avec la mesme dependance qu'ilz ont les uns des autres en l'eternelle volonté de Dieu, la sainte Eglise le tesmoigne quand elle fait la preface d'une de ses solemnelles prieres en cette sorte: «O Dieu eternel et tout puissant, qui estes Seigneur des vivans et des mortz, et qui usés de misericorde envers tous ceux que vous prevoyes devoir estre a l'advenir vostres par foy et par œuvre;» comme si elle avouoit que la gloire, qui est le comble et le fruit de la misericorde divine envers les hommes, n'est destinee que pour ceux que la divine sapience a preveu qu'a l'advenir, obeissans a la vocation, viendroyent a la foy vive qui opere par la charité.

            En somme, tous ces effectz dependent absolument de la redemption du Sauveur, qui les a merités pour nous a toute rigueur de justice, par l'amoureuse obeissance qu'il a prattiquee jusques a la mort et la mort de la croix, laquelle est la racine de toutes les graces que nous recevons, nous qui sommes greffes spirituelz entés sur son tige. Que si ayans esté entés nous demeurons en luy, nous porterons sans doute, par la vie de la grace qu'il nous communiquera, le fruit de la gloire qui nous est preparé; que si nous sommes comme jettons et greffes rompus sur cet arbre, c'est a dire, que par nostre resistance nous rompions le progres et l'entresuite des effectz de sa debonnaireté, ce ne sera pas merveille si en fin on nous retranche du tout, et qu'on nous mette dans le feu eternel, comme branches inutiles.

            Dieu, sans doute, n'a preparé le Paradis que pour ceux desquels il a preveu qu'ilz seroyent siens; soyons donques siens par foy et par œuvre, Theotime, et il sera nostre par gloire. Or il est en nous d'estre siens: car bien que ce soit un don de Dieu d'estre a Dieu, c'est toutefois un don que Dieu ne refuse jamais a personne, ains l'offre a tous, pour le donner a ceux qui de bon cœur consentiront de le recevoir.

            Mays voyés, je vous prie, Theotime, de quelle ardeur Dieu desire que nous soyons siens, puisque a cette [186] intention il s'est rendu tout nostre, nous donnant sa mort et sa vie; sa vie affin que nous fussions exemptz de l'eternelle mort, et sa mort affin que nous puissions jouir de l'eternelle vie. Demeurons donq en paix, et servons Dieu pour estre siens en cette vie mortelle, et encores plus en l'eternelle.

 

 

Chapitre VI. Que nous ne sçaurions parvenir a la parfaite union d'amour avec Dieu en cette vie mortelle

 

            Les fleuves coulent incessamment et, comme dit le Sage, ilz retournent au lieu duquel ilz sont issus: la mer, qui est le lieu de leur naissance, est aussi le lieu de leur dernier repos; tout leur mouvement ne tend qu'a les unir avec leur origine. O Dieu, dit saint Augustin, «vous aves creé mon cœur pour vous, et jamais il n'aura repos qu'il ne soit en vous!» Mais qu'ay-je au ciel sinon vous, o mon Dieu, et quelle autre chose veux-je sur la terre? Ouy, Seigneur, car vous estes le Dieu de mon cœur, mon lot et mon partage eternellement. Neanmoins, cette union a laquelle nostre cœur aspire ne peut arriver a sa perfection en cette vie mortelle; nous pouvons commencer nos amours en ce monde, mais non pas les consommer qu'en l'autre.

            La celeste amante l'exprime delicatement: Je l'ay en fin treuvé, dit-elle, Celuy que mon ame cherit; je le tiens, et ne le quitteray point jusques a ce que je l'introduise dans la mayson de ma mere et dans la chambre de celle qui m'a engendree. Elle le treuve donq, ce Bienaymé, car il luy fait sentir sa presence par mille consolations; elle le tient, car ce sentiment produit [187] des fortes affections par lesquelles elle le serre et l'embrasse; elle proteste de ne le quitter jamais, oh non, car ces affections passent en resolutions eternelles; et toutefois, elle ne pense pas le bayser du bayser nuptial jusques a ce qu'elle soit avec luy en la mayson de sa mere, qui est la Hierusalem celeste, comme dit saint Paul. Mais voyés, Theotime, qu'elle ne pense rien moins, cette Espouse, que de tenir son Bienaymé a sa mercy comme un esclave d'amour; dont elle s'imagine que c'est a elle de le mener a son gré et l'introduire au bien heureux sejour de sa mere, ou neanmoins elle sera elle mesme introduite par luy, comme fut Rebecca en la chambre de Sara par son cher Isaac. L'esprit pressé de passion amoureuse se donne tous-jours un peu d'avantage sur ce qu'il ayme, et l'Espoux mesme confesse que sa Bienaymee luy a ravi le cœur, l'ayant lié par un seul cheveu de sa teste, s'avouant son prisonnier d'amour.

            Cette parfaitte conjonction de l'ame a Dieu ne se fera donq point qu'au Ciel, ou, comme dit l'Apocalipse, se fera le festin des noces de l'Aigneau. Icy, en cette vie caduque, l'ame est voirement espouse et fiancee de l'Aigneau immaculé, mais non pas encor mariee avec luy; la foy et les promesses se donnent, mais l'execution du mariage est differee: c'est pourquoy il y a tous-jours lieu de nous en desdire, quoy que jamais nous n'en ayons aucune rayson, puisque nostre fidele Espoux ne nous abandonne jamais que nous ne l'obligions a cela par nostre desloyauté et perfidie. Mays estans au Ciel, les noces de cette divine union estant celebrees, le lien de nos cœurs a leur souverain Principe sera eternellement indissoluble.

            Il est vray, Theotime, qu'en attendant ce grand bayser d'indissoluble union, que nous recevrons de l'Espoux la haut en la gloire, il nous en donne quelques uns par mille ressentimens de son aggreable presence; car si l'ame n'estoit pas baysee, elle ne seroit pas tiree, ni ne courroit pas a l'odeur des parfums du Bienaymé. Pour cela, selon la naifveté du texte hebrieu et [188] selon la traduction des septantes interpretes, elle souhaitte plusieurs baysers: Qu'il me bayse, dit-elle, des baysers de sa bouche! Mais d'autant que ces menus baysers de la vie presente se rapportent tous au bayser eternel de la vie future, comme essays, preparatifs et gages d'iceluy, la sacree vulgaire Edition a saintement reduit les baysers de la grace a celuy de la gloire, exprimant le souhait de l'amante celeste en cette sorte: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche! comme si elle disoit: Entre tous les baysers, entre toutes les faveurs que l'Ami de mon cœur, ou le cœur de mon ame m'a preparés, hé, je ne souspire ni n'aspire qu'a ce grand et solemnel bayser nuptial qui doit durer eternellement, et en comparayson duquel les autres baysers ne meritent pas le nom de bayser, puisqu'ilz sont plustost signes de l'union future entre mon Bienaymé et moy, qu'ilz ne sont pas l'union mesme.

 

 

Chapitre VII. Que la charite des Saintz en cette vie mortelle egale, voire surpasse quelquefois celle des bienheureux

 

            Quand, apres les travaux et hazards de cette vie mortelle, les bonnes ames arrivent au port de l'eternelle, elles montent au plus haut et dernier degré d'amour auquel elles puissent parvenir; et cet accroissement final leur estant conferé pour recompense de leurs merites, il leur est departi, non seulement a bonne mesure, mais encor a mesure pressee, entassee et qui respand de toutes pars par dessus, comme dit Nostre Seigneur: de sorte que l'amour qui est donné pour salaire est tous-jours plus grand en un chacun que [189] celuy lequel luy avoit esté donné pour meriter. Or, non seulement chacun en particulier aura plus d'amour au Ciel qu'il n'en eut jamais en terre, mays l'exercice de la moindre charité qui soit en la vie celeste sera de beaucoup plus heureux et excellent, a parler generalement, que celuy de la plus grande charité qui soit, ou ayt esté, ou qui sera en cette vie caduque, car la haut tous les Saintz prattiquent leur amour incessamment, sans remise quelconque, tandis qu'ici bas les plus grans serviteurs de Dieu, tirés et tirannisés des necessités de cette vie mourante, sont contrains de souffrir mille et mille distractions qui les ostent souvent de l'exercice du saint amour.

            Au Ciel, Theotime, l'attention amoureuse des Bienheureux est ferme, constante, inviolable, qui ne peut ni perir ni diminuer; leur intention est tous-jours pure, exempte du meslange de toute autre intention inferieure: en somme, ce bonheur de voir Dieu clairement et de l'aymer invariablement est incomparable. Et qui pourroit jamais egaler le bien, s'il y en a quelqu'un, de vivre entre les perilz, les tourmentes continuelles, agitations et vicissitudes perpetuelles qu'on souffre sur mer, au contentement qu'il y a d'estre en un palais royal ou toutes choses sont a souhait, ains ou les delices surpassent incomparablement tout souhait?

            Il y a donq plus de contentement, de suavité et de perfection, en l'exercice de l'amour sacré parmi les habitans du Ciel, qu'en celuy des pelerins de cette miserable terre; mais il y a bien eu pourtant des gens si heureux en leur pelerinage, que leur charité y a esté plus grande que celle de plusieurs Saintz des-ja jouissans de la Patrie eternelle. Certes, il n'y a pas de l'apparence que la charité du grand saint Jean, des Apostres et hommes apostoliques n'ait esté plus grande, tandis mesme qu'ilz vivoyent ici bas, que celle des petitz enfans, qui mourans en la seule grace baptismale, jouissent de la gloire immortelle.

            Ce n'est pas l'ordinaire que les bergers soyent plus vaillans que les soldatz; et toutefois David, petit berger, [190] venant en l'armee d'Israël, treuva que tous estoyent plus habiles aux exercices des armes que luy, qui neanmoins se treuva plus vaillant que tous. Ce n'est pas l'ordinaire non plus que les hommes mortelz ayent plus de charité que les immortelz ; et toutefois il y en a eu de mortelz qui, estans inferieurs en l'exercice de l'amour aux immortelz, les ont neanmoins devancés en la charité et habitude amoureuse. Et comme mettans en comparayson un fer ardent avec une lampe allumee, nous disons que le fer a plus de feu et de chaleur, et la lampe plus de flamme et de clarté, aussi, mettans un enfant glorieux en parangon avec saint Jean encor prisonnier ou saint Paul encor captif, nous dirons que l'enfant au Ciel a plus de clarté et de lumiere en l'entendement, plus de flamme et d'exercice d'amour en la volonté, mays que saint Jean ou saint Paul ont eu en terre plus de feu de charité et plus de chaleur de dilection.

 

 

Chapitre VIII. De l'incomparable amour de la Mere de Dieu Nostre Dame

 

            Mais en tout et par tout, quand je fay des comparaysons, je n'entens point parler de la tressainte Vierge Mere, Nostre Dame. O Dieu, nenny, car elle est la fille d'incomparable dilection, la toute unique colombe, la toute parfaitte Espouse. De cette Reyne celeste, je prononce de tout mon cœur cette amoureuse mais veritable pensee: qu'au moins sur la fin de ses jours mortelz sa charité surpassa celle des Seraphins; car si plusieurs filles ont assemblé des richesses, celle cy les a toutes surpassees. Tous les Saintz et les Anges ne sont comparés qu'aux estoiles, et le premier d'entre [191] eux a la plus belle d'entre elles: mais celle cy est belle comme la lune, aysee d'estre choisie et discernee entre tous les Saintz, comme le soleil entre les astres. Et passant plus outre, je pense encor que comme la charité de cette Mere d'amour surpasse celle de tous les Saintz du Ciel en perfection, aussi l'a-elle exercee plus excellemment, je dis mesme en cette vie mortelle. Elle ne pecha jamais veniellement, ainsy que l'Eglise estime; elle n'eut donq point de vicissitude ni de retardement au progres de son amour, ains monta d'amour en amour par un perpetuel avancement. Elle ne sentit onques aucune contradiction de l'appetit sensuel; et partant, son amour, comme un vray Salomon, regna paisiblement en son ame et y fit tous ses exercices a souhait. La virginité de son cœur et de son cors fut plus digne et plus honnorable que celle des Anges; c'est pourquoy son esprit, non divisé ni partagé, comme saint Paul parle, estoit tout occupé a penser aux choses divines, comme elle plairoit a son Dieu. Et en fin, l'amour maternel, le plus pressant, le plus actif, le plus ardent de tous, amour infatigable et insatiable, que ne devoit-il pas faire dans le cœur d'une telle Mere et pour le cœur d'un tel Filz?

            Hé, n'allegués pas, je vous prie, que cette sainte Vierge fut neanmoins sujette au dormir ; non, ne me dites pas cela, Theotime, car ne voyes-vous pas que son sommeil est un sommeil d'amour, de sorte que son Espoux mesme veut qu'on la laisse dormir tant qu'il luy plaira? Ah, gardés bien, je vous en conjure, dit-il, d'esveiller ma Bienaymee jusques a ce qu'elle le veuille. Ouy, Theotime, cette Reyne celeste ne s'endormoit jamais que d'amour, puisqu'elle ne donnoit aucun repos a son pretieux cors que pour le revigorer, affin qu'il servist mieux son Dieu par apres; acte, certes, tres excellent de charité, car, comme dit le grand saint Augustin, elle nous «oblige d'aymer nos cors convenablement,» entant qu'ilz sont requis aux bonnes œuvres, qu'ilz sont une partie de nostre personne et qu'ilz seront participans de la felicité eternelle. Certes, le [192] Chrestien doit aymer son cors comme une image vivante de celuy du Sauveur incarné, comme issu de mesme tige avec iceluy, et, par consequent, luy appartenant en parentage et consanguinité; sur tout apres que nous avons renouvellé l'alliance par la reception reelle de ce divin Cors du Redempteur au tres adorable Sacrement de l'Eucharistie, et que, par le Baptesme, Confirmation et autres Sacremens, nous nous sommes dediés et consacrés a la souveraine Bonté.

            Mays quant a la tressainte Vierge, o Dieu, avec quelle devotion devoit elle aymer son cors virginal! non seulement parce que c'estoit un cors doux, humble, pur, obeissant au saint amour et qui estoit tout embaumé de mille sacrees suavités, mays aussi parce qu'il estoit la source vivante de celuy du Sauveur et luy appartenoit si estroittement, d'une appartenance incomparable. C'est pourquoy, quand elle mettoit son cors angelique au repos du sommeil: Or sus, reposés, disoit elle, o tabernacle de l'Alliance, Arche de la sainteté, throsne de la Divinité, allegés vous un peu de vostre lassitude, et reparés vos forces par cette douce tranquillité.

            Et puis, mon cher Theotime, ne saves vous pas que les songes mauvais procurés volontairement par les pensees depravees du jour, tiennent en quelque sorte lieu de peché, parce que ce sont comme des dependances et executions de la malice precedente? Ainsy, certes, les songes provenans des saintes affections de la veille sont estimés vertueux et sacrés. Mon Dieu, Theotime, quelle consolation d'ouïr saint Chrysostome, racontant un jour a son peuple la vehemence de l'amour qu'il luy portoit! «La necessité du sommeil,» dit-il, «pressant nos paupieres, la tirannie de nostre amour envers vous excite les yeux de nostre esprit, et maintefois emmi mon sommeil il m'a esté advis que je vous parlois, car l'ame a accoustumé de voir en songe, par imagination, ce qu'elle pense parmi la journee: ainsy, ne vous voyans pas des yeux de la chair, nous vous voyons des yeux de la charité.» Hé, doux Jesus, qu'est-ce que devoit songer vostre tressainte Mere Ihors qu'elle dormoit et que son [193] cœur veilloit? Ne songeoit-elle point de vous voir encor plié dans ses entrailles, comme vous fustes neuf mois? ou bien pendant a ses mammelles et pressant doucement le sacré chicheron de son tetin virginal? Helas, que de douceurs en cette ame! Peut estre songea-elle maintefois que, comme Nostre Seigneur avoit jadis souvent dormi sur sa poitrine, ainsy qu'un petit aignelet sur le flanc mollet de sa mere, de mesme aussi elle dormoit dans son costé percé, comme une blanche colombe dans le trou d'un rocher asseuré. Si que son dormir estoit tout pareil a l'extase quant a l'operation de l'esprit, bien que quant au cors ce fut un doux et gracieux allegement et repos. Mais si jamais elle songea, comme l'ancien Joseph, a sa grandeur future, quand au ciel elle seroit revestue du soleil, couronnee d'estoiles, et la lune a ses pieds, c'est a dire toute environnee de la gloire de son Filz, couronnee de celle des Saintz, et l'univers sous elle; ou que, comme Jacob, elle vid le progres et les fruitz de la Redemption faite par son Filz en faveur des Anges et des hommes, Theotime, qui pourroit jamais s'imaginer l'immensité de si grandes delices? Que de colloques avec son cher Enfant, que de suavités de toutes pars!

            Mais voyés, je vous prie, que ni je ne dis ni je ne veux dire que cette ame tant privilegiee de la Mere de Dieu ait esté privee de l'usage de rayson en son sommeil. Plusieurs ont estimé que Salomon, en ce beau songe, quoy que vray songe, auquel il demanda et receut le don de son incomparable sagesse, eut un veritable exercice de son franc arbitre, a cause de l'eloquence judicieuse du discours qu'il y fit, du choix plein de discernement auquel il se determina, et de la priere tres excellente dont il usa; le tout sans aucun meslange d'impertinence ou d'aucun detraquement d'esprit. Mais combien donq y a-il plus d'apparence que la Mere du vray Salomon ait eu l'usage de rayson en son sommeil, c'est a dire, comme Salomon mesme la fait parler, que son cœur ait veillé tandis qu'elle dormoit? Certes, que saint Jean eust l'exercice de son esprit dans le [194] ventre mesme de sa mere, ce fut une bien plus grande merveille: et pourquoy donques en refuserions nous une moindre a celle pour laquelle et a laquelle Dieu a fait plus de faveurs qu'il ne fit ni fera jamais pour tout le reste des creatures?

            En somme, comme l'abeston, pierre pretieuse, conserve a jamais le feu qu'il a conceu, par une proprieté nompareille, ainsy le cœur de la Vierge Mere demeura perpetuellement enflammé du saint amour qu'elle receut de son Filz; mays avec cette difference, que le feu de l'abeston qui ne peut estre esteint, ne peut non plus estre agrandi. Et les flammes sacrees de la Vierge ne pouvant ni perir, ni diminuer, ni demeurer en mesme estat, ne cesserent jamais de prendre des accroissemens incroyables jusques au Ciel, lieu de leur origine; tant il est vray que cette Mere est la Mere de belle dilection, c'est a dire, la plus aymable comme la plus amante, et la plus amante comme la plus aymee Mere de cet unique Filz, qui est aussi le plus aymable, le plus amant et le plus aymé Filz de cette unique Mere.

 

 

Chapitre IX. Preparation au discours de l'union des Bienheureux avec Dieu

 

            L'amour triomphant que les Bienheureux exercent au Ciel consiste en la finale, invariable et eternelle union de l'ame avec son Dieu. Mais qu'est elle, cette union?

            A mesure que nos sens rencontrent des objetz aggreables et excellens, ilz s'appliquent plus ardemment et avidement a la jouissance d'iceux: plus les choses sont belles, aggreables a la veüe et deüement esclairees, plus [195] l'œil les regarde avidement et vivement; et plus la voix ou musique est douce et souefve, plus elle attire l'attention de l'oreille. Si que chaque objet exerce une puissante mais amiable violence sur le sens qui luy est destiné; violence qui prend plus ou moins de force selon que l'excellence est moindre ou plus grande, pourveu qu'elle soit proportionnee a la capacité du sens qui en veut jouir: car l'œil qui se plaist tant en la lumiere, n'en peut pourtant supporter l'extremité et ne sçauroit regarder fixement le soleil; et pour belle que soit une musique, si elle est forte et trop proche de nous, elle nous importune et offence nos oreilles. La verité est l'objet de nostre entendement, qui a, par consequent, tout son contentement a descouvrir et connoistre la verité des choses; et selon que les verités sont plus excellentes nostre entendement s'applique plus delicieusement et plus attentivement a les considerer.

            Quel playsir pensés-vous, Theotime, qu'eussent ces anciens philosophes qui conneurent si excellemment tant de belles verités en la nature? Certes, toutes les voluptés ne leur estoyent rien en comparayson de leur bien-aymee philosophie, pour laquelle quelques uns d'entre eux quittèrent les honneurs, les autres des grandes richesses, d'autres leur païs; et s'en est treuvé tel qui, de sens rassis, s'est arraché les yeux, se privant pour jamais de la jouissance de la belle et aggreable lumiere corporelle, pour s'occuper plus librement a considerer la verité des choses par la lumiere spirituelle, car on lit cela de Democrite; tant la connoissance de la verité est delicieuse: dont Aristote a dit fort souvent que la felicité et beatitude humaine consiste en la sapience, qui est la connoissance des verités eminentes.

            Mais lhors que nostre esprit, eslevé au dessus de la lumiere naturelle, commence a voir les verités sacrees de la foy, o Dieu, Theotime, quelle allegresse! L'ame se fond de playsir, oyant la parole de son celeste Espoux, qu'elle treuve plus douce et souefve que le miel de toutes les sciences humaines. Dieu a empreint [196] sa piste, ses alleures et passees en toutes les choses creées; de sorte que la connoissance que nous avons de sa divine Majesté par les creatures, ne semble estre autre chose que la veüe des pieds de Dieu, et qu'en comparayson de cela la foy est une veüe de la face mesme de sa divine Majesté, laquelle nous ne voyons pas encores au plein jour de la gloire, mais nous la voyons, pourtant, comme en la prime aube du jour, ainsy qu'il advint a Jacob aupres du gay de Jaboc; car bien qu'il n'eust veu l'Ange avec lequel il lutta, sinon a la foible clarté du point du jour, si est-ce que tout ravi de contentement il ne laissa pas de s'escrier: J'ay veu le Seigneur face a face, et mon ame a esté sauvee. O combien delicieuse est la sainte lumiere de la foy, par laquelle nous sçavons avec une certitude nompareille, non seulement l'histoire de l'origine des creatures et de leur vray usage, mais aussi celle de la naissance eternelle du grand et souverain Verbe divin, auquel et par laquel tout a esté fait, et lequel, avec le Pere et le Saint Esprit, est un seul Dieu tres unique, tres adorable et beni es siecles des siecles, Amen. Ah! dit saint Hierosme a son Paulin, «le docte Platon ne sceut onques ceci, l'eloquent Demosthenes l'a ignoré.» O que vos paroles, dit ce grand Roy, sont douces, Seigneur, a mon palais, plus douces que le miel a ma bouche! Nostre cœur n'est oit-il pas tout ardent, tandis qu'il nous parloit en chemin? disent ces heureux pelerins d'Emaüs, parlant des flammes amoureuses dont ilz estoyent touchés par la parole de la foy.

            Que si les verités divines sont de si grande suavité estans proposees en la lumiere obscure de la foy, o Dieu, que sera-ce quand nous les contemplerons en la clarté du midy de la gloire? La Reyne de Saba qui, a la grandeur de la renommee de Salomon, avoit tout quitté pour le venir voir, estant arrivee en sa presence et ayant escouté les merveilles de la sagesse qu'il respandoit en ses propos, toute esperdue et comme pasmee d'admiration, s'escria que ce qu'elle avoit appris par [197] ouï dire de cette celeste sagesse n'estoit pas la moitié de la connoissance que la veüe et l'experience luy en donnoyent. Ah, que belles et amiables sont les verités que la foy nous revele par l'ouïe! mais quand, arrivés en la celeste Hierusalem, nous verrons le grand Salomon, Roy de gloire, assis sur le trosne de sa sapience, manifestant avec une clarté incomprehensible les merveilles et secretz eternelz de sa verité souveraine, avec tant de lumiere que nostre entendement verra en presence ce qu'il avoit creu ici bas, oh alhors, trescher Theotime, quelz ravissemens! quelles extases! quelles admirations! quelles amours! quelles douceurs! Non jamais, dirons-nous en cet exces de suavité, non jamais nous n'eussions sceu penser de voir des verités si delectables. Nous avons voirement creu tout ce qu'on nous avoit annoncé de ta gloire, o grande cité de Dieu, mays nous ne pouvions pas concevoir la grandeur infinie des abismes de tes delices.

 

 

Chapitre X. Que le desir precedent accroistra grandement l'union des Bienheureux avec Dieu

 

            Le desir qui precede la jouissance aiguise et affine le ressentiment d'icelle, et plus le desir a esté pressant et puissant, plus la possession de la chose desiree est aggreable et delicieuse. O Jesus! mon cher Theotime, quelle joye pour le cœur humain de voir la face de la Divinité, face tant desiree, ains face l'unique desir de nos ames! Nos cœurs ont une soif qui ne peut estre estanchee par les contentemens de la vie mortelle; contentemens desquelz les plus estimés et pourchassés, [198] s'ilz sont moderés, ilz ne nous desalterent pas, et s'ilz sont extremes, ilz nous estouffent. On les desire neanmoins tous-jours extremes, et jamais ilz ne le sont qu'ilz ne soyent excessifz, insupportables et dommageables; car on meurt de joye comme on meurt de tristesse, ains la joye est plus active a nous ruiner que la tristesse. Alexandre ayant englouti tout ce bas monde, qu'en effect, qu'en esperance, ouït dire a un chetif homme du monde qu'il y avoit encor plusieurs autres mondes; et comme un petit enfant qui veut pleurer pour une pomme qu'on luy refuse, cet Alexandre que les mondains appellent le Grand, plus fol neanmoins qu'un petit enfant, se prend a pleurer a chaudes larmes dequoy il n'y avoit pas apparence qu'il peust conquerir les autres mondes, puisqu'il n'avoit encor pas l'entiere possession de celuy cy. Celuy qui jouissant plus pleinement du monde que jamais nul ne fit, en est toutefois si peu content qu'il pleure de tristesse dequoy il n'en peut avoir d'autres, que la folle persuasion d'un miserable cajolleur luy fait imaginer: dites-moy, je vous prie, Theotime, monstre-il pas que la soif de son cœur ne peut estre assouvie en cette vie, et que ce monde n'est pas suffisant pour le desalterer? O admirable, mays aymable inquietude du cœur humain! Soyes, soyes a jamais sans repos ni tranquillité quelcomque en cette terre, mon ame, jusques a ce que vous ayes rencontré les fraisches eaux de la vie immortelle et la tressainte Divinité, qui seules peuvent esteindre vostre alteration et accoiser vostre desir.

            Ce pendant, Theotime, imaginés-vous, avec le Psalmiste, ce cerf, qui mal mené par la meute n'a plus ni vent ni jambes, comme il se fourre avidement dans l'eau qu'il va questant, avec quelle ardeur il se presse et serre dans cet element: il semble qu'il se voudroit volontier fondre et convertir en eau, pour jouir plus pleinement de cette fraischeur. Hé, quelle union de nostre cœur a Dieu la haut au Ciel, ou apres ces desirs infinis du vray bien, non jamais assouvis en ce monde, nous en treuverons la vivante et puissante source! [199]

            Alhors, certes, comme on voit un petit enfant affamé, si fort collé au flanc de sa mere et attaché a son tetin, presser avidement cette douce fontayne de suave et desiree liqueur, de sorte qu'il est advis qu'il veuille, ou se fourrer tout dans ce sein maternel, ou bien tirer et succer toute cette poitrine dans la sienne, ainsy nostre ame toute haletante de la soif extreme du vray bien, lhors qu'elle en rencontrera la source inespuisable en la Divinité, o vray Dieu, quelle sainte et suave ardeur a s'unir et joindre a ces mammelles fecondes de la toute bonté, ou pour estre tout abismés en elle, ou affin qu'elle vienne toute en nous!

 

 

Chapitre XI. De l'union des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la Divinité

 

            Quand nous regardons quelque chose, quoy qu'elle nous soit presente elle ne s'unit pas a nos yeux elle mesme, ains seulement leur envoye une certaine representation ou image d'elle mesme, que l'on appelle espece sensible, par le moyen de laquelle nous voyons; et quand nous contemplons ou entendons quelque chose, ce que nous entendons ne s'unit pas non plus a nostre entendement sinon par le moyen d'une autre representation et image, tres delicate et spirituelle, que l'on nomme espece intelligible. Mais encor, ces especes, par combien de destours et de changemens viennent elles a nostre entendement? elles abordent au sens exterieur et de la passent a l'interieur, puis a la fantasie, de la a [200] l'entendement actif, et viennent en fin au passif, a ce que, passant par tant d'etamines et sous tant de limes, elles soyent par ce moyen purifiees, subtilisees et affinees, et que de sensibles elles soyent rendues intelligibles.

            Nous voyons et entendons ainsy, Theotime, tout ce que nous voyons ou entendons en cette vie mortelle, ouy mesme les choses de la foy: car, comme le miroüer ne contient pas la chose que l'on y void ains seulement la representation et espece d'icelle, laquelle representation arrestee par le miroüer en produit une autre en l'œil qui regarde; de mesme, la parole de la foy ne contient pas les choses qu'elle annonce, ains seulement elle les represente, et cette representation des choses divines, qui est en la parole de la foy, en produit une autre, laquelle nostre entendement, moyennant la grace de Dieu, accepte et reçoit comme representation de la sainte verité, et nostre volonté s'y complait et l'embrasse comme une verité honnorable, utile, aymable et tres bonne. De sorte que les verités signifiees en la parole de Dieu sont par icelle representees a l'entendement, comme les choses exprimees au mirouer sont, par le mirouer, representees a l'œil: si que, croire c'est voir comme par un miroüer, dit le grand Apostre.

            Mais au Ciel, Theotime, ah mon Dieu, quelle faveur! la Divinité s'unira elle mesme a nostre entendement, sans entremise d'espece ni representation quelconque; ains elle s'appliquera et joindra elle mesme a nostre entendement, se rendant tellement presente a luy, que cette intime presence tiendra lieu de representation et d'espece. O vray Dieu, quelle suavité a l'entendement humain, d'estre a jamais uni a son souverain object, recevant non sa representation mais sa presence, non aucune image ou espece mais la propre essence de sa divine verité et majesté! Nous serons la comme des enfans tres heureux de la Divinité, ayans l'honneur d'estre nourris de la propre substance divine, receüe en nostre ame par la bouche de nostre entendement; et ce qui surpasse toute douceur, c'est que, comme les meres [201] ne se contentent pas de nourrir leurs poupons de leur lait, qui est leur propre substance, si elles mesmes ne leur mettent le chicheron de leur tetin dans la bouche, affin qu'ilz reçoivent leur substance non en un cuillier ou autre instrument ains en leur propre substance et par leur propre substance, en sorte que cette substance maternelle serve de tuyau aussi bien que de nourriture pour estre receüe du bienaymé petit enfançon, ainsy Dieu, nostre Pere, ne se contente pas de faire recevoir sa propre substance en nostre entendement, c'est a dire de nous faire voir sa Divinité, mais par un abisme de sa douceur il appliquera luy mesme sa substance a nostre esprit, affin que nous l'entendions non plus en espece ou representation mais en elle mesme et par elle mesme, en sorte que sa substance paternelle et eternelle serve d'espece aussi bien que d'object a nostre entendement. Et alhors seront prattiquees en une façon excellente ces divines promesses: Je la meneray en la solitude et parleray a son cœur, et l'allaiteray; Esjouisses-vous avec Hierusalem en liesse, affin que vous allaities et soyes remplis de la mammelle de sa consolation, et que vous succies et que vous vous delecties de la totale affluence de sa gloire; Vous seres portés aux tetins, et on vous amadoüera sur les genoux.

            Bonheur infini, Theotime, et lequel ne nous a pas seulement esté promis, mais nous en avons des arres au tressaint Sacrement de l'Eucharistie, festin perpetuel de la grace divine; car en iceluy nous recevons le sang du Sauveur en sa chair et sa chair en son sang, son sang nous estant appliqué par sa chair, sa substance par sa substance, a nostre propre bouche corporelle, affin que nous sachions qu'ainsy nous appliquera-il son essence divine au festin eternel de la gloire. Il est vray qu'ici cette faveur nous est faitte reellement, mais a couvert, sous les especes et apparences sacramentelles, la ou au Ciel, la Divinité se donnera a descouvert, et nous la verrons, face a face, comme elle est. [202]

 

 

Chapitre XII. De l'union eternelle des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la naissance eternelle du Filz de Dieu

 

            O saint et divin Esprit, Amour eternel du Pere et du Filz, soyes propice a mon enfance! Nostre entendement verra donq Dieu, Theotime; mais je dis, il verra Dieu luy mesme, face a face, contemplant par une veüe de vraye et reelle presence la propre essence divine, et en elle ses infinies beautés: la toute puissance, la toute bonté, toute sagesse, toute justice, et le reste de cet abisme de perfections.

            Il verra, donq clairement, cet entendement, la connoissance infinie que de toute eternité le Pere a eue de sa propre beauté, et pour laquelle exprimer en soy mesme il prononça et dit eternellement le mot, le Verbe, ou la parole et diction tres unique et tres infinie, laquelle comprenant et representant toute la perfection du Pere, ne peut estre qu'un mesme Dieu tres unique avec luy, sans division ni separation. Ainsy verrons-nous donq cette eternelle et admirable generation du Verbe et Filz divin, par laquelle il nasquit eternellement a l'image et semblance du Pere: image et semblance vive et naturelle, qui ne represente aucuns accidens ni aucun exterieur, puisqu'en Dieu tout est substance et n'y peut avoir accident, tout est interieur et n'y peut avoir aucun exterieur; mais image qui represente la propre substance du Pere si vivement, si naturellement, tant essentiellement et substantiellement, que pour cela elle ne peut estre que le mesme Dieu avec luy, sans distinction [203] ni difference quelcomque d'essence ou substance, ains avec la seule distinction des Personnes. Car, comme se pourroit il faire que ce divin Filz fust la vraye, vrayement vive et vrayement naturelle image, semblance et figure de l'infinie beauté et substance du Pere, si elle ne representoit infiniment au vif et au naturel les infinies perfections du Pere? et comme pourroit elle representer infiniment des perfections infinies, si elle mesme n'estoit infiniment parfaite? et comme pourroit elle estre infiniment parfaite, si elle n'estoit Dieu? et comme pourroit elle estre Dieu, si elle n'estoit un mesme Dieu avec le Pere?

            Ce Filz donq, infinie image et figure de son Pere infini, est un seul Dieu tres unique et tres infini avec son Pere, sans qu'il y ait aucune difference de substance entre eux, ains seulement la distinction des Personnes; laquelle distinction de Personnes, comme elle est totalement requise, aussi est-elle tres suffisante pour faire que le Pere prononce, et que le Filz soit la Parole prononcee, que le Pere die, et que le Filz soit le Verbe ou la diction, que le Pere exprime, et que le Filz soit l'image, semblance et figure exprimee, et qu'en somme, le Pere soit Pere, et le Filz soit Filz, deux Personnes distinctes, mays une seule essence et Divinité. Ainsy Dieu, qui est seul, n'est pas pourtant solitaire; car il est seul en sa tres unique et tres simple Divinité, mays il n'est pas solitaire, puisqu'il est Pere et Filz en deux Personnes. O Theotime, Theotime, quelle joye, quelle allegresse, de celebrer cette eternelle naissance qui se fait en la splendeur des Saintz, de la celebrer, dis-je, en la voyant, et de la voir en la celebrant !

            Le tres doux saint Bernard, estant encores jeune garçon a Chastillon sur Seine, la nuit de Noël attendoit en l'eglise que l'on commençast l'office sacré, et en cette attente le pauvre enfant s'endormit d'un sommeil fort leger, pendant lequel, o Dieu! quelle douceur! il vit en esprit, mais d'une vision fort distincte et fort claire, comme le Filz de Dieu ayant espousé la nature humaine et s'estant rendu petit Enfant dans les entrailles tres [204] pures de sa Mere, naissoit virginalement de son ventre sacré, avec une humble suavité meslee d'une celeste majesté,

                        Comme l'Espoux qui, en maintien royal,

                        Sort tout joyeux de son lict nuptial;

vision, Theotime, qui combla tellement le cœur amiable du petit Bernard, d'ayse, de jubilation et de delices spirituelles, qu'il en eut toute sa vie des ressentimens extremes; et partant, combien que depuis, comme une abeille sacree, il recueillit tous-jours de tous les divins mysteres le miel de mille douces et divines consolations, si est-ce que la solemnité de Noël luy apportoit une particuliere suavité, et parloit avec un goust nompareil de cette nativité de son Maistre. Helas, mais de grace, Theotime, si une vision mystique et imaginaire de la naissance temporelle et humaine du Filz de Dieu, par laquelle il procedoit homme de la femme, vierge d'une Vierge, ravit et contente si fort le cœur d'un enfant, hé, que sera-ce quand nos espritz glorieusement illuminés de la clarté bienheureuse, verront cette eternelle naissance par laquelle le Filz procede «Dieu de Dieu, lumiere de lumiere, vray Dieu d'un vray Dieu,» divinement et eternellement! Alhors donq, nostre esprit se joindra par une complaysance incomprehensible a cet object si delicieux, et par une invariable attention luy demeurera eternellement uni. [205]

 

 

Chapitre XIII. De l'union des espritz bienheureux avec Dieu en la vision de la production du Saint Esprit

 

            Le Pere eternel, voyant l'infinie bonté et beauté de son essence si vivement, essentiellement et substantiellement exprimee en son Filz, et le Filz voyant reciproquement que sa mesme essence, bonté et beauté est originairement en son Pere comme en sa source et fontaine, hé, se pourroit-il faire que ce divin Pere et son Filz ne s'entr'aymassent pas d'un amour infini, puisque leur volonté par laquelle ilz ayment, et leur bonté pour laquelle ilz ayment, sont infinies en l'un et en l'autre?

            L'amour ne nous treuvant pas egaux, il nous egale; ne nous treuvant pas unis, il nous unit. Or, le Pere et le Filz se treuvans non seulement egaux et unis, ains un mesme Dieu, une mesme bonté, une mesme essence et une mesme unité, quel amour doivent-ilz avoir l'un a l'autre! Mays cet amour ne se passe pas comme l'amour que les creatures intellectuelles ont entre elles ou envers leur Createur (car l'amour creé se fait par plusieurs et divers eslans, souspirs, unions et liaysons qui s'entresuivent et font la continuation de l'amour avec une douce vicissitude de mouvemens spirituelz); car l'amour divin du Pere eternel envers son Filz est prattiqué en un seul souspir, eslancé reciproquement par le Pere et le Filz, qui, en cette sorte, demeurent unis et liés ensemble. Ouy, mon Theotime, car la bonté du Pere et du Filz n'estant qu'une seule tres uniquement unique bonté, commune a l'un et a l'autre, l'amour de cette bonté ne peut estre qu'un seul amour; parce qu'encor [206] qu'il y ayt deux amans, a sçavoir le Pere et le Filz, neanmoins il n'y a que leur seule tres unique bonté, qui leur est commune, laquelle est aymee, et leur tres unique volonté qui ayme, et partant il n'y a aussi qu'un seul amour, exercé par un seul souspir amoureux. Le Pere souspire cet amour, le Filz le souspire aussi; mais parce que le Pere ne souspire cet amour que par la mesme volonté et pour la mesme bonté qui est egalement et uniquement en luy et en son Filz, et le Filz mutuellement ne souspire ce souspir amoureux que pour cette mesme bonté et par cette mesme volonté, partant ce souspir amoureux n'est qu'un seul souspir, ou un seul esprit eslancé par deux souspirans.

            Et d'autant que le Pere et le Filz qui souspirent, ont une essence et volonté infinie par laquelle ilz souspirent, et que la bonté pour laquelle ilz souspirent est infinie, il est impossible que le souspir ne soit infini; et d'autant qu'il ne peut estre infini qu'il ne soit Dieu, partant cet Esprit souspiré du Pere et du Filz est vray Dieu, et parce qu'il n'y a ni peut avoir qu'un seul Dieu, il est un seul vray Dieu avec le Pere et le Filz. Mais de plus, parce que cet amour est un acte qui procede reciproquement du Pere et du Filz, il ne peut estre ni le Pere ni le Filz desquelz il est procedé, quoy qu'il ait la mesme bonté et substance du Pere et du Filz, ains faut que ce soit une troisiesme Personne divine, laquelle avec le Pere et le Filz ne soit qu'un seul Dieu; et d'autant que cet amour est produit par maniere de souspirs ou d'inspirations, il est appellé Saint Esprit.

            Or sus, Theotime, le roy David, descrivant la suavité de l'amitié des serviteurs de Dieu, s'escrie:

                        O voyci que c'est chose bonne,

                        Qui mille suavités donne,

                        Quand les freres ensemblement

                        Habitent unanimement !

                        Car cette douceur amiable

                        Au tressaint onguent est semblable,

                        Que dessus le chef on versa [207]

                        D'Aron quand on le consacra:

                        Onguent dont la teste sacree

                        D'Aron estoit toute trempee,

                        Jusqu'a la robbe s'escoulant

                        Et tout son collet parfumant.

Mais, o Dieu, si l'amitié humaine est tant agreablement aymable et respand une odeur si delicieuse sur ceux qui la contemplent, que sera-ce, mon bienaymé Theotime, de voir l'exercice sacré de l'amour reciproque du Pere envers le Filz eternel! Saint Gregoire Nazianzene raconte que l'amitié incomparable qui estoit entre luy et son grand saint Basile estoit celebree par toute la Grece, et Tertulien tesmoigne que les payens admiroient cet amour plus que fraternel qui regnoit entre les premiers Chrestiens: o quelle feste, quelle solemnité! de quelles louanges et benedictions doit estre celebree, de quelles admirations doit estre honnoree et aymee l'eternelle et souveraine amitié du Pere et du Filz! Qu'y a-il d'aymable et d'amiable si l'amitié ne l'est pas? et si l'amitié est amiable et aymable, quelle amitié le peut estre en comparayson de cette infinie amitié qui est entre le Pere et le Filz, et qui est un mesme Dieu tres unique avec eux? Nostre cœur, Theotime, s'abismera d'amour, en l'admiration de la beauté et suavité de l'amour que ce Pere eternel et ce Filz incomprehensible prattiquent divinement et eternellement. [208]

 

 

Chapitre XIV. Que la sainte lumiere de la gloire servira a l'union des espritz bienheureux avec Dieu

 

            L'entendement creé verra donq l'essence divine sans aucune entremise d'espece ou representation, mais il ne la verra pas neanmoins sans quelqu'excellente lumiere qui le dispose, esleve et renforce pour faire une veüe si haute et d'un object si sublime et esclattant; car, comme la chouette a bien la veüe asses forte pour voir la sombre lumiere de la nuict sereine, mais non pas toutefois pour voir la clarté du midi, qui est trop brillante pour estre receüe par des yeux si troubles et imbecilles, ainsy nostre entendement, qui a bien asses de force pour considerer les verités naturelles par son discours, et mesme les choses surnaturelles de la grace par la lumiere de la foy, ne sauroit pas neanmoins, ni par la lumiere de la nature ni par la lumiere de la foy, atteindre jusques a la veüe de la substance divine en elle mesme. C'est pourquoy la suavité de la Sagesse eternelle a disposé de ne point appliquer son essence a nostre entendement, qu'elle ne l'ait preparé, revigoré et habilité, pour recevoir une veüe si eminente et disproportionnee a sa condition naturelle comme est la veüe de la Divinité: car ainsy le soleil, souverain object de nos yeux corporelz entre les choses naturelles, ne se presente point a nostre veiie que premier il n'envoye ses rayons, par le moyen desquelz nous le puissions voir; de sorte, que nous ne le voyons que par sa lumiere. Toutefois, il y a de la difference entre les rayons que le soleil jette a nos yeux corporelz, et la lumiere que Dieu creera en nos entendemens, au Ciel: car le rayon du [209] soleil corporel ne fortifie point nos yeux quand ilz sont foibles et impuissans a voir, ains plustost il les aveugle, esblouissant et dissipant leur veüe infirme; ou, au contraire, cette sacree lumiere de gloire, treuvant nos entendemens inhabiles et incapables de voir la Divinité, elle les esleve, renforce et perfectionne si excellemment, que, par une merveille incomprehensible, ilz regardent et contemplent l'abisme de la clarté divine fixement et droitement en elle mesme, sans estre esblouis ni rebouschés de la grandeur infinie de son esclat.

            Tout ainsy, donq, que Dieu nous a donné la lumiere de la rayson par laquelle nous le pouvons connoistre comme Autheur de la nature, et la lumiere de la foy par laquelle nous le considerons comme source de la grace, de mesme il nous donnera la lumiere de gloire, par laquelle nous le contemplerons comme fontaine de la beatitude et vie eternelle: mays fontaine, Theotime, que nous ne contemplerons pas de loin, comme nous faisons maintenant par la foy, ains que nous verrons par la lumiere de gloire plongés et abismés en icelle. Les plongeons, dit Pline, qui pour pescher les pierres precieuses s'enfoncent dans la mer, prennent de l'huyle en leur bouche, affin que le respandant ilz ayent plus de jour pour voir dedans les eaux entre lesquelles ilz nagent: Theotime, l'ame bienheureuse estant enfoncee et plongee dans l'ocean de la divine essence, Dieu respandra dans son entendement la sacree lumiere de gloire, qui luy fera jour en cet abisme de lumiere inaccessible, affin que par la clarté de la gloire nous voyions la clarté de la Divinité:

                        En Dieu gist la fontaine mesme

                        De vie et de playsir supreme;

                        Sa clarté nous apparoistra

                        Aux rais de sa vive lumiere,

                        Et nostre liesse pleniere

                        De son jour seulement naistra. [210]

 

 

Chapitre XV. Que l'union des Bienheureux avec Dieu aura des differens degrés

 

            Or, ce sera cette lumiere de gloire, Theotime qui donnera la mesure a la veüe et contemplation des Bien-heureux; et selon que nous aurons plus ou moins de cette sainte splendeur, nous verrons aussi plus ou moins clairement, et par consequent plus ou moins heureusement, la tressainte Divinité, qui, regardee diversement, nous rendra de mesme differemment glorieux. Certes, en ce Paradis celeste tous les espritz voyent toute l'essence divine, mais nul d'entr'eux ni tous eux ensemble ne la voyent ni peuvent voir totalement. Non, Theotime, car Dieu estant tres uniquement un et tres simplement indivisible, on ne le peut voir qu'on ne le voye tout; et d'autant qu'il est infini, sans limite, ni borne, ni mesure quelcomque en sa perfection, il n'y a ni peut avoir aucune capacité hors de luy, qui jamais puisse totalement comprendre ou penetrer l'infinité de sa bonté, infiniment essentielle et essentiellement infinie.

            Cette lumiere creée du soleil visible, qui est limitee et finie, est tellement veüe toute de tous ceux qui la regardent, qu'elle n'est pourtant jamais veüe totalement de pas un, ni mesme de tous ensemble. Il en est presqu'ainsy de tous nos sens: entre plusieurs qui oyent une excellente musique, quoy que tous l'entendent toute, les uns pourtant ne l'oyent pas si bien ni avec tant de [211] playsir que les autres, selon que les aureilles sont plus ou moins delicates. La manne estoit savouree toute de quicomque la mangeoit, mais differemment neanmoins, selon la diversité des appetitz de ceux qui la prenoyent, et ne fut jamais savouree totalement, car elle avoit plus de differentes saveurs qu'il n'y avoit de varieté de gousts es Israelites: Theotime, nous verrons et savourerons la haut au Ciel toute la Divinité, mais jamais nul des Bienheureux ni tous ensemble ne la verront ou savoureront totalement; cette infinité divine aura tous-jours infiniment plus d'excellences que nous ne sçaurions avoir de suffisance et de capacité, et nous aurons un contentement indicible de connoistre, qu'apres avoir assouvi tout le desir de nostre cœur et rempli pleynement sa capacité en la jouissance du bien infini, qui est Dieu, neanmoins il restera encor en cette infinité des infinies perfections a voir, a jouïr et posseder, que sa divine Majesté entend et void, elle seule se comprenant soy mesme.

            Ainsy les poissons jouissent de la grandeur incroyable de l'ocean, et jamais pourtant aucun poisson, ni mesme toute la multitude des poissons, ne vid toutes les plages ni ne trempa ses escailles en toutes les eaux de la mer; et les oyseaux s'esgayent a leur gré dans la vasteté de l'air, mais jamais aucun oyseau, ni mesme toute la race des oyseaux ensemble, n'a battu des aysles toutes les contrees de l'air et n'est jamais parvenu a la supreme region d'iceluy. Ah, Theotime, nos espritz, a leur gré et selon toute l'estendue de leurs souhaitz, nageront en l'ocean et voleront en l'air de la Divinité, et se res-jouiront eternellement de voir que cet air est tant infini, cet ocean si vaste, qu'il ne peut estre mesuré par leurs aysles, et que jouissans sans reserve ni exception [212] quelcomque de tout cet abisme infini de la Divinité, ilz ne peuvent neanmoins jamais egaler leur jouissance a cette infinité, laquelle demeure tous-jours infiniment infinie au dessus de leur capacité.

            Et sur ce sujet, les espritz bienheureux sont ravis de deux admirations: l'une, pour l'infinie beauté qu'ilz contemplent, et l'autre, pour l'abisme de l'infinité qui reste a voir en cette mesme beauté. O Dieu, que ce qu'ilz voyent est admirable! mais o Dieu, que ce qu'ilz ne voyent pas l'est beaucoup plus! Et toutefois, Theotime, la tressainte beauté qu'ilz voyent estant infinie, elle les rend parfaitement satisfaitz et assouvis; et se contentans d'en jouir selon le rang qu'ilz tiennent au Ciel, a cause de la tres aymable Providence divine qui en a ainsy ordonné, ilz convertissent la connoissance qu'ilz ont de ne posseder pas ni ne pouvoir posseder totalement leur object, en une simple complaysance d'admiration, par laquelle ilz ont une joye souveraine de voir que la beauté qu'ilz ayment est tellement infinie qu'elle ne peut estre totalement conneüe que par elle mesme: car en cela consiste la divinité de cette Beauté infinie, ou la beauté de cette infinie Divinité.

 

 

FIN DU TROISIESME LIVRE [213]

 

Livre quatriesme. De la decadence et ruine de la charité

 

 

Chapitre premier. Que nous pouvons perdre l'amour de Dieu tandis que nous sommes en cette vie mortelle

 

            Nous ne faysons pas ces discours pour ces grandes ames d'eslite que Dieu, par une tres speciale faveur, maintient et confirme tellement en son amour, qu'elles sont hors le hazard de jamais le perdre; nous parlons pour le reste des mortelz, auxquelz le Saint Esprit addresse ces advertissemens: Qui est debout, qu'il prenne garde a ne point tomber. Tiens ce que tu as. Ayés soin et travaillés, affin d'asseurer par bonnes œuvres vostre vocation. En suite dequoy il leur fait faire cette priere: Ne me rejettés point de devant vostre face et ne m'ostés point vostre Saint Esprit; Et ne nous induises point en tentation; affin qu'ilz fassent leur salut avec un saint tremblement et une crainte sacree, sçachans qu'ilz ne sont pas plus invariables et fermes a conserver l'amour de Dieu que le premier Ange avec ses sectateurs, et Judas, [215] qui l'ayans receu le perdirent, et en le perdant se perdirent eternellement eux mesmes; ni que Salomon, qui, l'ayant une fois quitté, tient tout le monde en doute de sa damnation; ni que Adam, Eve, David, saint Pierre, qui estans enfans de salut ne laisserent pas de descheoir pour un tems de l'amour sans lequel il n'y a point de salut. Helas, o Theotime, qui sera donq asseuré de conserver l'amour sacré en cette navigation de la vie mortelle, puisqu'en la terre et au Ciel tant de personnes d'incomparable dignité ont fait des si cruelz naufrages!

            Mais, o Dieu eternel, comme est-il possible, dires-vous, qu'une ame qui a l'amour de Dieu le puisse jamais perdre? Car ou l'amour est, il resiste au peché: et comme se peut il donq faire que le peché y entre, puisque l'amour est fort comme la mort, aspre au combat comme l'enfer? comme peuvent les forces de la mort ou de l'enfer, c'est a dire les pechés, vaincre l'amour qui pour le moins les esgale en force, et les surmonte en assistance et en droit? Mays comme peut-il estre qu'une ame raysonnable, qui a une fois savouré une si grande douceur comme est celle de l'amour divin, puisse onques volontairement avaler les eaux ameres de l'offence? Les enfans, tout enfans qu'ilz sont, estans nourris au lait, au beurre et au miel, abhorrent l'amertume de l'absinthe et du chicotin, et pleurent jusques a pasmer quand on leur en fait gouster: hé donques, o vray Dieu, l'ame une fois jointe a la bonté du Createur, comme le peut-elle quitter pour suivre la vanité de la creature?

            Mon cher Theotime, les cieux mesmes s'esbahissent, leurs portes se froissent de frayeur, et les Anges de paix demeurent esperdus d'estonnement sur cette prodigieuse misere du cœur humain, qui abandonne un bien tant aymable pour s'attacher a des choses si deplorables. Mays aves-vous jamais veu cette petite merveille que chacun sçait, et de laquelle chacun ne sçait pas la rayson? Quand on perce un tonneau bien plein, il ne respandra point son vin qu'on ne luy donne de l'air par dessus, ce qui n'arrive pas aux tonneaux [216] esquelz il y a des-ja du vuide, car on ne les a pas plus tost ouvertz que le vin en sort. Certes, en cette vie mortelle, quoy que nos ames abondent en amour celeste, si est ce que jamais elles n'en sont si pleines que par la tentation cet amour ne puisse sortir; mais la haut au Ciel, quand les suavités de la beauté de Dieu occuperont tout ncstre entendement et les delices de sa bonté assouviront toute nostre volonté, en sorte qu'il n'y aura rien que la plenitude de son amour ne remplisse, nul objet, quoy qu'il penetre jusques a nos cœurs, ne pourra jamais tirer ni faire sortir une seule goutte de la pretieuse liqueur de leur amour celeste; et de penser donner du vent par dessus, c'est a dire decevoir ou surprendre l'entendement, il ne sera plus possible, car il sera immobile en l'apprehension de la verité souveraine.

            Ainsy le vin qui est bien espuré et separé de sa lie peut aysement estre garenti de tourner et pousser, mais celuy qui est sur sa lie y est presque tous-jours sujet. Et quant a nous, tandis que nous sommes en ce monde, nos espritz sont sur la lie et le tartre de mille humeurs et miseres, et par consequent aysés a changer et tourner en leur amour; mais estans au Ciel, ou, comme en ce grand festin descrit par Isaïe, nous aurons le vin purifié de toute lie, nous ne serons plus sujetz au change, ains demeurerons inseparablement unis par amour a nostre souverain Bien. Icy, parmi les crepuscules de l'aube du jour, nous craignons qu'en lieu de l'Espoux nous ne rencontrions quelqu'autre objet qui nous amuse et deçoive; mais quand nous le treuverons la haut ou il repaist et repose au midy de sa gloire, il n'y aura plus moyen d'estre trompés, car sa lumiere sera trop claire, et sa douceur nous liera si serré a sa bonté que nous ne pourrons plus vouloir nous en desprendre.

            Nous sommes comme le corail, qui dans l'ocean, lieu de son origine, est un arbrisseau pasleverd, foible, flechissant et pliable; mais estant tiré hors du fond de la mer, comme du sein de sa mere, il devient presque [217] pierre, se rendant ferme et impliable, a mesme qu'il change son verd blafastre en un vermeil fort vif: car ainsy, estans encor emmi la mer de ce monde, lieu de nostre naissance, nous sommes sujetz a des vicissitudes extremes, pliables a toutes mains, a la droitte de l'amour celeste par l'inspiration, a la gauche de l'amour terrestre par la tentation; mais si une fois tirés hors de cette mortalité, nous avons changé le pasleverd de nos craintives esperances au vif vermeil de l'asseuree jouissance, jamais plus nous ne serons muables, ains demeurerons a tous-jours arrestés en l'amour eternel.

            Il est impossible de voir la Divinité et ne l'aymer pas; mays ici bas, ou, sans la voir, nous l'entrevoyons seulement au travers des ombres de la foy, comme en un miroüer, nostre connoissance n'est pas si grande qu'elle ne laisse encor l'entree a la surprise des autres objetz et biens appareils, lesquelz, entre les obscurités qui se meslent en la certitude et verité de la foy, se glissent insensiblement comme petitz renardeaux, et demolissent nostre vigne fleurie. En somme, Theotime, quand nous avons la charité nostre franc arbitre est paré de la robbe nuptiale, de laquelle comme il peut tous-jours demeurer vestu, s'il veut, en bien faisant, aussi s'en peut il despouiller, s'il luy plait, en pechant.

 

 

Chapitre II. Du rafroidissement de l'ame en l'amour sacré

 

            L'ame est maintefois contristee et affligee dans le cors, jusques mesme a quitter plusieurs membres d'iceluy, qui demeurent privés de mouvement et sentiment, encores qu'elle n'abandonne pas le cœur, ou elle est tous-jours toute entiere jusques a l'extremité de la vie. Ainsy la charité est quelquefois tellement alangourie et [218] abbatue dans le cœur qu'elle ne paroist presque plus en aucun exercice, et neanmoins elle ne laisse pas d'estre entiere en la supreme region de l'ame; et c'est lhors que, sous la multitude des pechés venielz, comme sous des cendres, le feu du saint amour demeure couvert et sa lueur estouffee, quoy que non pas amorti ni esteint. Car tout ainsy que la presence du diamant empesche l'exercice et l'action de la proprieté que l'aymant a d'attirer le fer, sans toutefois luy oster la proprieté, laquelle opere soudain que cet empeschement est esloigné, de mesme la presence du peché veniel n'oste pas voirement a la charité sa force et puissance d'operer mais elle l'engourdit en certaine façon et la prive de l'usage de son activité, si qu'elle demeure sans action, sterile et infeconde. Certes, le peché veniel, ni mesme l'affection au peché veniel, n'est pas contraire a l'essentielle resolution de la charité, qui est de preferer Dieu a toutes choses: d'autant que par ce peché nous aymons quelque chose hors de la rayson, mais non pas contre la rayson; nous deferons un peu trop, et plus qu'il n'est convenable, a la creature, mais non pas en la preferant au Createur; nous nous amusons plus qu'il ne faut aux choses terrestres, mais nous ne quittons pas pour cela les celestes: en somme, cette sorte de peché nous retarde au chemin de la charité, mais il ne nous en oste pas, et partant, le peché veniel n'estant pas contraire a la charité, il ne la destruit jamais, ni en tout ni en partie.

            Dieu fit sçavoir a l'Evesque d'Ephese qu'il avoit delaissé sa premiere charité; ou il ne dit pas qu'il estoit sans charité, mais seulement qu'elle n'estoit plus telle qu'au commencement, c'est a dire qu'elle n'estoit plus prompte, fervente, fleurissante et fructueuse: ainsy que nous avons accoustumé de dire d'un homme, qui de brave, joyeux et gaillard est devenu chagrin, paresseux et maussade: Ce n'est plus celuy d'autrefois; car nous ne voulons pas entendre que ce ne soit pas le mesme selon la substance, mais seulement selon les actions et exercices; et de mesme, Nostre Seigneur a dit qu'es derniers jours la charité de plusieurs se rafroidira, [219] c'est a dire, elle ne sera pas si active et courageuse, a cause de la crainte et de l'ennuy qui oppressera les cœurs. Certes, la concupiscence ayant conceu, elle engendre le peché; mais ce peché, quoy que peché, n'engendre pas tous-jours la mort de l'ame, ains seulement lhors qu'il a une malice entiere et qu'il est consommé et accompli, comme dit saint Jacques: qui en cela establit si clairement la difference entre le peché veniel et le peché mortel, que je ne sçay comme il s'est treuvé des gens en nostre siecle qui ayent eu la hardiesse de le nier.

            Neanmoins, le peché veniel est peché, et par consequent il desplait a la charité, non comme chose qui luy soit contraire, mays comme chose contraire a ses operations et a son progres, voire mesme a son intention, laquelle estant que nous rapportions toutes nos operations a Dieu, elle est violee par le peché veniel, qui porte les actions par lesquelles nous le commettons, non pas voirement contre Dieu, mais hors de Dieu et de sa volonté: et comme nous disons d'un arbre qui a esté rudement touché et reduit en friche par la tempeste, que rien n'y est demeuré, parce qu'encor que l'arbre est entier, neanmoins il est resté sans fruit, de mesme, quand nostre charité est battue des affections que l'on a aux pechés venielz, nous disons qu'elle est diminuee et defaillie, non que l'habitude de l'amour ne soit entiere en nos espritz, mais parce qu'elle est sans les œuvres qui sont ses fruitz.

            L'affection aux grans pechés rendoit tellement la verité prisonniere de l'injustice, entre les philosophes payens, que, comme dit le grand Apostre, connoissans Dieu, ilz ne le glorifioyent pas selon que cette connoissance requeroit: si que cette affection n'exterminant pas la lumiere naturelle, elle la rendoit infructueuse. Aussi, les affections au peché veniel n'abolissent pas la charité, mays elles la tiennent comme un esclave, liee pieds et [220] mains, empeschant sa liberté et son action; cette affection nous attachant par trop a la jouissance des creatures, nous prive de la privauté spirituelle entre Dieu et nous, a laquelle la charité, comme vraye amitié, nous incite, et, par consequent, elle nous fait perdre les secours et assistances interieures, qui sont comme les espritz vitaux et animaux de l'ame, du defaut desquelz provient une certaine paralisie spirituelle, laquelle en fin si on n'y remedie nous conduit a la mort. Car en somme, la charité estant une qualité active, ne peut estre long tems sans agir ou perir; elle est, disent nos Anciens, de l'humeur de Rachel, qui aussi la representoit. Donne-moi des enfans, disoit celle ci a son mari, autrement je mourray: et la charité presse le cœur auquel elle est mariee de la feconder en bonnes œuvres, autrement elle perira.

            Nous ne sommes guere en cette vie mortelle sans beaucoup de tentations: or ces espritz vilz, paresseux et addonnés aux playsirs exterieurs, n'estans pas duitz aux combatz ni exercés aux armes spirituelles, ilz ne gardent jamais guere la charité, ains se laissent ordinairement surprendre a la coulpe mortelle. Ce qui arrive d'autant plus aysement, que par le peché veniel l'ame se dispose au mortel; car, comme cet ancien ayant continué a porter tous les jours un mesme veau, le porta en fin encor qu'il fut devenu un gros bœuf, la coustume ayant petit a petit rendu insensible a ses forces l'accroissement d'un si lourd fardeau, ainsy celuy qui s'affectionne a joüer des testons joüeroit en fin des escus, des pistoles, des chevaux, et apres ses chevaux toute sa chevance; qui lasche la. bride aux menues choleres, se treuve en fin furieux et insupportable; qui s'addonne a mentir par raillerie, est grandement en danger de mentir avec calomnie.

            En fin, Theotime, nous disons de ceux qui ont la complexion fort foible, qu'ilz n'ont point de vie, qu'ilz n'en ont pas une once, ou qu'ilz n'en ont pas plein le [221] poing, parce que ce qui doit bien tost finir semble en effect n'estre plus; et ces ames faineantes, addonnees aux playsirs et affectionnees aux choses transitoires, peuvent bien dire qu'elles n'ont plus de charité, puisque si elles en ont, elles sont en voÿe de la perdre bien tost.

 

 

Chapitre III. Comme on quitte le divin amour pour celuy des creatures

 

            Ce malheur de quitter Dieu pour la creature arrive ainsy. Nous n'aymons pas Dieu sans intermission, d'autant qu'en cette vie mortelle la charité est en nous par maniere de simple habitude, de laquelle, comme les philosophes ont remarqué, nous usons quand il nous plait et non jamais contre nostre gré. Quand donq nous n'usons pas de la charité qui est en nous, c'est a dire quand nous n'employons pas nostre esprit aux exercices de l'amour sacré, ains que le tenans diverti a quelque autre occupation, ou que paresseux en soy mesme il se tient inutile et negligent, alhors, Theotime, il peut estre touché de quelque object mauvais, et surpris de quelque tentation; et bien que l'habitude de la charité en mesme tems soit au fond de nostre ame et qu'elle face son office, nous inclinant a rejetter la suggestion mauvaise, si est-ce qu'elle ne nous presse pas ni nous porte a l'action de la resistance, qu'a mesure que nous la secondons, comme les habitudes ont coustume de faire: et partant, nous laissant en nostre liberté, il advient maintefois que le mauvais object ayant jetté bien avant ses attraitz dans nostre cœur, nous nous attachons a luy par une complaysance excessive, laquelle venant a croistre il nous est malaysé de nous en desfaire, et comme des espines, selon que dit Nostre Seigneur, [222] elle suffoque en fin la semence de la grace et dilection celeste. Ainsy arriva-il a nostre premiere mere Eve, de laquelle la perte commença par un certain amusement qu'elle prit a deviser avec le serpent, recevant de la complaysance d'ouïr parler de son aggrandissement en science et de voir la beauté du fruit defendu; si que, la complaysance grossissant en l'amusement et l'amusement se nourrissant dans la complaysance, elle s'y treuva en fin tellement engagee, que se laissant aller au consentement, elle commit le malheureux peché auquel par apres elle attira son mari.

            On void que les pigeons touchés de vanité se pavonnent quelquefois en l'air et font des esplanades ça et la, se mirant en la varieté de leur pennage, et lhors les tierceletz et faucons qui les espient viennent fondre sur eux et les attrappent, ce qu'ilz ne feroient jamais si les pigeons voloient leur droit vol, d'autant qu'ilz ont l'aisle plus roide que les oyseaux de proye. Helas, Theotime, si nous ne nous amusions pas en la vanité des playsirs caduques, et sur tout en la complaysance de nostre amour propre, ains qu'ayans une fois la charité, nous fussions soigneux de voler droit, la part ou elle nous porte, jamais les suggestions et tentations ne nous attrapperoyent; mais parce que, comme colombes seduites et deceües de nostre propre estime, nous retournons sur nous mesmes et entretenons trop nos espritz parmi les creatures, nous nous treuvons souvent surpris entre les serres de nos ennemis, qui nous emportent et devorent.

            Dieu ne veut pas empescher que nous ne soyons attaqués de tentations, affin que resistans, nostre charité soit plus exercee, et puisse par le combat emporter la victoire et par la victoire obtenir le triomphe; mais que nous ayons quelque sorte d'inclination a nous delecter en la tentation, cela vient de la condition de nostre nature, qui ayme tant le bien que pour cela elle est sujette d'estre allechee par tout ce qui a apparence de bien. Et ce que la tentation nous presente pour amorce est tous-jours de cette sorte; car, comme enseignent [223] les saintes Lettres, ou c'est un bien honnorable selon le monde pour nous provoquer a l'orgueil de la vie mondaine, ou un bien delectable aux sens pour nous porter a la convoitise charnelle, ou un bien utile a nous enrichir pour nous inciter a la convoitise et avarice des yeux. Que si nous tenions nostre foy, laquelle sçait discerner entre les vrays biens qu'il faut pourchasser et les faux qu'il faut rejetter, vivement attentive a son devoir, certes, elle serviroit de sentinelle asseuree a la charité et luy donneroit advis du mal qui s'approche du cœur sous pretexte de bien, et la charité le repousseroit soudain: mais parce que nous tenons ordinairement nostre foy, ou dormante ou moins attentive qu'il ne seroit requis pour la conservation de nostre charité, nous sommes aussi souvent surpris de la tentation, laquelle seduisant nos sens, et nos sens incitans la partie inferieure de nostre ame a rebellion, il advient que maintefois la partie superieure de la rayson cede a l'effort de cette revolte, et, commettant le peché, elle perd la charité.

            Tel fut le progres de sedition que le desloyal Absalon excita contre son bon pere David; car il mit en avant des propositions bonnes en apparence, lesquelles estant une fois receües par les pauvres Israëlites desquelz la prudence estoit endormie et engourdie, il les sollicita tellement qu'il les reduisit a une entiere rebellion: de sorte que David fut contraint de sortir tout espleuré de Hierusalem avec tous ses plus fideles amis, ne laissant en la ville de gens de marque, sinon Sadoc et Abiathar, prestres de l'Eternel, avec leurs enfans; or Sadoc estoit voyant, c'est a dire prophete. Car de mesme, trescher Theotime, l'amour propre treuvant nostre foy hors d'attention et sommeillante, il nous presente des biens vains mais apparens, seduit nos sens, nostre imagination et les facultés de nos ames, et presse tellement nos francs arbitres qu'il les conduit a l'entiere revolte contre le saint amour de Dieu; lequel alhors, comme un autre David, sort de nostre cœur avec tout son train, c'est a dire avec les dons du Saint Esprit et les autres [224] vertus celestes, qui sont compaignes inseparables de la charité si elles ne sont ses proprietés et habilités; et ne reste plus en la Hierusalem de nostre ame aucune vertu d'importance, sinon Sadoc le voyant, c'est a dire le don de la foy qui nous peut faire voir les choses eternelles, avec son exercice, et encor Abiathar, c'est a dire le don de l'esperance avec son action, qui tous deux demeurent bien affligés et tristes, maintenans toutefois en nous l'Arche de l'alliance, c'est a dire la qualité et le filtre de Chrestien qui nous est acquis par le Baptesme.

            Helas, Theotime, quel pitoyable spectacle aux Anges de paix, de voir ainsy sortir le Saint Esprit et son amour de nos ames pecheresses! hé, je croy certes, que s'ilz pouvoyent alhors pleurer, ilz verseroyent des larmes infinies, et d'une voix lugubre lamentans nostre malheur, ilz chanteroyent le triste cantique que Hieremie entonna, quand, assis sur le sueil du Temple desolé, il contempla la ruine de Hierusalem au temps de Sedecie:

                        Ah combien voy-je desolee

                        Cette cité, jadis comblee

                        De peuple, de bien et d'honneur,

                        Maintenant siege de l'horreur!

 

 

Chapitre IV. Que l'amour sacré se perd en un moment

 

            L'amour de Dieu, qui nous porte jusques au mespris de nous mesmes, nous rend citoyens de la Hierusalem celeste; l'amour de nous mesmes, qui nous pousse jusques au mespris de Dieu, nous rend esclaves de la Babylone infernale. Or nous allons, certes, petit a petit a ce [225] mespris de Dieu, mais nous n'y sommes pas plus tost parvenus, que soudain, en un moment, la sainte charité se separe de nous, ou, pour mieux dire, elle perit tout a fait. Ouy, Theotime, car en ce mespris de Dieu consiste le peché mortel, et un seul peché mortel bannit la charité de l'ame, d'autant qu'il rompt le lien et l'union d'icelle avec Dieu, qui est l'obeissance et sousmission a sa volonté; et comme le cœur humain ne peut estre vivant et divisé, aussi la charité, qui est le cœur de l'ame et l'ame du cœur, ne peut jamais estre blessee qu'elle ne soit tuee: ainsy qu'on dit des perles, qui conceües de la rosee celeste perissent si une seule goutte de l'eau marine entre dedans leur escaille. Nostre esprit, certes, ne sort pas petit a petit de son cors, ains en un moment, lhors que l'indisposition du cors est si grande qu'il ne peut plus y faire les actions de vie; et de mesme, a l'instant que le cœur est tellement detraqué en ses passions que la charité n'y peut plus regner, elle le quitte et abandonne; car elle est si genereuse qu'elle ne peut cesser de regner sans cesser d'estre.

            Les habitudes que nous acquerons par nos seules actions humaines ne perissent pas par un seul acte contraire, car nul ne dira qu'un homme soit intemperant pour un seul acte d'intemperance, ni qu'un peintre ne soit pas bon maistre pour avoir une fois manqué a l'art; ains, comme toutes telles habitudes nous arrivent par la suite et impression de plusieurs actes, ainsy nous les perdons par une longue cessation de leurs actes, ou par une multitude d'actes contraires. Mais la charité, Theotime, que le Saint Esprit respand en un moment dans nos cœurs lhors que les conditions requises a cette infusion se rencontrent en nous, certes aussi en un instant elle nous est ostee, si tost que, destournans nostre volonté de l'obeissance que nous devons a Dieu, nous avons achevé de consentir a la rebellion et desloyauté a laquelle la tentation nous incite.

            Il est vray que la charité s'agrandit par accroissement de degré a degré et de perfection a perfection, selon [226] que par nos oeuvres ou la reception des Sacremens nous luy faisons place; mais, toutefois, elle ne diminue pas par amoindrissement de sa perfection, car jamais on n'en perd un seul brin qu'on ne la perde toute. En quov elle ressemble au chef d'œuvre de Phidias, tant celebré par les anciens: car on dit que ce grand sculpteur fit en Athenes une statue de Minerve, toute d'ivoire, haute de vingt six coudees; et au bouclier d'icelle, auquel il avoit relevé les batailles des amazones et des geans, il grava avec tant d'art son visage de luy mesme, qu'on ne pouvoit oster un seul brin de son image, dit Aristote, que «toute la statue ne tombast desfaite:» si que cette besoigne ayant esté perfectionnee par assemblage de piece a piece, en un moment neanmoins elle perissoit si on eust osté une seule petite partie de la semblance de l'ouvrier. Et de mesme, Theotime, encores que le Saint Esprit ayant mis la charité en une ame luy donne sa croissance par addition de degré a degré et de perfection a perfection d'amour, si est ce toutefois, que la resolution de preferer la volonté de Dieu a toutes choses estant le point essentiel de l'amour sacré, et auquel l'image de l'amour eternel, c'est a dire du Saint Esprit, est representee, on ne sçauroit en oster une seule piece que soudain toute la charité ne perisse.

            Cette preference de Dieu a toutes choses est le cher enfant de la charité. Que si Agar, qui n'estoit qu'une ægyptienne, veyant son filz en danger de mourir n'eut pas le courage de demeurer au pres de luy, ains le voulut quitter, disant: Ah, je ne sçaurois voir mourir cet enfant! quelle merveille y a-il que la charité, fille de douceur et suavité celeste, ne puisse voir mourir son enfant, qui est le propos de ne jamais offencer Dieu? Si que, a mesure que nostre franc arbitre se resout de consentir au peché, donnant par mesme moyen la mort a ce sacré propos, la charité meurt avec iceluy, et dit en son dernier souspir: Hé non, jamais je ne verray mourir cet enfant. En somme, Theotime, comme la pierre pretieuse nommee prassius, perd sa lueur en la presence de quel venin que ce soit, ainsy l'ame perd [227] en un instant sa splendeur, sa grace et sa beauté, qui consiste au saint amour, a l'entree et presence de quel peché mortel que ce soit; dont il est escrit que l'ame qui pechera mourra.

 

 

Chapitre V. Que la seule cause du manquement et rafroidissement de la charite est en la volonte des creatures

 

            Comme ce seroit une effronterie impie de vouloir attribuer aux forces de nostre volonté les œuvres de l'amour sacré que le Saint Esprit fait en nous et avec nous, aussi seroit-ce une impieté effrontee de vouloir rejetter le defaut d'amour qui est en l'homme ingrat, sur le manquement de l'assistance et grace celeste; car le Saint Esprit crie par tout, au contraire, que nostre perte vient de nous; que le Sauveur a apporté le feu du saint amour, et ne desire rien plus sinon qu'il brusle nos cœurs; que le salut est preparé devant la face de toutes nations, lumiere pour esclairer les Gentilz, et pour la gloire d'Israël; que la divine Bonté ne veut point qu'aucun perisse, mays que tous viennent a la connoissance de la verité; veut que tous hommes soyent sauvés, le Sauveur d'iceux estant venu au monde affin que tous receussent l'adoption des enfans; et le Sage nous advertit clairement: Ne dis point: il tient a Dieu. Ainsy le sacré Concile de Trente inculque divinement a tous les enfans de l'Eglise sainte, que la grace divine ne manque jamais a ceux qui font ce qu'ilz peuvent, invoquans le secours [228] celeste; que «Dieu n'abandonne jamais ceux qu'il a une fois justifiés, sinon qu'eux mesmes les premiers l'abandonnent,» de sorte que, s'ilz ne manquent a la grace ilz obtiendront la gloire. En somme, Theotime, le Sauveur est une lumiere qui esclaire tout homme qui vient en ce monde.

            Plusieurs voyagers, environ l'heure de midi un jour d'esté, se mirent a dormir a l'ombre d'un arbre; mays tandis que leur lassitude et la fraicheur de l'ombrage les tient en sommeil, le soleil s'avançant sur eux leur porta droit aux yeux sa plus forte lumiere, laquelle par l'eclat de sa clarté faisoit des transparences, comme par des petitz esclairs, autour de la prunelle des yeux de ces dormans, et par la chaleur qui perçoit leurs paupieres les força d'une douce violence de s'esveiller. Mays les uns esveillés se levent, et gaignans païs allerent heureusement au giste; les autres, non seulement ne se levent pas, mais tournans le dos au soleil et enfonçans leurs chapeaux sur leurs yeux, passerent la leur journee a dormir, jusques a ce que, surpris de la nuit et voulans neanmoins aller au logis, ilz s'esgarent qui ça qui la dans une forest, a la merci des loups, sangliers et autres bestes sauvages. Or dites, de grace, Theotime: ceux qui sont arrivés, ne devoyent-ilz pas sçavoir tout le gré de leur contentement au soleil, ou, pour parler chrestiennement, au Createur du soleil? Ouy certes, car ilz ne pensoyent nullement a s'esveiller quand il en estoit tems; le soleil leur fit ce bon office, et par une aggreable semonce de sa clarté et de sa chaleur, les vint aimablement resveiller. Il est vray qu'ilz ne firent pas resistance au soleil, mais il les ayda aussi beaucoup a ne point resister; car il vint doucement respandre sa lumiere sur eux, se faisant entrevoir au travers de leurs paupieres, et par sa chaleur, comme par son amour, il alla dessiller leurs yeux et les pressa de voir son jour.

            Au contraire, ces pauvres errans n'avoyent-ilz pas tort de crier dans ce bois: Hé, qu'avons-nous fait au soleil pour quoy il ne nous a pas fait voir sa lumiere comme a nos compaignons, affin que nous fussions arrivés [229] au logis sans demeurer en ces effroyables tenebres? Car, qui ne prendroit la cause du soleil, ou plustost de Dieu, en main, mon cher Theotime, pour dire a ces chetifs malencontreux: Qu'est ce, miserables, que le soleil pouvoit bonnement faire pour vous, qu'il ne l'ayt fait? ses faveurs estoyent esgales envers tous vous autres qui dormiés: il vous aborda tous avec une mesme lumiere, il vous toucha de mesmes rayons, il respandit sur vous une chaleur pareille; et, malheureux que vous estes, quoy que vous vissiés vos compaignons levés prendre le bordon pour tirer chemin, vous tournastes le dos au soleil, et ne voulustes pas employer sa clarté ni vous laisser vaincre a sa chaleur.

            Tenés; voyla maintenant, Theotime, ce que je veux dire. Tous les hommes sont voyageurs en cette vie mortelle; presque tous nous nous sommes volontairement endormis en l'iniquité, et Dieu, Soleil de justice, darde sur tous, tres suffisamment ains abondamment, les rayons de ses inspirations, il eschauffe nos cœurs de ses benedictions, touchant un chascun des attraitz de son amour: hé, que veut dire donq que ces attraitz en attirent si peu et en tirent encor moins? Ah, certes, ceux qui estans attirés, puis tirés, suivent l'inspiration, ont grande occasion de s'en res-jouir, mais non pas de s'en glorifier: qu'ilz se resjouissent, parce qu'ilz jouissent d'un grand bien; mais qu'ilz ne s'en glorifient pas, puisque c'est par la pure bonté de Dieu, qui leur laissant l'utilité de son bienfait s'en est reservé la gloire.

            Mays quant a ceux qui demeurent au sommeil de peché, o Dieu, qu'ilz ont une grande rayson de lamenter, gemir, pleurer et regretter! car ilz sont au malheur le plus lamentable de tous. Mays ilz n'ont pas rayson de se douloir et plaindre sinon d'eux mesmes, qui ont mesprisé ains ont esté rebelles a la lumiere, revesches aux attraitz et se sont obstinés contre l'inspiration: de sorte qu'a leur malice seule doit estre a jamais malediction et confusion, puisqu'ilz sont seulz autheurs de leur perte, seulz ouvriers de leur damnation. Ainsy les Japonois se plaignans au bienheureux François Xavier [230] leur Apostre, dequoy Dieu, qui avoit eu tant de soin des autres nations, sembloit avoir oublié leurs predecesseurs, ne leur ayant point fait avoir sa connoissance, par le manquement de laquelle ilz auroyent esté perdus, l'homme de Dieu leur respondit que la divine loy naturelle estoit plantee en l'esprit de tous les mortelz, laquelle si leurs devanciers eussent observee, la celeste lumiere les eust sans doute esclairés; comme au contraire, l'ayant violee, ilz meriterent d'estre damnés. Responce apostolique d'un homme apostolique, et toute pareille a la rayson que le grand Apostre rend de la perte des anciens Gentilz, qu'il dit estre inexcusables, d'autant qu'ayans conneu le bien ilz suivirent le mal; car c'est en un mot ce qu'il inculque au premier chapitre de l'Epistre aux Romains. Malheur sur malheur a ceux qui ne reconnoissent pas que leur malheur provient de leur malice!

 

 

Chapitre VI. Que nous devons reconnoistre de dieu tout l'amour que nous luy portons

 

            L'amour des hommes envers Dieu tient son origine, son progres et sa perfection de l'amour eternel de Dieu envers les hommes: c'est le sentiment universel de l'Eglise nostre Mere, laquelle, avec une ardente jalousie, veut que nous reconnoissions nostre salut et les moyens pour y parvenir de la seule misericorde du Sauveur, affîn qu'en la terre comme au Ciel a luy seul soit honneur et gloire. Qu'as-tu que tu n'ayes receu? dit le divin Apostre, parlant des dons de science, eloquence et autres telles qualités des pasteurs ecclesiastiques; et si tu l'as receu, pourquoy t'en glorifies [231] tu comme si tu ne l'avois pas receu? Il est vray, nous avons tout receu de Dieu, mais par dessus tout nous avons receu les biens surnaturelz du saint amour; que si nous les avons receus, pourquoy en prendrons-nous de la gloire?

            Certes, si quelqu'un se vouloit rehausser pour avoir fait quelque progres en l'amour de Dieu: Helas, chetif homme, luy dirions-nous, tu estois pasmé en ton iniquité sans qu'il te fut resté ni de vie ni de forces pour te relever (comme il advint a la princesse de nostre parabole), et Dieu, par son infinie bonté, accourut a ton ayde, et criant a haute voix: Ouvre la bouche de ton attention, et je la rempliray, il mit luy mesme ses doigtz entre tes levres et desserra tes dens, jettant dedans ton cœur sa sainte inspiration, et tu l'as receüe; puis, estant remis en sentiment, il continua par divers mouvemens et differens moyens de revigorer ton esprit, jusques a ce qu'il respandit en iceluy sa charité, comme ta vitale et parfaite santé.

            Or dis moy donq maintenant, miserable, qu'as-tu fait en tout cela dequoy tu te puisses vanter? Tu as consenti, je le sçay bien; le mouvement de ta volonté a librement suivi celuy de la grace celeste: mais tout cela, qu'est-ce autre chose sinon recevoir l'operation divine et n'y resister pas? et qu'y a-il en cela que tu n'ayes receu? Ouy mesme, pauvre homme que tu es, tu as receu la reception de laquelle tu te glorifies et le consentement duquel tu te vantes. Car dis-moy, je te prie, ne m'advoueras-tu pas que si Dieu ne t'eust prevenu, tu n'eusses jamais senti sa bonté, ni par conséquent consenti a son amour? non, ni mesme tu n'eusses pas fait une seule bonne pensee pour luy: son mouvement a donné l'estre et la vie au tien, et si sa liberalité n'eust animé, excité et provoqué ta liberté par les puissans attraitz de sa suavité, ta liberté fut tous-jours demeuree inutile a ton salut. Je confesse que tu as cooperé a l'inspiration en consentant, mais si tu ne le sçais pas, je t'apprens que ta cooperation a pris naissance de l'operation de la grace et de ta franche volonté tout ensemble, mais en [232] telle sorte neanmoins, que si la grace n'eust prevenu et rempli ton cœur de son operation, jamais il n'eust eu ni le pouvoir ni le vouloir de faire aucune cooperation.

            Mays dis moy derechef, je te prie, homme vil et abject, es tu pas ridicule quand tu penses avoir part en la gloire de ta conversion parce que tu n'as pas repoussé l'inspiration? n'est ce pas la fantasie des voleurs et tirans, de penser donner la vie a ceux auxquelz ilz ne l'ostent pas? et n'est ce pas une forcenee impieté de penser que tu ayes donné la sainte, efficace et vive activeté a l'inspiration divine, parce que tu ne la luy as pas ostee par ta resistence? Nous pouvons empescher les effeetz de l'inspiration, mais nous ne les luy pouvons pas donner: elle tire sa force et venu de la bonté divine, qui est le lieu de son origine, et non de la volonté humaine, qui est le lieu de son abord. S'indigneroit on pas de la princesse de nostre parabole, si elle se vantoit d'avoir donné la vertu et proprieté aux eaux cordiales et autres medicamens, ou de s'estre guerie elle mesme, parce que si elle n'eust receu les remedes que le roy luy donna et versa dans sa bouche, lhors qu'a moytié morte elle n'avoit presque plus de sentiment, ilz n'eussent point eu d'operation? Ouy, luy diroit-on, ingrate que vous estes, vous pouvies vous opiniastrer a ne point recevoir les remedes, et mesme les ayant receus en vostre bouche vous les pouvies rejetter; mais il n'est pas vray pourtant que vous leur ayés donné la vigueur ou vertu, car ilz l'avoyent [233] par leur proprieté naturelle: seulement, vous aves consenti de les recevoir et qu'ilz fissent leur action; et encor n'eussies-vous jamais consenti, si le roy ne vous eust premierement revigoree et puis sollicitee a les prendre; onques vous ne les eussies receus s'il ne vous eust aydee a les recevoir, ouvrant vostre propre bouche avec ses doigtz et respandant la potion dedans icelle. N'estes vous pas donques un monstre d'ingratitude, de vous vouloir attribuer un bien que vous deves en tant de façons a vostre cher espoux?

            Le petit admirable poisson que l'on nomme echineis, remore, ou arrestenef, a bien le pouvoir d'arrester ou de n'arrester point le navire singlant en haute mer a plein voyle, mays il n'a pas le pouvoir de le faire ni voguer, ni singler, ni surgir; il peut empescher le mouvement, mais il ne le peut pas donner. Nostre franc arbitre peut arrester et empescher la course de l'inspiration, et quand le vent favorable de la grace celeste enfle les voyles de nostre esprit, il est en nostre liberté de refuser nostre consentement et empescher par ce moyen l'effect de la faveur du vent; mays quand nostre esprit single et fait heureusement sa navigation, ce n'est pas nous qui faisons venir le vent de l'inspiration, ni qui en remplissons nos voyles, ni qui donnons le mouvement au navire de nostre cœur, ains seulement nous recevons le vent qui vient du Ciel, consentons a son mouvement et laissons aller le navire sous le vent, sans l'empescher par la remore de nostre resistence. C'est donq l'inspiration qui imprime en nostre franc arbitre l'heureuse et suave influence, par laquelle non seulement [234] elle luy fait voir la beauté du bien, mais elle l'eschauffe, l'ayde, le renforce et l'esmeut si doucement, que par ce moyen il se plie et escoule librement au parti du bien.

            Le ciel prepare les gouttes de la fraiche rosee au primtems et les espluÿe sur la face de la mer, et les mereperles qui ouvrent leurs escailles reçoivent ces gouttes, lesquelles se convertissent en perles: mais au contraire, les mereperles qui tiennent leurs escailles fermees n'empeschent pas que les gouttes ne tumbent sur elles, elles empeschent neanmoins qu'elles ne tumbent pas dans elles. Or, le ciel a il pas envoÿé sa rosee et son influence sur l'une et l'autre mereperle? pourquoy donq l'une a-elle par effect produit sa perle, et l'autre non? Le ciel avoit esté liberal pour celle qui est demeuree sterile, autant qu'il estoit requis pour l'emperler et rendre enceinte du bel union; mais elle a empesché l'effect de son benefice, se tenant fermee et couverte. Et quant a celle qui a conceu la perle et qui est restee engrossee de la rosee, elle n'a rien en cela qu'elle ne tienne du ciel, non pas mesme son ouverture par laquelle elle a receu la rosee; car sans le ressentiment des rayons de l'aurore, qui l'ont doucement excitee, elle ne fust pas venue en la surface de la mer ni n'eust pas ouvert son escaille. Theotime, si nous avons quelqu'amour envers Dieu, a luy en soit l'honneur et la gloire, qui a tout fait en nous et sans lequel rien n'a esté fait, a nous en soit l'utilité et l'obligation; car c'est le partage de sa divine bonté avec nous: il nous laisse le fruict de ses bienfaitz, et s'en reserve l'honneur et la louange; et certes, puisque nous ne sommes tous rien que par sa grace, nous ne devons rien estre que pour sa gloire. [235]

 

 

Chapitre VII. Qu'il faut eviter toute curiosité et acquiescer humblement a la tres sage providence de Dieu

 

            L'esprit humain est si foible, que quand il veut trop curieusement rechercher les causes et raysons de la volonté divine, il s'embarrasse et entortille dans les filetz de mille difficultés desquelles par apres il ne se peut desprendre. Il ressemble a la fumee, car en montant il se subtilise, et en se subtilisant il se dissipe: a force de vouloir relever nos discours es choses divines par curiosité, nous esvanouissons en nos pensees, et en lieu de parvenir a la science de la verité, nous tombons en la folie de nostre vanité.

            Mais sur tout nous sommes bigearres en ce qui regarde la Providence divine touchant la diversité des moyens qu'elle nous distribue pour nous tirer a son saint amour, et par son saint amour a la gloire. Car nostre temerité nous presse tous-jours de rechercher pourquoy Dieu donne plus de moyens aux uns qu'aux autres, pourquoy il ne fit entre les Tyriens et Sidoniens les merveilles qu'il fit en Corozaïn et Bethsaïda, puisqu'ilz en eussent si bien fait leur proffït, et en somme, pourquoy il tire a son amour plustost l'un que l'autre.

            O Theotime mon ami, jamais, non jamais nous ne devons laisser emporter nostre esprit a ce tourbillon de vent follet, ni penser de treuver une meilleure rayson de la volonté de Dieu que sa volonté mesme, laquelle est souverainement raysonnable, ains la rayson de toutes [236] les raysons, la regle de toute bonté, la loy de toute equité. Et bien que le tressaint Esprit, parlant en l'Escriture Sainte, rende rayson en plusieurs endroitz de presque tout ce que nous sçaurions desirer, touchant ce que sa Providence fait en la conduite des hommes au saint amour et au salut eternel, si est-ce neanmoins qu'en plusieurs occasions il declare qu'il ne faut nullement se departir du respect qui est deu a sa volonté, de laquelle nous devons adorer le propos, le decret, le bon playsir et l'arrest; au bout duquel, comme souverain Juge et souverainement equitable, il n'est pas raysonnable qu'elle manifeste ses motifs, ains suffit qu'elle die simplement: et pour cause. Que si nous devons charitablement porter tant d'honneur aux decretz des cours souveraines composees de juges corruptibles de la terre et de terre, que de croire qu'ilz n'ont pas esté faitz sans motifs, quoy que nous ne les sachions pas, hé, Seigneur Dieu, avec quelle reverence amoureuse devons-nous adorer l'equité de vostre providence supreme, laquelle est infinie en justice et bonté!

            Ainsy, en mille lieux de la sacree Parole, nous trouvons la rayson pour laquelle Dieu a repreuvé le peuple Juif: Parce, disent saint Paul et saint Barnabas, que vous repousses la parole de Dieu et que vous vous jugés vous mesmes indignes de la vie eternelle, voyci nous nous tournons devers les Gentilz. Et qui considerera en tranquillité d'esprit le IX, X et XI chapitre de l'Epistre aux Romains, verra clairement que la volonté de Dieu n'a point rejetté le peuple Juif sans rayson; mais neanmoins cette rayson ne doit point estre recherchee par l'esprit humain, qui, au contraire, est obligé de s'arrester purement et simplement a reverer le decret divin, l'admirant avec amour comme infiniment juste et equitable, et l'aymant avec admiration comme impenetrable et incomprehensible. C'est pourquoy ce divin Apostre conclud en cette sorte le long discours qu'il en avoit fait: O profondité des richesses de la sagesse et science de Dieu! que ses jugemens sont incomprehensibles et ses voyes imperceptibles! Qui [237] connoist les pensees du Seigneur? ou qui a esté son conseiller? Exclamation par laquelle il tesmoigne que Dieu fait toutes choses avec grande sagesse, science et rayson, mais en telle sorte neanmoins, que l'homme n'estant pas entré au divin conseil duquel les jugemens et projetz sont infiniment eslevés au dessus de nostre capacité, nous devons devotement adorer ses decretz comme tres equitables, sans en rechercher les motifs qu'il retient en secret par devers soy, affin de tenir nostre entendement en respect et humilité par devers nous.

            Saint Augustin, en cent endroitz, enseigne cette mesme prattique. «Personne,» dit-il, «ne vient au Sauveur sinon estant tiré: qui c'est qu'il tire et qui c'est qu'il ne tire pas, pourquoy il tire celuy cy et non pas celuy la, n'en veuille pas juger si tu ne veux errer. Escoute une fois et entens! N'es-tu pas tiré? prie affin que tu sois tiré.» «Certes, c'est asses au Chrestien vivant encor de la foy et ne voyant pas ce qui est parfait, mays sçachant seulement en partie, de sçavoir et croire que Dieu ne deslivre personne de la damnation sinon par misericorde gratuite, par Jesus Christ Nostre Seigneur, et qu'il ne damne personne sinon par sa tres equitable verité, par le mesme Jesus Christ Nostre Seigneur: mais de sçavoir pourquoy il deslivre celuy cy plustost que celuy la, recherche qui pourra une si grande profondité de ses jugemens, mais qu'il se garde du precipice;» car «ses decretz ne sont pas pour cela injustes, encor qu'ilz soyent secretz.» «Mais pourquoy deslivre-il donq ceux ci plustost que ceux la? Nous disons derechef: O homme, qui es tu qui respondes a Dieu? Ses jugemens sont incomprehensibles et ses voÿes inconneües; et adjoustons ceci: Ne t'enquiers pas des choses qui sont au dessus de toy et ne recherche pas ce qui est au dela de tes forces.» «Or, il ne fait pas misericorde a ceux ausquelz, par une verité tres secrete et tres esloignee des pensees humaines, il juge qu'il ne doit pas departir sa faveur ou misericorde.» [238]

            Nous voyons quelquefois des enfans jumeaux, dont l'un naist plein de vie et reçoit le Baptesme, l'autre en naissant perd la vie temporelle avant que de renaistre a l'eternelle; l'un, par consequent, est heritier du Ciel, l'autre privé de l'heritage. Or, pourquoy la divine Providence donne-elle des evenemens si divers a une si pareille naissance? Certes, on peut dire que la Providence de Dieu ne viole pas ordinairement les lois de la nature; si que l'un de ces bessons estant vigoureux, et l'autre estant trop foible pour supporter l'effort de la sortie du ventre maternel, celuy ci est mort avant que de pouvoir estre baptizé, et l'autre a vescu; la Providence n'ayant pas voulu empescher le cours des causes naturelles, lesquelles en cette occurrence auront esté la rayson de la privation du Baptesme en celuy qui ne l'a pas eu. Et certes, cette response est bien solide; mais, suivant l'advis du divin saint Paul et de saint Augustin, nous ne nous devons pas amuser a cette consideration, laquelle, quoy que bonne, n'est pas toutefois comparable a plusieurs autres que Dieu s'est reservé et qu'il nous fera connoistre en Paradis. «Alhors,» dit saint Augustin, «ce ne sera plus chose secrette pourquoy l'un plustost que l'autre est eslevé, la cause estant esgale de l'un et de l'autre; ni pourquoy des miracles n'ont pas esté faitz parmi ceux entre lesquelz s'ilz eussent esté faitz ilz eussent fait penitence, et ont esté faitz parmi ceux qui n'estoyent pas pour croire.» Et ailleurs, ce mesme Saint, parlant des pecheurs dont Dieu laisse l'un en son iniquité et en releve l'autre: «Or, pourquoy il retient l'un,» dit-il, «et ne retient pas l'autre, il n'est pas possible de le comprendre ni loysible de s'en enquerir, puisqu'il suffit de savoir qu'il depend de luy qu'on demeure debout, et ne vient pas de luy qu'on tumbe;» et derechef: «Cela est caché et tres esloigné de l'esprit humain, au moins du mien.»

            Voyla, Theotime, la plus sainte façon de philosopher en ce sujet; c'est pourquoy j'ay tous-jours treuvé admirable et aymable la sçavante modestie et tres sage humilité du Docteur seraphique saint Bonaventure, au [239] discours qu'il fait de la rayson pour laquelle la Providence divine destine les esleuz a la vie eternelle. «Peut estre,» dit il, «que c'est par la prevision des biens qui se feront par celuy qui est tiré, entant qu'ilz proviennent aucunement de la volonté: mais de sçavoir dire quelz biens sont ceux, la prevision desquelz sert de motif a la divine volonté, ni je ne le sçay pas distinctement ni je ne m'en veux pas enquerir, et il n'y a point de rayson que de quelque sorte de convenance, de maniere que nous en pourrions dire quelqu'une, et c'en seroit une autre; c'est pourquoy nous ne sçaurions avec certitude marquer la vraye rayson ni le vray motif de la volonté de Dieu pour ce regard, car, comme dit saint Augustin, bien que la verité en soit tres certaine, elle est neanmoins tres esloignee de nos pensees, de sorte que nous n'en sçaurions rien dire d'asseuré, sinon par la revelation de Celuy auquel toutes choses sont conneües. Et d'autant qu'il n'estoit pas expedient pour nostre salut que nous eussions connoissance de ces secretz, ains nous estoit plus utile de les ignorer pour nous tenir en humilité, pour cela Dieu ne les a pas voulu reveler, et mesme le saint Apostre n'a pas osé s'en enquerir, ains a tesmoigné l'insuffisance de nostre entendement pour ce sujet, lhors qu'il s'est escrié: O profondité des richesses de la sapience et science de Dieu!» Pourroit on parler plus saintement, Theotime, d'un si saint mystere? Aussi, ce sont les paroles d'un tressaint et judicieux Docteur de l'Eglise. [240]

 

 

Chapitre VIII. Exhortation a l'amoureuse sousmission que nous devons aux decretz de la providence divine

 

            Aymons donq et adorons en esprit d'humilité cette profondité des jugemens de Dieu, Theotime, «la-quelle,» comme dit saint Augustin, «le saint Apostre ne descouvre pas, ains l'admire, quand il exclame: O profondité des jugemens de Dieu!» «Qui pourroit compter le sable de la mer, les gouttes de la pluye, et mesurer la largeur de l'abisme?» dit cet excellent esprit de saint Gregoire Nazianzene, «et qui pourra sonder la profondité de la divine sagesse, par laquelle elle a creé toutes choses et les modere comme elle veut et entend? Car de vray, il suffit qu'a l'exemple de l'Apostre, sans nous arrester a la difficulté et obscurité d'icelle, nous l'admirions: O profondité des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! o que ses jugemens sont inscrutables et ses voÿes inaccessibles! Qui a conneu le sentiment du Seigneur? et qui a esté son conseiller?» Theotime, les raysons de la volonté divine ne peuvent estre penetrees par nostre esprit, jusques a ce que nous voyons la face de Celuy qui atteint de bout a bout fortement, et dispose toutes choses suavement, faisant tout ce qu'il fait en nombre, poids et mesure, et auquel le Psalmiste dit: Seigneur, vous aves tout fait en sagesse.

            Combien de fois nous arrive-il d'ignorer comment et pourquoy les œuvres mesmes des hommes se font ? Et donques, dit le mesme saint Evesque de Nazianze, «l'artisan n'est pas ignorant, encor que nous ignorons son artifice, ni de mesme, certes, les choses de ce monde [241] ne sont pas temerairement et imprudemment faites, encor que nous ne sachions pas leurs raysons.» Si nous entrons en la boutique d'un horloger, nous treuverons quelquefois un horologe qui ne sera pas plus gros qu'une orange, auquel il y aura neanmoins cent ou deux cens pieces, desquelles les unes serviront a la monstre, les autres a la sonnerie des heures et du resveille-matin; nous y verrons des petites roues dont les unes vont a droite, les autres a gauche, les unes tournent par dessus, les autres par bas, et le balancier qui a coups mesurés va balançant son mouvement de part et d'autre: et nous admirons comme l'art a sceu joindre une telle quantité de si petites pieces les unes aux autres, avec une correspondance si juste, ne sçachans ni a quoy chasque piece sert ni a quel effect elle est faitte ainsy, si le maistre ne le nous dit, et seulement en general nous sçavons que toutes servent pour la monstre ou pour la sonnerie. On dit que les bons Indois s'amuseront des jours entiers aupres d'un horologe pour ouïr sonner les heures a point nommé, et ne pouvans deviner comme cela se fait, ilz ne dient pas pourtant que c'est sans art et rayson, ains demeurent ravis d'amour et d'honneur envers ceux qui gouvernent les horologes, les admirans comme gens plus qu'humains.

            Theotime, nous voyons ainsy cet univers, et sur tout la nature humaine, comme un horologe composé d'une si grande varieté d'actions et de mouvemens que nous ne sçaurions nous empescher de l'estonnement. Et nous sçavons bien en general que ces pieces diversifiees en tant de sortes, servent toutes, ou pour faire paroistre comme en une monstre la tressainte justice de Dieu, ou pour manifester la triomphante misericorde de sa bonté, comme par une sonnerie de louange; mays de connoistre en particulier l'usage de chasque piece, ou comme elle est ordonnee a la fin generale, ou pourquoy elle est faite ainsy, nous ne le pouvons pas entendre, sinon que le souverain Ouvrier nous l'enseigne. Or il ne nous manifeste pas son art, affin que nous l'admirions avec plus de reverence, jusqu'a ce qu'estans [242] au Ciel il nous ravisse en la suavité de sa sagesse, lhors qu'en l'abondance de son amour il nous descouvrira les raysons, moyens et motifs de tout ce qui se sera passé en ce monde au prouffit de nostre salut eternel.

             «Nous ressemblons,» dit derechef le grand Nazianzene, «a ceux qui sont affligés du vertigo ou tournoyement de teste: il leur est advis que tout tourne sans dessus dessous autour d'eux, bien que ce soit leur cervelle et imagination qui tournent, et non pas les choses; car ainsy, rencontrans quelques evenemens desquelz les causes nous sont inconneües, il nous semble que les choses du monde sont administrees sans rayson parce que nous ne la sçavons pas. Croyons donq, que comme Dieu est le facteur et Pere de toutes choses, aussi en a-il le soin par sa providence qui serre et embrasse toute la machine des creatures, et sur tout croyons qu'il preside a nos affaires, de nous autres qui le connoissons, encor que nostre vie soit agitee de tant de contrarietés d'accidens: dont la rayson nous est inconneüe affin, peut estre, que ne pouvans pas arriver a cette connoissance, nous admirions la rayson souveraine de Dieu qui surpasse toutes choses; car, envers nous, la chose est aysement mesprisee qui est aysement conneüe, mais ce qui surpasse la pointe de nostre esprit, plus il est difficile d'estre entendu, plus aussi il nous excite a une grande admiration.» Certes, les raysons de la providence celeste seroyent bien basses si nos petitz espritz y pouvoyent atteindre; elles seroyent moins aymables en leur suavité et moins admirables en leur majesté, si elles estoyent moins esloignees de nostre capacité.

            Exclamons donques, Theotime, en toutes occurrences, mais exclamons d'un cœur tout amoureux envers la providence toute sage, toute puissante et toute douce de nostre Pere eternel: O profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu! O Seigneur Jesus, Theotime, que les richesses de la bonté divine sont excessives! Son amour envers nous est un abisme incomprehensible; c'est pourquoy il nous a preparé une [243] riche suffisance, ou plustost une riche affluence de moyens propres pour nous sauver, et pour les nous appliquer suavement il use d'une sagesse souveraine, ayant par son infinie science preveu et conneu tout ce qui estoit requis a cet effect. Hé, que pouvons-nous craindre, ains, que ne devons-nous pas esperer, estans enfans d'un Pere si riche en bonté pour nous aymer et vouloir sauver, si sçavant pour preparer les moyens convenables a cela, et si sage pour les appliquer; si bon pour vouloir, si clairvoyant pour ordonner, si prudent pour executer!

            Ne permettons jamais a nos espritz de voleter par curiosité autour des jugemens divins, car comme petitz papillons nous y bruslerons nos aisles et perirons en ce feu sacré. Ces jugemens sont incomprehensibles, ou, comme lit saint Gregoire Nazianzene, ilz sont inscrutables, c'est a dire, nous n'en sçaurions reconnoistre et penetrer les motifs; les voyes et moyens par lesquelz il les execute et conduit a chef ne peuvent estre discernés et reconneus, et, pour bon sentiment que nous ayons, nous demeurons en defaut a chasque bout de champ et en perdons la trace. Car, qui peut penetrer le sens, l'intelligence et l'intention de Dieu? Qui a esté son conseiller pour sçavoir ses projetz et leurs motifs? ou qui l'a jamais prevenu par quelque service? N'est-ce pas luy, au contraire, qui nous previent es benedictions de sa grace pour nous couronner en la felicité de sa gloire? Ah, Theotime, toutes choses sont de luy qui en est le createur, toutes choses sont par luy qui en est gouverneur, toutes choses sont en luy qui en est le protecteur; a luy soit honneur et gloire es siecles des siecles, Amen. Allons en paix, Theotime, au chemin du tres saint amour, car qui aura le divin amour en la mort, apres la mort il jouira eternellement de l'amour. [244]

 

 

Chapitre IX. D'un certain reste d'amour lequel demeure maintefois en l'ame qui a perdu la sainte charité

 

            Certes, la vie d'un homme qui, tout alangouri, va petit a petit mourant dans un lit , ne merite presque plus que l'on l'appelle vie, puisque encor qu'elle soit vie, elle est toutefois tellement meslee avec la mort, qu'on ne sçauroit dire si c'est une mort encor vivante ou une vie mourante. Helas, que c'est un piteux spectacle, Theotime! Mais bien plus lamentable est l'estat d'une ame laquelle, ingrate a son Sauveur, va de moment en moment en arriere, se retirant de l'amour divin par certains degrés d'indevotion et de desloyauté, jusques a tant que, l'ayant du tout quitté, elle demeure en l'horrible obscurité de perdition. Et cet amour qui est en son declin et qui va perissant et defaillant, est appellé amour imparfait; parce que, encores qu'il soit entier en l'ame, il n'y est pas ce semble entierement, c'est a dire, il ne tient quasi plus a l'ame et est sur le point de l'abandonner. Or, la charité estant separee de l'ame par le peché, il y reste maintefois une certaine ressemblance de charité qui nous peut decevoir et amuser vainement; et je vous diray que c'est. La charité, tandis qu'elle est en nous, produit force actions d'amour envers Dieu, par le frequent exercice desquelles nostre ame prend une certaine habitude et coustume d'aymer Dieu, qui n'est pas la charité, ains seulement un pli et inclination que la multitude des actions a donné a nostre cœur. [245]

            Apres avoir fait une longue habitude de prescher ou dire la Messe par election, il nous arrive maintefois en songe de parler et dire les mesmes choses que nous dirions en preschant ou celebrant: si que la coustume et habitude acquise par election et vertu, est en quelque sorte prattiquee par apres sans election et sans vertu, puisque les actions faites en dormant n'ont de la vertu, a parler generalement, qu'une apparente image, et en sont seulement des simulacres et representations. Ainsy la charité, par la multitude des actes qu'elle produit, imprime en nous une certaine facilité d'aymer, laquelle elle nous laisse apres mesme que nous sommes privés de sa presence.

            J'ay veu, estant jeune escholier, qu'en un village proche de Paris, dans un certain puits, il y avoit une echo laquelle repetoit les paroles que nous prononcions la au pres, plusieurs fois. Que si quelqu' idiot sans experience eust ouy ces repetitions de paroles, il eust creu qu'il y eust eu quelqu'homme au fond du puits qui les eust faites; mais nous sçavions des-ja, par la philosophie, qu'il n'y avoit personne dans le puits qui redist nos paroles, ains que seulement il y avoit quelques concavités, en l'une desquelles nos voix estans ramassees et ne pouvans passer outre, pour ne point perir du tout et employer les forces qui leur restoyent, elles produisoyent des secondes voix, et ces secondes voix, ramassees dans une autre concavité, en produisoyent des troisiesmes, et ces troisiesmes en pareille façon des quatriesmes, et ainsy consecutivement jusques a onze: si que ces voix-la faites dans le puits n'estoyent plus nos voix, ains des ressemblances et images d'icelles. Et de fait, il y avoit beaucoup a dire entre nos voix et celles-la: car quand nous disions une grande suite de motz elles n'en redisoyent que quelques uns, accourcissovent la prononciation des syllabes, qu'elles passoyent fort vistement et avec des tons et accens tout differens des nostres; et si, elles ne commençoyent a former ces motz qu'apres que nous les avions achevés de prononcer: en somme, ce n'estoyent [246] point des paroles d'un homme vivant, mais, par maniere de dire, des paroles d'un rocher creux et vain, lesquelles toutefois representoyent si bien la voix humaine de laquelle elles avoyent pris leur origine, qu'un ignorant s'y fust amusé et mespris.

            Or je veux maintenant dire ainsy: quand le saint amour de charité rencontre une ame maniable et qu'il fait quelque long sejour en icelle, il y produit un second amour, qui n'est pas un amour de charité quoy qu'il provienne de la charité, ains c'est un amour humain, lequel neanmoins ressemble tellement la charité, qu'encores que par apres elle perisse en l'ame, il est advis qu'elle y soit tous-jours, d'autant qu'elle y a laissé apres soy cette sienne image et ressemblance qui la represente; en sorte qu'un ignorant s'y tromperoit, ainsy que les oyseaux firent en la peinture des raysins de Zeuxis, qu'ilz cuyderent estre des vrays raysins, tant l'art avoit proprement imité la nature. Et neanmoins, il y a bien de la difference entre la charité et l'amour humain qu'elle produit en nous: car la voix de la charité prononce, intime et opere tous les commandemens de Dieu dedans nos cœurs; l'amour humain qui reste apres elle, les dit voirement et intime quelquefois tous, mais il ne les opere jamais tous, ains quelques uns seulement; la charité prononce et assemble toutes les syllabes, c'est a dire toutes les circonstances des commandemens de Dieu; cet amour humain en laisse tous-jours quelqu'une en arriere, et sur tout celle de la droite et pure intention. Et quant au ton, la charité l'a fort esgal, doux et gracieux; mais cet amour humain va tous-jours ou trop haut es choses terrestres ou trop bas es celestes, et ne commence jamais sa besoigne qu'apres que la charité a cessé de faire la sienne: car tandis que la charité est en l'ame, elle se sert de cet amour humain, qui est sa creature, et l'employe pour faciliter ses operations, si que, pendant ce tems la, les œuvres de cet amour, comme d'un serviteur, appartiennent a la charité qui en est la dame. Mays la charité estant esloignee, alhors les actions de cet amour sont du tout a luy et [247] n'ont plus l'estime et valeur de la charité; car, comme le baston d'Elisee, en l'absence d'iceluy, quoy qu'en la main du serviteur Giesi qui l'avoit receu de celle d'Elisee, ne faisoit nul miracle, aussi les actions faites en l'absence de la charité, par la seule habitude de l'amour humain, ne sont d'aucun merite ni d'aucune valeur pour la vie eternelle, quoy que cet amour humain ayt appris a les faire de la charité et ne soit que son serviteur. Et cela se fait de la sorte parce que cet amour humain, en l'absence de la charité, n'a plus aucune force surnaturelle pour porter l'ame a l'excellente action de l'amour de Dieu sur toutes choses.

 

 

Chapitre X. Combien cet amour imparfait est dangereux

 

            Helas, mon Theotime, voyés, je vous prie, le pauvre Judas apres qu'il eut trahi son Maistre, comme il va rapporter l'argent aux Juifz, comme il reconnoist son peché, comme il parle honnorablement du sang de cet Aigneau immaculé: c'estoyent des effectz de l'amour imparfait que la precedente charité passee luy avoit laissé dans le cœur. On descend a l'impieté par certains degrés, et nul presque ne parvient a l'extremité de la malice en un instant. Les parfumiers, quoy qu'ilz ne soyent plus en leurs boutiques, portent long tems l'odeur des parfums qu'ilz ont maniés; ainsy ceux qui ont esté es cabinetz des onguens celestes, c'est a dire en la tressainte charité, ilz en gardent encor quelque tems apres la senteur.

            Quand le cerf a passé la nuit en quelque lieu, la [248] matinee mesme l'assentiment et le vent en est encor frais, le soir il est plus malaysé a prendre; mais a mesme que ses alleures sont vielles et dures, les chiens vont aussi perdant connoissance. Quand la charité a regné quelque tems en une ame, on y treuve ses passees, sa piste, ses alleures, son vent, pour quelque tems apres qu'elle l'a quittee; mais petit a petit en fin tout cela s'esvanouit, et on perd toute sorte de connoissance que jamais la charité y ayt esté.

            Nous avons veu des jeunes gens bien nourris en l'amour de Dieu, qui se detraquans, ont demeuré quelque tems au milieu de leur malheureuse decadence qu'on ne laissoit pas de voir en eux des grandes marques de leur vertu passee, et que, l'habitude acquise du tems de la charité repugnant au vice present, on avoit peyne durant quelques mois de discerner s'ilz estoyent hors de la charité ou non, et s'ilz estoyent vertueux ou vitieux; jusques a ce que le progres faisoit clairement connoistre que ces exercices vertueux ne prenoient pas leur origine de la charité presente, mais de la charité passee, non de l'amour parfait, mais de l'imparfait que la charité avoit laissé apres soy comme marque du logement qu'elle avoit fait en ces ames-la.

            Or cet amour imparfait est bon en soy mesme, Theotime, car estant creature de la sainte charité et comme de son train, il ne se peut qu'il ne soit bon; et d'effect, a servi fidelement la charité tandis qu'elle a sejourné dedans l'ame, et est tous-jours prest de la servir si elle y retournoit. Que s'il ne peut faire les actions de l'amour parfait, il n'en est pourtant pas a mespriser, car la condition de sa nature est telle: ainsy les estoiles qui en comparayson du soleil sont fort imparfaites, sont neanmoins extremement belles regardees en particulier, et ne tenant point de rang en la presence du soleil elles en tiennent en son absence.

            Toutefois, quoy que cet amour imparfait soit bon en soy, il nous est neanmoins perilleux, pour autant que souvent nous nous contentons de l'avoir luy seul, parce [249] que, ayant plusieurs traitz exterieurs et interieurs de la charité, pensans que ce soit elle mesme que nous avons, nous nous amusons et estimons d'estre saintz, tandis qu'en cette vaine persuasion, les pechés qui nous ont privés de la charité croissent, grossissent et multiplient si fort qu'en fin ilz se rendent maistres de nostre cœur. Si Jacob n'eust point abandonné sa parfaite Rachel et se fust tous-jours tenu pres d'elle au jour de ses noces, il n'eust pas esté trompé comme il fut; mais parce qu'il la laissa aller sans luy en la chambre, il fut tout estonné le matin suivant de treuver qu'en son lieu il n'avoit que l'imparfaite Lia, qu'il croyoit neanmoins estre sa chere Rachel: mais Laban l'avoit ainsy trompé. Or l'amour propre nous deçoit de mesme façon: pour peu que nous quittions la charité, il fourre en nostre estime cette habitude imparfaite, et nous prenons nostre contentement en elle comme si c'estoit la vraye charité, jusques a ce que quelque claire lumiere nous fasse voir que nous sommes abusés.

            Hé Dieu, n'est-ce pas une grande pitié de voir une ame qui se flatte en cette imagination d'estre sainte, demeurant en repos comme si elle avoit la charité, se treuver toutefois en fin que sa sainteté est fainte, et que son repos n'est qu'une lethargie et sa joye une manie? [250]

 

 

Chapitre XI. Moyen pour reconnoistre cet amour imparfait

 

            Mais quel moyen, me dires vous, de discerner si c'est Rachel ou Lia, la charité ou l'amour imparfait, qui me donne les sentimens de devotion dont je suis touché? Si examinant en particulier les objetz des desirs, des affections et des desseins que vous aves presentement, vous en treuves quelqu'un pour lequel vous voulussies contrevenir a la volonté et au bon playsir de Dieu, pechant mortellement, c'est hors de doute que tout le sentiment, toute la facilité et promptitude que vous aves a servir Dieu n'a point d'autre source que de l'amour humain et imparfait; car si l'amour parfait regnoit en vous, o Seigneur Dieu! il romproit toute affection, tout desir, tout dessein duquel l'objet serait si pernicieux, et ne pourroit souffrir que vostre cœur le regardast.

            Mais remarqués que j'ay dit cet examen devoir estre fait des affections que vous aves presentement; car il n'est pas besoin de vous imaginer celles qui pourroyent naistre par apres, puis qu'il suffit que nous soyons fideles es occurrences presentes, selon la diversité des tems, et que chasque saison a bien asses de son travail et de sa peyne.

            Que si toutefois vous voulies exercer vostre cœur a la vaillance spirituelle par la representation de diverses rencontres et de divers assautz, vous le pourries utilement faire, pourveu qu'apres les actes de cette vaillance imaginaire que vostre cœur aurait fait, vous ne vous estimassies point plus vaillant; car les enfans d'Ephraïm, qui faisoyent merveilles a bien descocher leurs arcs es essays de guerre qu'ilz faisoyent entr'eux, [251] quand ce vint au fait et au prendre, au jour de la bataille, ilz tournerent le dos, et n'eurent seulement pas l'asseurance de mettre leurs fleches au trait ni de regarder la pointe de celles de leurs ennemis.

            Quand donq on fait la prattique de cette vaillance par les occurrences futures ou seulement possibles, si on a un sentiment bon et fidele on en remercie Dieu, car ce sentiment est tous-jours bon, mais pourtant on demeure avec humilité entre la confiance et desfiance, esperant que moyennant l'assistance divine on feroit en l'occasion ce qu'on s'imagine, et toutefois, craignant que selon nostre misere ordinaire peut estre n'en ferions nous rien et perdrions courage. Mais si la desfiance se rendoit si demesuree qu'il nous semblast de n'avoir ni force ni courage, et que partant il nous arrivast du desespoir sur le sujet des tentations imaginees, comme si nous n'estions pas en la charité et grace de Dieu, il nous faut alhors faire resolution, malgré nostre sentiment et descouragement, de bien estre fideles en tout ce qui nous arrivera, jusques a la tentation qui nous met en peyne, et esperer que lhors qu'elle arrivera Dieu multipliera sa grace, redoublera son secours et nous fera toute l'assistance requise, et que ne nous donnant pas la force pour une guerre imaginaire et non necessaire, il nous la donnera quand ce viendra au besoin. Car, comme plusieurs ont perdu le cœur en l'assaut, plusieurs aussi y ont perdu la crainte, et ont pris du courage et resolution en la presence du peril et de la necessité, qui ne l'eussent jamais sceu prendre en son absence; et ainsy, plusieurs serviteurs de Dieu, se representans les tentations absentes s'en sont effrayés jusques presque a perdre courage, qui les voyans presentes se sont comportés fort courageusement.

            En fin, en ces espouventemens pris pour la representation des assautz futurs, lhors qu'il nous semble que le cœur nous manque, il suffit de desirer du courage et se confier en Dieu qu'il nous en donnera quand il en sera tems. Samson n'avoit certes pas tous-jours son [252] courage, ains il est marqué en l'Escriture, que le lion des vignes de Tamnatha venant a luy furieusement et rugissant, l'esprit de Dieu le saisit, c'est a dire, Dieu luy donna le mouvement d'une nouvelle force et d'un nouveau courage, et il mit en pieces le lion comme il enst fait un chevreau; et tout de mesme quand il desfit les mille Philistins qui le vouloyent desfaire en la campaigne de Lechi. Ainsy, mon cher Theotime, il n'est pas necessaire que nous ayons tous-jours le sentiment et mouvement du courage requis a surmonter le lion rugissant qui va ça et la rodant pour nous devorer; cela nous pourroit donner de la vanité et presomption: il suffit bien que nous ayons bon desir de combattre vaillamment, et une parfaite confiance que l'Esprit divin nous assistera de son secours lhors que l'occasion de l'employer se presentera.

 

 

 

FIN DU QUATRIESME LIVRE [253]

 

Livre cinquiesme. Des deux principaux exercices de l'amour sacré qui se font par complaysance et bienveuillance

 

 

Chapitre premier. De la sacree complaysance de l'amour et premierement en quoy elle consiste

 

            L'amour n'est autre chose, ainsy que nous avons dit, sinon le mouvement et escoulement du cœur, qui se fait envers le bien par le moyen de la complaysance que l'on a en iceluy; de sorte que la complaysance est le grand motif de l'amour, comme l'amour est le grand mouvement de la complaysance.

            Or, ce mouvement se prattique ainsy envers Dieu. Nous sçavons par la foy que la Divinité est un abisme incomprehensible de toute perfection, souverainement infini en excellence et infiniment souverain en bonté; et cette verité que la foy nous enseigne, nous la considerons attentivement par la meditation, regardans cette immensité de biens qui sont en Dieu, ou tous ensemble [255] par maniere d'assemblage de toutes perfections, ou distinctement considerant ses excellences l'une apres l'autre: comme par exemple, sa toute puissance, sa toute sagesse, sa toute bonté, son eternité, son infinité. Or, quand nous avons rendu nostre entendement fort attentif a la grandeur des biens qui sont en ce divin object, il est impossible que nostre volonté ne soit touchee de complaysance en ce bien, et lhors nous usons de nostre liberté et de l'authorité que nous avons sur nous mesmes, provoquans nostre propre cœur a repliquer et renforcer sa premiere complaysance par des actes d'approbation et res-jouissance: O, dit alhors l'ame devote, que vous estes beau, mon Bienaymé, que vous estes beau! vous estes tout desirable, ains vous estes le desir mesme; tel est mon Bienaymé, et il est l'Ami de mon cœur, o filles de Hierusalem. O que beni soit a jamais mon Dieu dequoy il est si bon! hé, que je meure ou que je vive, je suis trop heureuse de sçavoir que mon Dieu est si riche en tous biens, que sa bonté est si infinie et son infinité si bonne.

            Ainsy, appreuvans le bien que nous voyons en Dieu et nous res-jouissans d'iceluy, nous faysons l'acte d'amour que l'on appelle complaysance, car nous nous playsons du playsir divin infiniment plus que du nostre propre; et c'est cet amour qui donnoit tant de contentement aux Saintz quand ilz pouvoyent raconter les perfections de leur Bienaymé, et qui leur faisoit prononcer avec tant de suavité que Dieu estoit Dieu. Or sçachés, disoyent ilz, que le Seigneur il est Dieu; O Dieu, mon Dieu, mon Dieu, vous estes mon Dieu; J'ay dit au Seigneur, vous estes mon Dieu; Dieu de mon cœur, et mon Dieu est le lot de mon héritage eternellement. Il est Dieu de nostre cœur par cette complaysance, d'autant que par icelle nostre cœur l'embrasse et le rend sien; il est nostre heritage, d'autant que par cet acte nous jouissons des biens qui sont en Dieu, et comme d'un heritage nous en tirons toute sorte de playsir et de contentement. Par cette [256] complaysance nous beuvons et mangeons spirituellement les perfections de la Divinité, car nous les nous rendons propres et les tirons dedans nostre cœur.

            Les brebis de Jacob attirerent dans leurs entrailles la varieté des couleurs qu'elles voyoient en la fontaine en laquelle on les abbreuvoit lhors qu'elles estoyent en amour, car en effect leurs petitz aigneaux s'en treuverent par apres tachetés. Ainsy une ame esprise de l'amoureuse complaysance qu'elle prend a considerer la Divinité, et en icelle une infinité d'excellences, elle en attire aussi dans son cœur les couleurs, c'est a dire la multitude des merveilles et perfections qu'elle contemple, et les rend siennes par le contentement qu'elle y prend.

            O Dieu, quelle joye aurons nous au Ciel, Theotime, lhors que nous verrons le Bienaymé de nos cœurs, comme une mer infinie de laquelle les eaux ne sont que perfection et bonté! Alhors, comme des cerfs qui longuement pourchassés et malmenés, s'abouchans a une claire et fraische fontaine tirent a eux la fraischeur de ses belles eaux, ainsy nos cœurs, apres tant de langueurs et de desirs, arrivans a la source forte et vivante de la Divinité, tireront par leur complaysance toutes les perfections de ce Bienaymé, et en auront la parfaite jouissance par la res-jouissance qu'ilz y prendront, se remplissans de ses delices immortelles: et en cette sorte le cher Espoux entrera dedans nous comme dans son lit nuptial, pour communiquer sa joye eternelle a nostre ame; selon qu'il dit luy mesme, que si nous gardons la sainte loy de son amour, il viendra et fera son sejour en nous. Tel est le doux et noble larcin d'amour, qui sans decolorer le Bienaymé se colore de ses couleurs, sans le despouiller se revest de sa robbe, sans luy rien oster prend tout ce qu'il a, et sans l'appauvrir s'enrichit de ses biens; comme l'air prend la lumiere sans amoindrir la splendeur originaire du soleil, et le miroüer la grace du visage sans diminuer celle de l'homme qui se mire.

            Ilz ont esté faitz abominables comme les choses [257] qu'ilz ont aymees, dit le Prophete parlant des meschans; et on peut de mesme dire des bons qu'ilz sont faitz aymables comme les choses qu'ilz ont aymees. Voyés, je vous prie, le cœur de sainte Claire de Montefalco: il prit tant de playsir en la Passion du Sauveur et a mediter la tressainte Trinité, qu'aussi tira-il dedans soy toutes les marques de la Passion et une representation admirable de la Trinité, estant fait comme les choses qu'il aymoit. L'amour que le grand apostre saint Paul portoit a la vie, mort et passion de Nostre Seigneur fut si grand, qu'il tira la vie mesme, la mort et la passion de ce divin Sauveur dans le cœur de son amoureux serviteur, duquel la volonté en estoit remplie par dilection, sa memoyre par meditation et son entendement par contemplation. Mays par quel canal et conduit estoit venu le doux Jesus dans le cœur de saint Paul ? Par le canal de la complaysance, comme il le declaire luy mesme disant: Ja n'advienne que je me glorifie sinon en la Croix de Nostre Seigneur Jesus Christ; car, si vous y prenes bien garde, entre se glorifier en une personne et se complayre en icelle, prendre a gloire et prendre a playsir une chose, il n'y a pas autre difference sinon que celuy qui prend une chose a gloire, outre le playsir il adjouste l'honneur, l'honneur n'estant pas sans playsir, bien que le playsir puisse estre sans honneur. Cette ame, donques, avoit une telle complaysance et se sentoit tant honnoree en la bonté divine qui reluit en la vie, mort et passion du Sauveur, qu'il ne prenoit aucun playsir qu'en cet honneur; et c'est cela qui luy fait dire: Ja n'advienne que je me glorifie sinon en la Croix de mon Sauveur; comme il dit aussi, qu'il ne vivoit pas luy mesme, ains Jesus Christ vivoit en luy. [258]

 

 

Chapitre II. Que par la sainte complaysance nous sommes rendus comme petitz enfans aux mammelles de Nostre Seigneur

 

            O Dieu, que l'ame est heureuse qui prend son playsir a sçavoir et connoistre que Dieu est Dieu et que sa bonté est une infinie bonté; car ce celeste Espoux, par cette porte de la complaysance, entre en elle et soupe avec nous, comme nous avec luy. Nous nous paissons avec luy de sa douceur par le playsir que nous y prenons, et rassasions nostre cœur es perfections divines par l'ayse que nous en avons: et ce repas est un souper a cause du repos qui le suit, la complaysance nous faysant doucement reposer en la suavité du bien qui nous delecte et duquel nous repaissons nostre cœur; car, comme vous sçaves, Theotime, le cœur se paist des choses esquelles il se plaist, si que, en nostre langue françoise, on dit que l'un se paist de l'honneur, l'autre des richesses, comme le Sage avoit dit que la bouche des folz se paist d'ignorance; et la souveraine Sagesse proteste que sa viande, c'est a dire son playsir, n'est autre chose que de faire la volonté de son Pere. En somme, l'aphorisme des medecins est vray, que ce qui est savouré nourrit; et celuy des philosophes: ce qui plaist, paist.

            Que mon Bienaymé vienne en son jardin, dit l'Espouse sacree, et qu'il y mange le fruit de ses pommes. Or le divin Espoux vient en son jardin quand il vient en l'ame devote, car, puisqu'il se plaist d'estre avec les enfans des hommes, ou peut il mieux loger qu'en la contree de l'esprit qu'il a fait a son image et [259] semblance? En ce jardin, luy mesme y plante la complaysance amoureuse que nous avons en sa bonté, et de laquelle nous nous paissons; comme de mesme sa bonté se plaist et se paist en nostre complaysance; ainsy que, derechef, nostre complaysance s'augmente dequoy Dieu se plaist de nous voir plaire en luy: de sorte que ces reciproques playsirs font l'amour d'une incomparable complaysance, par laquelle nostre ame, faite jardin de son Espoux et ayant de sa bonté les pommiers des delices, elle luy en rend le fruit; puisqu'il se plaist de la complaysance qu'elle a en luy. Ainsy tirons nous le cœur de Dieu dedans le nostre, et il y respand son baume pretieux; et ainsy se prattique ce que la sainte Espouse dit avec tant d'allegresse: Le Roy de mon cœur m'a menee dans ses cabinetz; nous tressaillirons et nous res-jouirons en vous, nous ramentevans de vos mammelles plus aymables que le vin; les bons vous ayment. Car je vous prie, Theotime, qui sont les cabinetz de ce Roy d'amour, sinon ses tetins qui abondent en varieté de douceurs et suavités? La poitrine et les mammelles de la mere sont les cabinetz des tresors du petit enfant; il n'a point d'autres richesses que celles la, qui luy sont plus pretieuses que l'or et le topaze, plus aymables que le reste du monde.

            L'ame, donques, qui contemple les tresors infinis des perfections divines en son Bienaymé, se tient pour trop heureuse et riche, d'autant que l'amour rend sien par complaysance tout le bien et contentement de ce cher Espoux. Et tout ainsy que l'enfançon fait des petitz eslans du costé des tetins de sa mere et trepigne d'ayse de les voir descouvertz, comme la mere aussi de son costé les luy presente avec un amour tous-jours un peu empressé, de mesme l'ame devote ressent des tressaillemens et des eslans de joye nompareille pour le playsir qu'elle a de regarder les tresors des perfections du Roy de son saint amour, et sur tout quand elle void que luy [260] mesme les luy monstre par amour et qu'entre ses perfections celle de son amour infini reluit excellemment. Hé, n'a-elle pas rayson, cette belle ame, de s'escrier: O mon Roy, que vos richesses sont aymables et que vos amours sont riches! Hé, qui en a plus de joye, ou vous qui en jouïsses, ou moy qui m'en res-jouïs? Nous tressaillirons d'allegresse en la souvenance de vostre sein et de vos tetins si leçons en toute excellence de suavité: moy, parce que mon Bienaymé en jouït, vous, parce que vostre bienaymee s'en res-jouït; car ainsy nous en jouissons tous deux, puisque vostre bonté vous fait jouir de ma res-jouissance, et mon amour me fait res-jouir de vostre jouissance. Ah, les justes et bons vous ayment! et comme pourroit-on estre bon et n'aymer pas une si grande bonté? Les princes terrestres ont leurs tresors es cabinetz de leur palais, leurs armes en leurs arsenalz: mays le Prince celeste, il a son tresor en son sein, ses armes dans sa poitrine; et parce que son tresor est sa bonté, comme ses armes sont ses amours, son sein et sa poitrine ressemble a celle d'une douce mere qui a deux beaux tetins comme deux cabinetz, riches en douceur de bon lait, armés d'autant de traitz pour assujettir le cher petit poupon comme il en peut faire de traittes en tettant.

            Certes, la nature a logé les tetins en la poitrine affin que la chaleur du cœur y faisant la concoction du lait, comme la mere est la nourrice de l'enfant le cœur d'icelle en fust aussi le nourricier, et que le lait fust une viande toute d'amour, meilleure cent fois que le vin. Notés cependant, Theotime, que la comparayson du lait et du vin semble si propre a l'Espouse sacree, qu'elle ne se contente pas de dire une fois que les mammelles de [261] son Espoux surpassent le vin, mais elle le repete par trois fois. Le vin, Theotime, est le lait des raysins, et le lait est le vin des tetins: aussi l'Espouse sacree dit que son Bienaymé est raysin pour elle, mais raysin cyprin, c'est a dire d'une odeur excellente. Moyse dit que les Israëlites pouvoyent boire le sang tres pur et tres bon du raysin; et Jacob, descrivant a son filz Judas la fertilité du lot qu'il auroit en la Terre promise, prophetisa sous cette figure la veritable felicité des Chrestiens, disant que le Sauveur laveroit sa robbe, c'est a dire la sainte Eglise, au sang du raysin, c'est a dire en son propre sang. Or, le sang et le lait ne sont non plus differens l'un de l'autre que le verjus et le vin; car comme le verjus, meurissant par la chaleur du soleil, change de couleur, devient vin aggreable et se rend propre a nourrir, aussi le sang, assaisonné par la chaleur du cœur, prend la belle couleur blanche et devient une nourriture grandement convenable aux enfans.

            Le lait, qui est une viande cordiale toute d'amour, represente la science et theologie mystique, c'est a dire le doux savourement provenant de la complaysance amoureuse que l'esprit reçoit lhors qu'il medite les perfections de la Bonté divine; mais le vin signifie la science ordinaire et acquise qui se tire a force de speculation, sous le pressoir de plusieurs argumens et disputes. Or, le lait que nos ames succent es mammelles de la charité de Nostre Seigneur, vaut mieux incomparablement que le vin que nous tirons des discours humains: car ce lait prend son origine de l'amour celeste, qui le prepare a ses enfans avant mesme qu'ilz y ayent pensé; il a un goust amiable et suave, son odeur surpasse tous les parfums, il rend l'haleine franche et douce comme d'un enfant de lait, il donne une joye sans insolence, il enivre sans hebeter, il ne leve pas le sens, mais il le releve.

            Quand le saint homme Isaac embrassa et baysa son cher enfant Jacob, il sentit la bonne odeur de ses [262] vestemens, et soudain, parfumé d'un playsir extreme: O, dit-il, voyci que l'odeur de mon filz est comme l'odeur d'un champ fleuri que Dieu a beni; l'habit et le parfum estoit en Jacob, mais Isaac en eut la complaysance et res-jouissance. Helas, l'ame qui tient par amour son Sauveur entre les bras de ses affections, combien delicieusement sent-elle les parfums des perfections infinies qui se retreuvent en luy, et avec quelle complaysance dit-elle en soy mesme: Ah, voyci que la senteur de mon Dieu est comme la senteur d'un jardin fleurissant! hé, que ses mammelles sont pretieuses, respandans des parfums souverains! Ainsy l'esprit du grand saint Augustin, balançant entre les sacrés contentemens qu'il avoit a considerer d'un costé le mystere de la naissance de son Maistre, et de l'autre part le mystere de la Passion, s'escrioit tout ravi en cette complaysance:

                        Entre l'un et l'autre mystere,

                        Auquel dois-je mon cœur ranger?

                        D'un costé le sein de la Mere

                        M'offre son lait pour en manger;

                        De l'autre la play' salutaire

                        Jette son sang pour m'abbreuver.

 

 

Chapitre III. Que la sacree complaysance donne nostre cœur a Dieu et nous fait sentir un perpetuel desir en la jouissance

 

            L'amour que nous portons a Dieu prend son origine de la premiere complaysance que nostre cœur sent soudain qu'il apperçoit la bonté divine, lhors qu'il commence a tendre vers icelle. Or, quand nous accroissons et renforçons cette premiere complaysance par le moyen [263] de l'exercice de l'amour, ainsy que nous avons declaré es chapitres precedens, alhors nous attirons dedans nostre cœur les perfections divines, et jouissons de la divine bonté par la res-jouissance que nous y prenons, prattiquans cette premiere partie du contentement amoureux que l'Espouse sacree exprime disant: Mon Bien-aymé est a moy; mays parce que cette complaysance amoureuse estant en nous qui l'avons, ne laisse pas d'estre en Dieu en qui nous la prenons, elle nous donne reciproquement a sa divine bonté: si que par ce saint amour de complaysance nous jouissons des biens qui sont en Dieu comme s'ilz estoyent nostres, mays parce que les perfections divines sont plus fortes que nostre esprit, entrant en iceluy elles le possedent reciproquement; de sorte que nous ne disons pas seulement que Dieu est nostre par cette complaysance, mais aussi que nous sommes a luy.

            L'herbe aproxis (ainsy que nous avons dit ailleurs) a une si grande correspondance avec le feu, qu'encor qu'elle en soit esloignee, soudain neanmoins qu'elle est a son aspect elle attire la flamme et commence a brusler, concevant son feu non tant a la chaleur qu'a la lueur de celuy qu'on luy presente. Quand donques par cette attraction elle s'est unie au feu, si elle sçavoit parler ne pourroit-elle pas dire: Mon bienaymé feu est mien, puisque je l'ay attiré a moy et que je jouis de ses flammes; mais moy je suis aussi a luy, car si je l'ay tiré a moy, il me reduit en luy comme plus fort et plus noble: il est mon feu et je suis son herbe, je l'attire et il me brusle. Ainsy nostre cœur s'estant mis en la presence de la divine bonté et ayant attiré les perfections d'icelle par la complaysance qu'elle y prend, peut dire en verité: la bonté de Dieu est toute mienne, puisque je jouis de ses excellences, et moy je suis tout sien, puisque ses contentemens me possedent.

            Par la complaysance, nostre ame, comme une toison de Gedeon, se remplit toute de la rosee celeste; et cette rosee est a la toison parce qu'elle est descendue en icelle, mais reciproquement la toison est a la rosee [264] parce qu'elle est detrempee par icelle et en reçoit le prix. Qui est plus l'un a l'autre, ou la perle a l'ouïtre, ou l'ouïtre a la perle? La perle est a l'ouïtre qui l'a attiree a soy, mais l'ouïtre est a la perle laquelle luy donne la valeur et l'estime. La complaysance nous rend possesseurs de Dieu, tirant en nous les perfections d'iceluy, et nous rend possedés de Dieu, nous attachant et appliquant aux perfections d'iceluy.

            Or en cette complaysance nous assouvissons tellement nostre ame de contentemens, que nous ne laissons pas de desirer de l'assouvir encor, et savourans la bonté divine nous la voudrions encor savourer; en nous rassasiant nous voudrions tous-jours manger, comme en mangeant nous nous sentons rassasier. Le chef des Apostres, ayant dit en sa premiere Epistre que les anciens Prophetes avoient manifesté les graces qui devoient abonder parmi les Chrestiens, et entre autres choses la Passion de Nostre Seigneur et la gloire qui la devoit suivre, tant par la resurrection de son cors que par l'exaltation de son nom, en fin il conclud que les Anges mesmes desirent de regarder les mysteres de la redemption en ce divin Sauveur: auquel, dit-il, les Anges desirent regarder. Mais comme donq se peut il entendre que les Anges qui voyent le Redempteur, et en iceluy tous les mysteres de nostre salut, desirent neanmoins encor de le voir? Theotime, ilz le voyent, certes, tous-jours, mais d'une veüe si aggreable et delicieuse que la complaysance qu'ilz en ont les assouvit sans leur oster le desir, et les fait desirer sans leur oster l'assouvissement; la jouissance n'est pas diminuee par le desir, ains en est perfectionnee, comme leur desir n'est pas estouffé, ains affiné par la jouissance.

            La jouissance d'un bien qui contente tous-jours ne flestrit jamais, ains se renouvelle et fleurit sans cesse, elle est tous-jours aymable, tous-jours desirable; le continuel contentement des celestes amoureux produit un desir perpetuellement content, comme leur continuel desir fait naistre en eux un contentement perpetuellement desiré. Le bien qui est fini termine le desir quand [265] il donne la jouissance et oste la jouissance quand il donne le desir, ne pouvant estre possedé et desiré tout ensemble; mais le bien infini fait regner le desir dans la possession et la possession dans le desir, ayant dequoy assouvir le desir par sa sainte presence et dequoy le faire tous-jours vivre par la grandeur de son excellence, laquelle nourrit en tous ceux qui la possedent un desir tous-jours content et un contentement tous-jours desireux.

            Imaginés-vous, Theotime, ceux qui tiennent en leurs bouches l'herbe scitique; car, a ce qu'on dit, ilz n'ont jamais ni faim ni soif, tant elle les rassasie, et jamais pourtant ilz ne perdent l'appeit, tant elle les sustente delicieusement. Quand nostre volonté a rencontré Dieu, elle se repose en luy, y prenant une souveraine complaysance, et nenmoins elle ne laisse pas de faire le mouvement de son desir; car, comme elle desire d'aymer elle ayme aussi de desirer, elle a le desir de l'amour et l'amour du desir. Le repos du cœur ne consiste pas a demeurer immobile, mais a n'avoir besoin de rien; il ne gist pas a n'avoir point de mouvement, mais a n'avoir point d'indigence de se mouvoir. Les espritz perdus ont un mouvement eternel sans nul meslange de tranquillité; nous autres mortelz, qui sommes encor en ce pelerinage, avons tantost du repos, tantost du mouvement en nos affections; les espritz bienheureux ont tous-jours le repos en leurs mouvemens et le mouvement en leur repos, n'y ayant que Dieu seul qui ait le repos sans mouvement, parce qu'il est souverainement un acte pur et substantiel. Or, bien que selon la condition ordinaire de cette vie mortelle nous n'ayons pas le repos en nostre mouvement, si est-ce toutefois, que lhors que nous faisons les essais des exercices de la vie immortelle, c'est a dire, que nous prattiquons les actes du saint amour, nous treuvons du repos dans le mouvement de nos affections et du mouvement au repos de la complaysance que nous avons en nostre Bienaymé, recevans par ce moyen des avant-goustz de la future felicité a laquelle nous aspirons.

            S'il est vray que le cameleon vive de l'air, par tout [266] ou il va dans l'air il a dequoy se repaistre: que s'il se remue d'un lieu a l'autre, ce n'est pas pour chercher dequoy se rassasier, mais pour s'exercer dedans son aliment comme les poissons dedans la mer. Qui desire Dieu en le possedant, ne le desire pas pour le chercher, mais pour exercer cette affection dedans le bien mesme duquel il jouit; car le cœur ne fait pas ce mouvement de desir comme pretendant a la jouissance pour l'avoir, puisqu'il l'a des-ja, mais comme s'estendant en la jouissance laquelle il a; non pour obtenir le bien, mais pour s'y recreer et entretenir; non pour en jouir, mais pour s'y esjouir: ainsy que nous marchons et nous esmouvons pour aller en quelque delicieux jardin, auquel estans arrivés nous ne laissons pas de marcher et nous remuer derechef, non plus pour y venir, mais pour nous pourmener et passer le tems en iceluv; nous avons marché pour aller jouir de l'amenité du jardin, y estans, nous marchons pour nous esjouir en la jouissance d'iceluy.

                        Requerés l'Eternel avec un grand courage,

                        Sans cesser de tous-jours rechercher son visage:

on cherche tous-jours celuy qu'on ayme tous-jours, dit le grand saint Augustin; l'amour cherche ce qu'il a treuvé, non affin de l'avoir, mais pour tous-jours l'avoir.

            En somme, Theotime, l'ame qui est en l'exercice de l'amour de complaysance crie perpetuellement en son sacré silence: Il me suffit que Dieu soit Dieu, que sa bonté soit infinie, que sa perfection soit immense; que je meure ou que je vive il importe peu pour moy, puisque mon cher Bienaymé vit eternellement d'une vie toute triomphante. La mort mesme ne peut attrister le cœur qui sçait que son souverain amour est vivant; c'est asses pour l'ame qui ayme, que celuy qu'elle ayme plus que soy mesme soit comblé de biens eternelz, puisqu'elle vit plus en celuy qu'elle ayme qu'en celuy qu'elle anime, ains qu'elle ne vit pas elle mesme, mais son Bienaymé vit en elle. [267]

 

 

Chapitre IV. De l'amoureuse condoleance par laquelle la complaysance de l'amour est encor mieux declaree

 

            La compassion, condoleance, commiseration ou misericorde n'est autre chose qu'une affection qui nous fait participer a la passion et douleur de celuy que nous aymons, tirant la misere qu'il souffre dans nostre cœur: dont elle est appellee misericorde, comme qui diroit, une misere de cœur, comme la complaysance tire dedans le cœur de l'amant le playsir et contentement de la chose aymee. Or c'est l'amour qui fait l'un et l'autre effect par la vertu qu'il a d'unir le cœur qui ayme a ce qui est aymé, rendant par ce moyen les biens et les maux des amis, communs; et ce qui se passe en la compassion, donne beaucoup de clarté a ce qui regarde la complaysance.

            La compassion tire sa grandeur de celle de l'amour qui la produit: ainsy sont grandes les condoleances des meres sur les afflictions de leurs enfans uniques, comme l'Escriture tesmoigne souvent. Quelle condoleance dans le cœur d'Agar sur la douleur de son Ismaël qu'elle voyoit presque perir de soif au desert! Quelle commiseration en l'ame de David sur la misere de son Absalon! Hé, ne voyes-vous pas le cœur maternel du grand Apostre, malade avec les malades, bruslant du zele pour les scandalisés, avec une douleur continuelle pour la perte des Juifz, et mourant tous les jours pour ses chers [268] enfans spirituelz? Mais sur tout, considerés comme l'amour tire toutes les peynes, tous les tourmens, les travaux, les souffrances, les douleurs, les blesseures, la passion, la croix et la mort mesme de nostre Redempteur dans le cœur de sa tres sacree Mere. Helas, les mesmes clouz qui crucifierent le cors de ce divin Enfant crucifierent aussi le cœur de la Mere, les mesmes espines qui percerent son chef outrepercerent l'ame de cette Mere toute douce; elle eut les mesmes miseres de son Filz par commiseration, les mesmes douleurs par condoleance, les mesmes passions par compassion; et en somme, l'espee de la mort qui transperça le cors de ce tresaymé Filz outreperça de mesme le cœur de cette tres amante Mere: dont elle pouvoit bien dire qu'il luy estoit un bouquet de myrrhe au milieu de ses mammelles, c'est a dire en sa poitrine et au milieu de son cœur. Jacob ayant la triste, quoy que fause nouvelle de la mort de son cher Joseph, vous voyes quelle affliction il en sent: Ah, dit-il, je descendray en regret aux enfers, c'est a dire au Limbe, dans le sein d'Abraham, vers cet enfant.

            La condoleance tire aussi sa grandeur de celle des douleurs que l'on void souffrir a ceux que l'on ayme, car, pour petite que soit l'amitié, si les maux qu'on void endurer sont extremes ilz nous font une grande pitié. On void pour cela Cesar pleurer sur Pompee; et les filles de Hierusalem ne sceurent jamais s'empescher de pleurer sur Nostre Seigneur, bien que la pluspart d'entr'elles ne luy fussent pas grandement affectionnees; comme aussi les amis de Job, quoy que mauvais amis, firent des grans gemissemens voyans l'effroyable spectacle de son incomparable misere; et quel grand coup de douleur au cœur de Jacob, de penser que son cher enfant estoit trespassé d'une mort si cruelle comme est celle d'estre devoré d'une beste sauvage? Mais la commiseration, outre tout cela, se renforce merveilleusement par la presence de l'object miserable: pour cela la pauvre Agar s'esloignoit de son filz languissant, affin d'alleger en quelque sorte la douleur de compassion [269] qu'elle sentoit, disant: Je ne verray pas mourir l'enfant; comme au contraire Nostre Seigneur pleure voyant le sepulchre de son bienaymé Lazare et regardant sa chere Hierusalem; et nostre bon homme Jacob est outré de douleur quand il void la robbe ensanglantee de son pauvre petit Joseph.

            Or, autant de causes aggrandissent la complaysance: a mesure que l'ami nous est plus cher, nous avons plus de playsir en son contentement, et son bien entre plus avant en nostre ame; que si le bien est excellent, nostre joye en est aussi plus grande; mais si nous voyons l'ami en la jouissance d'iceluy, nostre res-jouissance en devient extreme. Quand le bon Jacob sceut que son filz vivoit, o Dieu quelle joye! son esprit revint en luy, il revescut et, par maniere de dire, il resuscita. Mais qu'est-ce a dire, il revescut ou il resuscita? Theotime, les espritz ne meurent de leur propre mort que par le peché, qui les separe de Dieu lequel est leur vraye vie surnaturelle, mais ilz meurent quelquefois de la mort d'autruy; et cela arriva au bon Jacob duquel nous parlons, car l'amour, qui tire dans le cœur de l'amant le bien et le mal de la chose aymee, l'un par complaysance, l'autre par commiseration, tira la mort de l'aymable Joseph dans le cœur de l'amant Jacob; et par un miracle impossible a toute autre puissance qu'a celle de l'amour, l'esprit de ce bon pere estoit plein de la mort de celuy qui estoit vivant et regnant, d'autant que l'affection ayant esté trompee devança l'effect.

            Or, quand au contraire il sceut qu'en verité son filz estoit en vie, l'amour qui avoit si longuement tenu le trespas presupposé du filz dans l'esprit de ce bon pere, voyant qu'il avoit esté deceu, rejetta promptement cette fainte mort, et en sa place fit entrer la veritable vie de ce mesme enfant. Ainsy donq il revescut d'une nouvelle vie, parce que la vie de son filz entra dans son esprit par complaysance et l'anima d'un contentement non pareil, duquel se treuvant assouvi et ne tenant plus conte d'aucun autre playsir en comparayson d'iceluy: Il me suffit, dit-il, si mon enfant Joseph est en vie. [270] Mais quand de ses propres yeux il vid par experience la verité des grandeurs de ce cher enfant en Gessen, panché sur luy et pleurant asses long tems sur le col d'iceluy: Hé, dit-il, maintenant je mourray joyeux, mon cher filz, puisque j'ay veu vostre face et que vous vives encores. O Dieu, Theotime, quelle joye, et que ce viellard l'exprime excellemment! car, que veut-il dire par ces paroles: Maintenant je mourray content, puisque j'ay veu ta face, sinon que son allegresse est si grande qu'elle est capable de rendre joyeuse et aggreable la mort mesme, qui est la plus triste et horrible chose du monde?

            Dites-moy, je vous prie, Theotime, qui ressent plus le bien de Joseph, ou luy qui en jouit, ou Jacob qui s'en res-jouit? Certes, si le bien n'est bien que pour le contentement qu'il nous donne, le pere en a autant et plus que le filz; car le filz, avec la dignité de vice-roy qu'il possede, a par consequent beaucoup de soin et d'affaires, mais le pere jouit par complaysance et possede purement ce qui est de bon en cette grandeur et dignité de son filz, sans charge, sans soin et sans peyne. Je mourray joyeux, dit-il: helas, qui ne void son contentement? si la mort mesme ne peut troubler sa joye, qui la pourra donq jamais alterer? si son ayse vit emmi les detresses de la mort, qui la pourra jamais esteindre? L'amour est fort comme la mort, et les allegresses de l'amour surmontent les tristesses de la mort, car la mort ne les peut faire mourir, ains les avive: si que, comme il y a un feu qui par merveille se nourrit en une fontayne proche de Grenoble, ainsy que nous sçavons fort asseurement et que mesme le grand saint Augustin atteste, aussi la sainte charité est si forte qu'elle nourrit ses flammes et ses consolations emmi les plus tristes angoisses de la mort, et les eaux des tribulations ne peuvent esteindre son feu. [271]

 

 

Chapitre V. De la condoleance et complaysance de l'amour en la Passion de Nostre Seigneur

 

            Quand je voy mon Sauveur sur le mont des Olives, avec son ame triste jusques a la mort, hé, Seigneur Jesus, ce dis-je, qui a peu porter ces tristesses de la mort dans l'ame de la vie, sinon l'amour, qui excitant la commiseration, attira par icelle nos miseres dans vostre cœur souverain? Or une ame devote, voyant cet abisme d'ennuis et de detresses en ce divin Amant, comme peut elle demeurer sans une douleur saintement amoureuse? Mays considerant d'ailleurs que toutes les afflictions de son Bienaymé ne procedent pas d'aucune imperfection ni manquement de force, ains de la grandeur de sa treschere dilection, elle ne peut qu'elle ne se fonde toute d'un amour saintement douloureux, si qu'elle s'escrie: Je suis noyre de douleur par compassion, mais je suis belle d'amour par complaysance. Les angoisses de mon Bienaymé m'ont toute decoloree: car, comme pourroit une fidele amante voir tant de tourmens en celuy qu'elle ayme plus que sa vie, sans en devenir toute transie, havee et dessechee de douleur? les pavillons des nomades, perpetuellement exposés aux injures de l'air et de la guerre, sont presque tous-jours frippés et couvertz de poussiere, et moy, toute exposee aux regretz que par condoleance je reçois des travaux nompareilz de mon divin Sauveur, je suis toute couverte de detresse et transpercee de douleur; mais parce que les douleurs de Celuy que j'ayme proviennent de son amour, a mesure qu'elles m'affligent par compassion elles me delectent par complaysance, car, comme [272] pourroit une fidele amante n'avoir pas un extreme contentement de se voir tant aymee de son celeste Espoux?

            Pour cela donques la beauté de l'amour est en la laideur de la douleur. Que si je porte le deuil sur la Passion et Mort de mon Roy, toute haslee et noiree de regret, je ne laisse pas d'avoir une douceur incomparable de voir l'exces de son amour emmi les travaux de ses douleurs; et les tentes de Salomon, toutes brodees et recamees en une admirable diversité d'ouvrages, ne furent jamais si belles que je suis contente, et par consequent douce, amiable et aggreable en la varieté des sentimens d'amour que j'ay parmi ces douleurs. L'amour esgale les amans: hé, je le voy, ce cher Amant, qu'il est un feu d'amour bruslant dans un buisson espineux de douleur, et j'en suis toute de mesme, je suis toute enflammee d'amour dedans les haillers de mes douleurs, je suis un lis environné d'espines, Hé, ne veuillés pas regarder seulement les horreurs de mes poignantes douleurs, mays voyés la beauté de mes aggreables amours. Helas, il souffre des douleurs insupportables, ce divin Amant bienaymé, c'est cela qui m'attriste et me fait pasmer d'angoisse; mais il prend playsir a souffrir, il ayme ses tourmens et meurt d'ayse de mourir de douleur pour moy: c'est pourquoy, comme je suis dolente de ses douleurs, je suis aussi toute ravie d'ayse de son amour; non seulement je m'attriste avec luy, mais je me glorifie en luy.

            Ce fut cet amour, Theotime, qui attira sur l'amoureux seraphique saint François les stigmates, et sur l'amoureuse angelique sainte Catherine de Sienne les ardentes blesseures du Sauveur: la complaysance amoureuse ayant aiguisé les pointes de la compassion douloureuse, ainsy que le miel rend plus penetrant et sensible l'amertume de l'absynthe, comme au contraire la souefve odeur des roses est affinee par le voysinage des aulx qui sont plantés pres des rosiers. Car de mesme l'amoureuse complaysance que nous avons prise en l'amour de Nostre Seigneur, rend infiniment plus forte la compassion que [273] nous avons de ses douleurs, comme reciproquement, repassans de la compassion des douleurs a la complaysance des amours, le playsir en est bien plus ardent et relevé. Alhors se prattique la douleur de l'amour et l'amour de la douleur; alhors la condoleance amoureuse et la complaysance douloureuse, comme des autres Esaii et Jacob, debattans a qui fera plus d'effort, mettent l'ame en des convulsions et agonies incroyables, et se fait une extase amoureusement douloureuse et douloureusement amoureuse. Aussi ces grandes ames de saint François et sainte Catherine sentirent des amours nompareilles en leurs douleurs, et des douleurs incomparables en leurs amours lhors qu'elles furent stigmatisees, savourant l'amour joyeux d'endurer pour l'ami, que leur Sauveur exerça au supreme degré sur l'arbre de la Croix. Ainsy naist l'union pretieuse de nostre coeur avec son Dieu, laquelle, comme un Benjamin mystique, est enfant de douleur et de joye tout ensemble.

            Il ne se peut dire, Theotime, combien le Sauveur desire d'entrer en nos ames par cet amour de complaysance douloureuse: Helas, dit-il, ouvre-moy, ma chere seur, ma mie, ma colombe, ma toute-pure, car ma teste est toute pleine de rosee, et mes cheveux des gouttes de la nuit. Qui est cette rosee, et qui sont ces gouttes de la nuit, sinon les afflictions et peynes de sa Passion? Les perles, certes (comme nous avons dit asses souvent), ne sont autre chose que gouttes de la rosee que la fraicheur de la nuit espluÿe sur la face de la mer, receües dans les escailles des ouïtres ou mereperles. Hé, veut dire le divin amoureux de l'ame, je suis chargé des peynes et sueurs de ma Passion, qui se passa presque toute, ou es tenebres de la nuit ou en la nuit des tenebres que le soleil s'obscurcissant fit au plus fort de son midy; ouvre donq ton cœur devers moy, comme les mereperles leurs escailles du costé du ciel, et je respandray sur toy la rosee de ma Passion, qui se convertira en perles de consolation. [274]

 

 

Chapitre VI. De l'amour de bienveuillance que nous exerçons envers Nostre Seigneur par maniere de desir

 

            En l'amour que Dieu exerce envers nous, il commence tous-jours par la bienveuillance, voulant et faisant en nous tout le bien qui y est, auquel par apres il se complait. Il fit David selon son cœur par bienveuillance, puis il le treuva selon son cœur par complaysance; il crea premierement l'univers pour l'homme et l'homme en l'univers, donnant a chasque chose le degré de bonté qui luy estoit convenable, par sa pure bienveuillance, puis il appreuva tout ce qu'il avoit fait, treuvant que tout estoit tres bon, et se reposa par complaysance en son ouvrage.

            Mais nostre amour envers Dieu commence, au contraire, par la complaysance que nous avons en la souveraine bonté et infinie perfection que nous sçavons estre en la Divinité, puis nous venons a l'exercice de la bienveuillance: et comme la complaysance que Dieu prend en ses creatures n'est autre chose qu'une continuation de sa bienveuillance envers elles, aussi la bienveuillance que nous portons a Dieu n'est autre chose qu'une approbation et perseverance de la complaysance que nous avons en luy.

            Or cet amour de bienveuillance envers Dieu se pratique ainsy: nous ne pouvons desirer d'un vray desir aucun bien a Dieu, parce que sa bonté est infiniment plus parfaite que nous ne sçaurions ni desirer ni penser; le desir n'est que d'un bien futur, et nul bien n'est [275] futur en Dieu, puisque tout bien luy est tellement present que la presence du bien en sa divine Majesté n'est autre chose que la Divinité mesme. Ne pouvans donq point faire aucun desir absolu pour Dieu, nous en faisons des imaginaires et conditionnelz en cette sorte: Je vous ay dit, Seigneur, vous estes mon Dieu, qui, tout plein de vostre infinie bonté, ne pouves avoir indigence ni de mes biens ni de chose quelconque; mais si, par imagination de chose impossible, je pouvois penser que vous eussies besoin de quelque bien, je ne cesserois jamais de vous le souhaitter au prix de ma vie, de mon estre et de tout ce qui est au monde. Que si estant ce que vous estes et que vous ne pouves jamais cesser d'estre, il estoit possible que vous receussies quelqu'accroissement de bien, o bon Dieu, quel desir aurois-je que vous l'eussies! alhors, o Seigneur eternel, je voudrais voir convertir mon cœur en souhait et ma vie en souspir pour vous desirer ce bien la. Ah! mais pourtant, o le sacré Bienaymé de mon ame, je ne desire pas de pouvoir desirer aucun bien a vostre Majesté, ains je me complais de tout mon cœur en ce supreme degré de bonté que vous aves, auquel ni par desir ni mesme par pensee on ne peut rien adjouster; mais si ce desir estoit possible, o Divinité infinie, o Infinité divine, mon ame voudroit estre ce desir et n'estre rien autre que cela, tant elle desireroit de desirer pour vous ce qu'elle se complait infiniment de ne pouvoir pas desirer, puisque l'impuissance de faire ce desir provient de l'infinie infinité de vostre perfection qui surpasse tout souhait et toute pensee! Hé, que j'ayme cherement l'impossibilité de vous pouvoir desirer aucun bien, o mon Dieu, puisqu'elle provient de l'incomprehensible immensité de vostre abondance, laquelle est si souverainement infinie, que s'il se treuvoit un desir infini il serait infiniment assouvi par l'infinité de vostre bonté, qui le convertirait en une infinie complaysance.

            Ce desir, donques, par imagination de choses impossibles, peut estre quelquefois utilement prattiqué emmi les grans sentimens et ferveurs extraordinaires; aussi [276] dit-on que le grand saint Augustin en faisoit souvent de pareille sorte, eslançant par exces d'amour ces paroles: Hé, Seigneur, je suis Augustin et «vous estes Dieu; mais si toutefois ce qui n'est ni ne peut estre estoit, que je fusse Dieu et que vous fussies Augustin, je voudrois, en changeant de qualité avec vous, devenir Augustin affin que vous fussies Dieu.»

            C'est encor une sorte de bienveuillance envers Dieu, quand, considerans que nous ne pouvons l'aggrandir en luy mesme, nous desirons de l'aggrandir en nous, c'est a dire de rendre de plus en plus et tous-jours plus grande la complaysance que nous avons en sa bonté. Et Ihors, mon Theotime, nous ne desirons pas la complaysance pour le playsir qu'elle nous donne, mais parce seulement que ce playsir est en Dieu: car, comme nous ne desirons pas la condoleance pour la douleur qu'elle met en nos cœurs, mais parce que cette douleur nous unit et associe a nostre Bienaymé douloureux, ainsy n'aymons-nous pas la complaysance parce, qu'elle nous rend du playsir, mais d'autant que ce playsir se prend en l'union du playsir et bien qui est en Dieu; auquel pour nous unir davantage, nous voudrions nous complaire d'une complaysance infiniment plus grande, a l'imitation de la tressainte Reyne et Mere d'amour, de laquelle l'ame sacree magnifioit et aggrandissoit perpetuellement Dieu; et affin que l'on sceust que cet aggrandissement se faysoit par la complaysance qu'elle avoit en la divine Bonté, elle declare que son esprit avoit tressailli de contentement en Dieu son Sauveur. [277]

 

 

Chapitre VII. Comme le desir d'exalter et magnifier Dieu nous separe des playsirs inferieurs et nous rend attentifs aux perfections divines

 

            Donques l'amour de bienveuillance nous fait desirer d'aggrandir en nous de plus en plus la complaysance que nous prenons en la bonté divine, et pour faire cet aggrandissement l'ame se prive soigneusement de tout autre playsir pour s'exercer plus fort a se playre en Dieu. Un religieux demanda au devot frere Gilles, l'un des premiers et plus saintz compaignons de saint François, ce qu'il pourroit faire pour estre plus aggreable a Dieu, et il luy respondit en chantant: «L'une a l'un, l'une a l'un;» ce que par apres expliquant: «Donnes tous-jours,» dit-il, toute vostre ame, qui est une, a Dieu seul, qui est un.» L'ame s'escoule par les playsirs, et la diversité d'iceux la dissipe et l'empesche de se pouvoir appliquer attentivement a celuy qu'elle doit prendre en Dieu. Le vray amant n'a presque point de playsir sinon en la chose aymee: ainsy toutes choses sembloyent ordure et boüe au glorieux saint Paul, en comparayson de son Sauveur; et l'Espouse sacree n'est toute que pour son Bienaymé: Mon cher Ami est tout a moy, et moy je suis toute a luy.

            Que si l'ame qui est en cette sainte affection rencontre [278] les creatures, pour excellentes qu'elles soyent, voire mesme quand ce seroyent les Anges, elle ne s'arreste point avec icelles, sinon autant qu'il faut pour estre aydee et secourue en son desir: Dites moy donques, leur fait elle, dites moy, je vous en conjure, aves vous point veu Celuy qui est l'Ami de mon ame? La glorieuse amante Magdeleine rencontra les Anges au sepulchre, qui luy parlerent sans doute angeliquement, c'est a dire bien suavement, voulans appayser l'ennuy auquel elle estoit; mais au contraire, toute espleuree, elle ne sceut prendre aucune complaysance ni en leur douce parole, ni en la splendeur de leurs habitz, ni en la grace toute celeste de leur maintien, ni en la beauté toute aymable de leurs visages, ains, toute couverte de larmes: Ilz m'ont enlevé mon Seigneur, disoit elle, et je ne sçai ou ilz me l'ont mis. Et se retournant, elle void son doux Sauveur, mais en forme de jardinier, dont son cœur ne se peut contenter, car, toute pleine de l'amour de la mort de son Maistre, elle ne veut point de fleurs, ni par consequent de jardinier; elle a dedans son cœur la Croix, les clouz, les espines, elle cherche son Crucifié: Hé, mon cher maistre jardinier, dit-elle, si vous avies peut estre point planté mon bienaymé Seigneur trespassé, comme un lis froissé et fané, entre vos fleurs, dites-le moy vistement et moy je l'emporteray. Mays il ne l'appelle pas plus tost par son nom, que toute fondue en playsir: Hé Dieu, dit elle, mon Maistre! Rien certes ne la peut assouvir, elle ne sçauroit se playre avec les Anges, non pas mesme avec son Sauveur s'il ne paroist en la forme en laquelle il luy avoit ravi son cœur. Les Rois ne peuvent se complaire ni en la beauté de la ville de Hierusalem, ni en la magnificence [279] de la cour d'Herodes, ni en la clarté de l'estoile; leur cœur cherche la petite spelonque et le petit Enfant de Bethleem. La Mere de belle dilection et l'Espoux de tressaint amour ne se peuvent arrester entre les parens et amis; ilz vont tous-jours en douleur cherchant l'unique object de leur complaysance. Le desir d'aggrandir la sainte complaysance retranche tout autre playsir, pour plus fortement prattiquer celuy auquel la divine bienveuillance l'excite.

            Or, pour encor mieux magnifier ce souverain Bienaymé, l'ame va tous-jours cherchant la face d'iceluy, c'est a dire, avec une attention tous-jours plus soigneuse et ardente, elle va remarquant toutes les particularités des beautés et perfections qui sont en luy, faysant un progres continuel en cette douce recherche de motifs qui la puissent perpetuellement presser de se plaire de plus en plus en l'incomprehensible bonté qu'elle ayme. Ainsy David cotte par le menu les œuvres et merveilles de Dieu, en plusieurs de ses Psalmes celestes; et l'amante sacree arrange es Cantiques divins, comme une armee bien ordonnee, toutes les perfections de son Espoux l'une apres l'autre, pour provoquer son ame a la tressainte complaysance, affm de magnifier plus hautement son excellence et d'assujettir encores tous les autres espritz a l'amour de son Ami tant aymable. [280]

 

 

Chapitre VIII. Comme la sainte bienveuillance produit la louange du divin Bienaymé

 

            L'honneur, mon cher Theotime, n'est pas en celuy que l'on honnore, mays en celuy qui honnore; car, combien de fois arrive-il que celuy que nous honnorons n'en sçait rien et n'y a seulement pas pensé? combien de fois louons-nous ceux qui ne nous connoissent pas ou qui dorment? Et toutefois, selon l'estime commune des hommes et leur ordinaire façon de concevoir, il semble que c'est faire du bien a quelqu'un quand on luy fait de l'honneur, et qu'on luy donne beaucoup quand on luy donne des tiltres et des louanges; et nous ne faysons pas difficulté de dire qu'une personne est riche d'honneur, de gloire, de reputation, de louange, encor qu'en verité nous sachions bien que tout cela, est hors de la personne honnoree et que bien souvent elle n'en reçoit aucune sorte de prouffit, suivant ce mot attribué au grand saint Augustin: «O pauvre Aristote, tu es loué ou tu es absent, et tu es bruslé ou tu es present.» Quel bien revient il, je vous prie, a Cesar et Alexandre le Grand, de tant de vaines paroles que plusieurs vaines ames employent a leur louange?

            Dieu, comblé d'une bonté qui surmonte toute louange et tout honneur, ne reçoit aucun advantage ni surcroist de bien pour toutes les benedictions que nous luy donnons; il n'en est ni plus riche, ni plus grand, ni plus [281] content, ni plus heureux, car son heur, son contentement, sa grandeur et ses richesses ne sont ni ne peuvent estre que la divine infinité de sa bonté. Toutefois, parce que, selon nostre apprehension ordinaire, l'honneur est estimé l'un des plus grans effectz de nostre bienveuillance envers les autres, et que par iceluy non seulement nous ne presupposons point d'indigence en ceux que nous honnorons, mais plustost nous protestons qu'ilz abondent en excellence, partant nous employons cette sorte de bienveuillance envers Dieu; qui non seulement l'aggree, mais la requiert comme conforme a nostre condition, et si propre pour tesmoigner l'amour respectueux que nous luy devons, que mesme il nous a ordonné de luy rendre et rapporter tout honneur et gloire.

            Ainsy donq, l'ame qui a pris une grande complaysance en l'infinie perfection de Dieu, voyant qu'elle ne peut luy souhaiter aucun aggrandissement de bonté, parce qu'il en a infiniment plus qu'elle ne peut desirer ni mesme penser, elle desire au moins que son nom soit beni, exalté, loüé, honnoré et adoré de plus en plus. Et commençant par son propre cœur, elle ne cesse point de le provoquer a ce saint exercice, et comme une avette sacree elle va voletant ça et la sur les fleurs des œuvres et excellences divines, recueillant d'icelles une douce varieté de complaysances, desquelles elle fait naistre et compose le miel celeste de benedictions, louanges et confessions honnorables, par lesquelles, autant qu'elle peut, elle magnifie et glorifie le nom de son Bienaymé, a l'imitation du grand Psalmiste, qui ayant environné et comme parcouru en esprit les merveilles de la divine Bonté, immoloit sur l'autel de son cœur l'hostie [282] mistique des eslans de sa voix, par cantiques et psalmes d'admiration et benediction:

                        Mon cœur volant ça. et la

                        Des aysles de sa pensee,

                        Ravi d'admiration,

                        D'une voix haut eslancee,

                        Un sacrifice immola

                        Sur la harpe bien sonnee,

                        Chantant benediction

                        Au Seigneur Dieu de Syon.

            Mais ce desir de loüer Dieu que la sainte bienveuillance excite en nos cœurs, Theotime, est insatiable; car l'ame qui en est touchee voudroit avoir des louanges infinies pour les donner a son Bienaymé, parce qu'elle void que ses perfections sont plus qu'infinies: si que, se treuvant bien esloignee de pouvoir satisfaire a son souhait, elle fait des extremes effortz d'affection pour en quelque sorte loüer cette bonté toute louable, et ces effortz de bienveuillance s'aggrandissent admirablement par la complaysance; car a mesure que l'ame treuve Dieu bon, savourant de plus en plus la suavité d'iceluy et se complaysant en son infinie beauté, elle voudroit aussi relever plus hautement les louanges et benedictions qu'elle luy donne. Or, a mesure aussi que l'ame s'eschauffe a loüer la douceur incomprehensible de son Dieu, elle aggrandit et dilate la complaysance qu'elle prend en icelle, et par cet aggrandissement elle s'anime de plus fort a la louange: de sorte que l'affection de complaysance et celle de louange, par ces reciproques poussemens et mutuelles incitations qu'elles font l'une a l'autre, s'entredonnent des grans et continuelz accroissemens. [283]

            Ainsy les rossignolz se complaysent tant en leur chant, au rapport de Pline, que pour cette complaysance, quinze jours et quinze nuitz durant ilz ne cessent jamais de gazouiller, s'efforçans de tous-jours mieux chanter a l'envi les uns des autres; de sorte que lhors qu'ilz se desgoisent le mieux ilz y ont plus de complaysance, et cet accroissement de complaysance les porte a faire des plus grans effortz de mieux gringotter, augmentant tellement leur complaysance par leur chant et leur chant par leur complaysance, que maintefois on les void mourir, et leur gosier esclatter a force de chanter: oyseaux dignes du beau nom de philomele, puisqu'ilz meurent ainsy en l'amour et pour l'amour de la melodie.

            O Dieu, mon Theotime, que le cœur ardemment pressé de l'affection de loiier son Dieu reçoit une douleur grandemént delicieuse et une douceur grandement douloureuse, quand, apres mille effortz de louange, il se treuve si court! Helas, il voudroit, ce pauvre rossignol, tous-jours plus hautement lancer ses accens et perfectionner sa melodie, pour mieux chanter les benedictions de son cher Bienaymé! A mesure qu'il lotie il se plait a louer, et a mesure qu'il se plait a loüer il se desplait de ne pouvoir encor mieux louer; et pour se contenter au mieux qu'il peut en cette passion, il fait toute sorte d'effortz, entre lesquelz il tombe en langueur: comme il advenoit au tres glorieux saint François, qui, emmi les playsirs qu'il prenoit a lotier Dieu et chanter ses cantiques d'amour, jettoit une grande affluence de larmes et laissoit souvent tomber de foiblesse ce que pour lhors il tenoit en main, demeurant comme un sacré philomele a cœur failli, et perdant souvent le respirer a force d'aspirer aux louanges de Celuy qu'il ne pouvoit jamais asses lotier.

            Mais oyés une similitude aggreable sur ce sujet, tiree du nom que ce saint amoureux donnoit a ses religieux; car il les appelloit cygales, a rayson des louanges qu'ilz rendoyent a Dieu emmi la nuit. Les cygales, Theotime, ont leur poitrine pleine de tuyaux, comme si elles [284] estoyent des orgues naturelles; et pour mieux chanter elles ne vivent que de la rosee, laquelle elles ne tirent pas par la bouche, car elles n'en ont point, ains la succent par une petite languette qu'elles ont au milieu de l'estomach, par laquelle elles jettent aussi, toutes, leurs sons avec tant de bruit qu'elles semblent n'estre que voix. Or l'amant sacré est comme cela: car toutes les facultés de son ame sont autant de tuyaux qu'il a en sa poitrine, pour resonner les cantiques et louanges du Bienaymé; sa devotion, au milieu de toutes, est la langue de son cœur, selon saint Bernard, par laquelle il reçoit la rosee des perfections divines, les sucçant et attirant a soy comme son aliment, par la tressainte complaysance qu'il y prend; et par cette mesme langue de devotion, il fait toutes ses voix d'orayson, de louange, de cantiques, de psalmes, de benedictions, selon le tesmoignage d'une des plus insignes cygales spirituelles qui ait jamais esté ouïe, laquelle chantoit ainsy:

                        Benis Dieu, saintement poussee,

                        O mon ame, et vous, mes esprits!

                        Que je n'aye aucune pensee

                        Ni force au dedans ramassee,

                        Qui du Seigneur taise le prix.

 

Car n'est ce pas comme s'il eust dit: Je suis une cygale mystique; mon ame, mes espritz, mes pensees, et toutes les facultés qui sont ramassees au dedans de moy sont des orgues: o qu'a jamais tout cela benisse le nom et retentisse les louanges de mon Dieu!

                        Ma bouche a jamais sera pleine

                        Du bruit de sa gloire hautaine,

                        Et n'aura bien qu'a le chanter.

                        La trouppe, d'ennuis oppressee,

                        Humble de cœur et de pensee,

                        Prendra playsir a m'escouter. [285]

 

 

Chapitre IX. Comme la bienveuillance nous fait appeller toutes les creatures a la louange de Dieu

 

            Le cœur atteint et pressé du desir de louer plus qu'il ne peut la divine Bonté, apres divers effortz sort maintefois de soy mesme pour convier toutes les creatures a le secourir en son dessein; comme nous voyons avoir fait les trois enfans en la fornaise, en cet admirable Cantique de benedictions par lequel ilz excitent tout ce qui est au ciel, en la terre et sous terre a rendre graces a Dieu eternel, en le louant et benissant souverainement. Ainsy le glorieux Psalmiste, tout esmeu de la passion saintement desreglee qui le portoit a louer Dieu, va sans ordre, sautant du ciel a la terre et de la terre au ciel, appellant pesle mesle les Anges, les poissons, les montz, les eaux, les dragons, les oyseaux, les serpens, le feu, la gresle, le brouillatz, assemblant par ses souhaitz toutes les creatures, affin que toutes ensemble s'accordent a magnifier pieusement leur Createur: les unes celebrant elles mesmes les divines louanges, et les autres donnant le sujet de le louer par les merveilles de leurs differentes proprietés, lesquelles manifestent la grandeur de leur Facteur. Si que ce divin Psalmiste royal ayant composé une grande quantité de [286] Pseaumes, avec cette inscription, Loués Dieu, apres avoir discouru parmi toutes les creatures pour leur faire les saintes semonces de benir la Majesté celeste, et parcouru une grande varieté de moyens et instrumens propres a la celebration des louanges de cette eternelle Bonté, en fin, comme tombant en defaillance d'haleyne, il conclud toute sa sacree psalmodie par cet eslan: Tout esprit loue le Seigneur; c'est a dire: Tout ce qui a vie, ne vive ni ne respire que pour benir le Createur, selon l'encouragement qu'il avoit donné ailleurs:

                        Sus donq, d'une bouche animee,

                        Celebrons tous la renommee

                        De l'Eternel, a qui mieux mieux:

                        Nostre voix, ensemble meslee,

                        Bien haut sur la voute estoilee,

                        Esleve son nom glorieux.

            Ainsy le grand saint François chanta le Cantique du soleil et cent autres excellentes benedictions, pour invoquer les creatures a venir ayder son cœur, tout alangouri dequoy il ne pouvoit a son gré louer le cher Sauveur de son ame. Ainsy la celeste Espouse se sentant presque esvanouïe entre les violens essays qu'elle faysoit de benir et magnifier le bienaymé Roy de son cœur: Hé, crioyt elle a ses compaignes, ce divin Espoux m'a menee par la contemplation en ses celiers a vin, me faysant savourer les delices incomparables des perfections de son excellence, et je me suis tellement detrempee et saintement enivree par la complaysance que j'ay prise en cet abisme de beauté, que mon ame va languissant, blessee d'un desir amoureusement mortel [287] qui me presse de louer a jamais une si eminente bonté. Helas, venes, je vous supplie, au secours de mon pauvre cœur qui va tout maintenant definir! soustenes le, de grace, et l'appuyes de toutes fleurs, confortes le et l'environnes de pommes, autrement il tumbe pasmé. La complaysance tire les suavités divines dedans le cœur, lequel se remplit si ardemment qu'il en est tout esperdu; mais l'amour de bienveuillance fait sortir nostre cœur de soy mesme et le fait exhaler en vapeurs de parfums delicieux, c'est a dire en toutes sortes de saintes louanges; et ne pouvant neanmoins en tant pousser comme il desireroit: O, dit-il, que toutes les creatures viennent contribuer les fleurs de leurs benedictions, les pommes de leurs actions de graces, de leurs honneurs et de leurs adorations, affin que de toutes pars on sente les odeurs respandues a la gloire de Celuy duquel l'infinie douceur surpasse tout honneur, et que nous ne pouvons jamais bien dignement magnifier.

            C'est cette divine passion qui fait tant faire de predications, qui fait passer entre tant de hazards les Xaviers, les Berzees, les Anthoines; cette multitude de Jesuites, de Capucins et de religieux, et autres ecclesiastiques de toutes sortes, es Indes, au Jappon, en Maraignan, affin de faire connoistre, reconnoistre et adorer le nom sacré de Jesus emmi ces grans peuples. C'est cette passion sainte qui fait tant escrire de livres de pieté, tant fonder d'eglises, d'autelz, de maysons pieuses; et, en somme, qui fait veiller, travailler et mourir tant de serviteurs de Dieu entre les flammes du zele qui les consume et devore. [288]

 

 

Chapitre X. Comme le desir de louer Dieu nous fait aspirer au Ciel

 

            L'ame amoureuse voyant qu'elle ne peut assouvir le desir qu'elle a de louer son Bienaymé tandis qu'elle vit entre les miseres de ce monde, et sachant que les louanges qu'on rend au Ciel a la divine Bonté se chantent d'un air incomparablement plus aggreable: O Dieu, dit-elle, que les louanges respandues par ces bienheureux espritz devant le throsne de mon Roy celeste sont louables! que leurs benedictions sont dignes d'estre benites! o que de bonheur d'ouïr cette melodie de la tressainte eternité, en laquelle, par une tres souëfve rencontre de voix dissemblables et de tons dispareilz, se font ces admirables accors esquelz toutes les parties avançant les unes sur les autres par une suite continuelle et incomprehensible liayson de chasses, on entend de toutes pars retentir des perpetuelz alleluia! Voix pour leur esclat comparees aux tonnerres, aux trompettes, au bruit des vagues de la mer agitee; mais voix qui aussi pour leur incomparable douceur et suavité sont comparees a la melodie des harpes, delicatement et delicieusement sonnees par la main des plus excellens joueurs, et voix qui toutes s'accordent a dire le joyeux cantique paschal: Alleluia, loués Dieu, amen, loués Dieu. Car sachés, Theotime, qu'une voix sort du throsne divin, qui ne cesse de crier aux heureux habitans de la glorieuse Hierusalem celeste: Dites a Dieu louange, o vous qui estes ses serviteurs et qui le craignes, grans et petitz; a quoy toute cette multitude innombrable de Saintz, les chœurs des Anges et les chœurs des hommes assemblés, respond, chantant de toute sa force: Alleluia, loués Dieu. [289]

            Mais quelle est cette voix admirable, qui sortant du throsne divin annonce les alleluia aux esleuz, sinon la tressainte complaysance, laquelle estant receüe dedans l'esprit leur fait ressentir la douceur des perfections divines, en suite de laquelle naist en eux l'amoureuse bienveuillance, source vive des louanges sacrees? Ainsy, par effect, la complaysance procedant du throsne vient intimer les grandeurs de Dieu aux Bienheureux, et la bienveuillance les excite a respandre reciproquement devant le throsne les parfums de louange: c'est pourquoy, par maniere de responce, ilz chantent eternellement alleluia, c'est a dire loués Dieu. La complaysance vient du throsne dans le cœur, et la bienveuillance va du cœur au throsne. O que ce temple est aymable, ou tout retentit en louanges! Que de douceur a ceux qui vivent en ce sacré sejour, ou tant de philomeles et rossignolz celestes chantent avec cette sainte contention d'amour les cantiques d'eternelle suavité!

            Le cœur, donq, qui ne peut en ce monde ni chanter ni ouïr les louanges divines a son gré, entre en des desirs nompareilz d'estre deslivré des liens de cette vie, pour aller en l'autre ou on loue si parfaitement le Bienaymé celeste: et ces desirs s'estans ainsy emparés du cœur, se rendent quelquefois si puissans et pressans dans la poitrine des amans sacrés, que, bannissans tous autres desirs, ilz mettent en degoust toutes choses terrestres et rendent l'ame toute alangourie et malade d'amour; voire mesme cette sainte passion passe aucune-fois si avant, que si Dieu le permet on en meurt.

            Ainsy ce glorieux et seraphique amant saint François, ayant longuement esté travaillé de cette forte affection de louer Dieu, en fin en ses dernieres annees, apres qu'il eut asseurance, par une tres speciale revelation, de son salut eternel, il ne pouvoit contenir sa joye, et s'alloit de jour en jour consumant, comme si sa vie et son ame se fust evaporee, ainsy que l'encens, sur le feu des ardens desirs qu'il avoit de voir son Maistre pour le louer incessamment; en sorte que ces ardeurs prenant tous les jours des nouveaux accroissemens, son [290] ame sortit de son cors par un eslan qu'elle fit vers le Ciel; car la divine Providence voulut qu'il mourust en prononçant ces sacrees paroles: Hé, tires hors de cette prison mon ame, o Seigneur, affin que je benisse vostre nom; les justes m'attendent jusques a ce que vous me rendies la tranquillité desiree. Theotime, voyés de grace cet esprit qui, comme un celeste rossignol enfermé dans la cage de son cors, clans laquelle il ne peut chanter a souhait les benedictions de son eternel amour, sçait qu'il gazouilleroit et prattiqueroit mieux son beau ramage s'il pouvoit gaigner l'air, pour jouir de sa liberté et de la societé des autres philomeles entre les gaves et fleurissantes collines de la contree bienheureuse; c'est pourquoy il exclame: Helas, o Seigneur de ma vie, hé, par vostre bonté toute douce, deslivrés-moy, pauvre que je suis, de la cage de mon cors, retirés-moy de cette petite prison, affïn qu'affranchi de cet esclavage je puisse voler ou mes chers compaignons m'attendent la haut au Ciel, pour me joindre a leurs chœurs et m'environner de leur joye! la, Seigneur, alliant ma voix aux leurs, je feray avec eux une douce harmonie d'airs et d'accens delicieux, chantant, louant et benissant vostre misericorde.

            Cet admirable Saint, comme un orateur qui veut finir et conclure tout ce qu'il a dit par quelque courte sentence, mit cette heureuse fin a tous ces souhaitz et desirs desquelz ces dernieres paroles furent l'abbregé; paroles auxquelles il attacha si fortement son ame, qu'il expira en les souspirant. Mon Dieu, Theotime, quelle douce et chere mort fut celle cy! mort heureusement amoureuse, amour saintement mortel. [291]

 

 

Chapitre XI. Comme nous prattiquons l'amour de bienveuillance es louanges que nostre Redempteur et sa Mere donnent a Dieu

 

            Nous allons donq montant en ce saint exercice, de degré en degré, par les creatures que nous invitons a louer Dieu, passans des insensibles aux raysonnables et intellectuelles, et de l'Eglise militante a la triomphante, en laquelle nous nous relevons entre les Anges et les Saintz jusques a ce que, au dessus de tous, nous ayons rencontré la tressainte Vierge, laquelle d'un air incomparable loue et magnifie la Divinité, plus hautement, plus saintement et plus delicieusement que tout le reste des creatures ensemble ne sçauroit jamais faire.

            Estant il y a deux ans a Milan, ou la veneration des recentes memoires du grand Archevesque saint Charles m'avoit attiré avec quelques uns de nos ecclesiastiques, nous ouïsmes en diverses eglises plusieurs sortes de musiques; mais en un monastere de filles, nous ouïsmes une religieuse de laquelle la voix estoit si admirablement delicieuse, qu'elle seule respandoit incomparablement plus de suavité dans nos espritz que ne fit tout le reste ensemble, qui, quoy qu'excellent, sembloit neanmoins n'estre fait que pour donner lustre et rehausser la perfection et l'esclat de cette voix unique. Ainsy, Theotime, entre tous les chœurs des hommes et tous les chœurs des Anges, on entend cette voix hautaine de la tressainte Vierge, qui, relevee au dessus de tout, rend plus de louange a Dieu que tout le reste des creatures; aussi le Roy celeste la convie tout particulierement a chanter: [292] Monstre-moy ta face, dit-il, o ma Bienaymee, que ta voix sonne a mes oreilles; car ta voix est toute douce, et ta face toute belle.

            Mays ces louanges que cette Mere d'honneur et de belle dilection, avec toutes les creatures ensemble, donne a la Divinité, quoy qu'excellentes et admirables, sont neanmoins si infiniment inferieures au merite infini de la bonté de Dieu, qu'elles n'ont aucune proportion avec iceluy; et partant, quoy qu'elles contentent grandement la sacree bienveuillance que le cœur amant a pour son Bienaymé, si est-ce qu'elles ne l'assouvissent pas. Il passe donq plus avant, et invite le Sauveur de louer et glorifier son Pere eternel de toutes les benedictions que son amour filial luy peut fournir; et lhors, Theotime, l'esprit arrive en un lieu de silence, car nous ne sçavons plus faire autre chose qu'admirer. O quel cantique du Filz pour le Pere! o que ce cher Bienaymé est beau entre tous les enfans des hommes! o que sa voix est douce, comme procedante des levres sur lesquelles la plenitude de la grace est respandue! Tous les autres sont parfumés, mais luy, il est le parfum mesme; les autres sont embaumés, mais luy, il est le baume respandu. Le Pere eternel reçoit les louanges des autres comme senteurs de fleurs particulieres, mais au sentir des benedictions que le Sauveur luy donne, il s'escrie sans doute: O voyci l'odeur des louanges de mon Filz, comme l'odeur d'un champ plein de fleurs que j'ay beni. Ouy, mon cher Theotime, toutes les benedictions que l'Eglise militante et triomphante donne a Dieu, sont benedictions angeliques et humaines, car si bien elles s'addressent au Createur, toutefois elles procedent de la creature; mais celles du Filz, elles sont divines, car elles ne regardent pas seulement Dieu comme les autres, ains elles proviennent de Dieu, car le Redempteur est vray Dieu. Elles sont divines non seulement quant a leur fin, mais quant a leur origine, divines parce qu'elles tendent a Dieu, divines parce qu'elles procedent de Dieu. Dieu provoque l'ame et donne la grace requise pour la production des autres [293] louanges, mais celles du Redempteur, luy qui est Dieu les produit luy mesme: c'est pourquoy elles sont infinies.

            Celuy qui, le matin, ayant ouï asses longuement entre les boscages voysins un gazouillement aggreable d'une grande quantité de serins, linottes, chardonneretz et autres telz menus oyseaux, entendroit en fin un maistre rossignol, qui en parfaitte melodie rempliroit l'air et l'oreille de son admirable voix, sans doute qu'il prefereroit ce seul chantre boscager a toute la trouppe des autres. Ainsy, apres avoir ouï toutes les louanges que tant de differentes creatures, a l'envi les unes des autres, rendent unanimement a leur Createur, quand en fin on escoute celle du Sauveur, on y treuve une certaine infinité de merite, de valeur, de suavité, qui surmonte toute esperance et attente du cœur; et l'ame alhors, comme resveillee d'un profond sommeil et tout a coup ravie par l'extremité de la douceur de telle melodie: Hé, je l'entens; o la voix, la voix de mon Bienaymé! voix reyne de toutes les voix, voix au prix de laquelle les autres voix ne sont qu'un muet et morne silence. Voyés comme ce cher Ami s'eslance; le voyci qu'il vient tressaillant es plus hautes montaignes, outrepassant les collines: sa voix retentit au dessus des Seraphins et de toute creature. Il a la veüe de chevreuil, pour penetrer plus avant que nul autre en la beauté de l'object sacré qu'il veut louer; il ayme la melodie de la gloire et louange de son Pere plus que tous, c'est pourquoy il fait des tressaillemens de louanges et benedictions au dessus de tous. Tenes, le voyla, ce divin amour du Bienaymé, comme il est derriere la paroy de son humanité; voyés qu'il se fait entrevoir par les playes de son cors et l'ouverture de son flanc, comme par des fenestres, et comme par un treillis au travers duquel il nous regarde.

            Ouy certes, Theotime, l'amour divin assis sur le cœur du Sauveur comme sur son throsne royal, regarde par la fente de son costé percé tous les cœurs des enfans des hommes; car ce cœur, estant le Roy des cœurs, tient tous-jours ses yeux sur les cœurs. Mais comme [294] ceux qui regardent au travers des treillis voyent et ne sont qu'entreveus, ainsy le divin amour de ce cœur, ou plustost ce cœur du divin amour, void tous-jours clairement les nostres et les regarde des yeux de sa dilection, mais nous ne le voyons pas pourtant, seulement nous l'entrevoyons: car, o Dieu! si nous le voyions ainsy qu'il est, nous mourrions d'amour pour luy puisque nous sommes mortelz, comme luy mesme mourut pour nous tandis qu'il estoit mortel, et comme il en mourrait encor, si maintenant il n'estoit immortel. O si nous oyions ce divin cœur comme il chante d'une voix d'infinie douceur le cantique de louange a la Divinité! quelle joye, Theotime, quelz effortz de nos cœurs pour se lancer au Ciel affin de le tous-jours ouïr! Il nous y semond certes, ce cher Ami de nos ames: Sus, leve-toy, dit-il, sors de toy mesme, prens le vol devers moy, ma colombe, ma tres belle, en ce celeste sejour ou toutes choses sont en joye et ne respirent que louanges et benedictions. Tout y fleurit, tout y respand de la douceur et du parfum: les tourterelles, qui sont les plus sombres de tous les ovseaux, y resonnent neanmoins leurs ramages. Viens, ma bienaymee toute chere, et pour me voir plus clairement, viens es mesmes fenestres par lesquelles je te regarde, viens considerer mon cœur en la caverne de l'ouverture de mon flanc, qui fut faite lhors que mon cors, comme une mayson reduite en masures, fut si piteusement demoli sur l'arbre de la Croix. Viens, et me monstre ta face: hé, je la voy maintenant sans que tu me la monstres; mais alhors et je la verray et tu me la monstreras, car tu verras que je te voy. Fay que j'escoute ta voix, car je la veux allier avec la mienne; ainsy ta face sera belle et ta voix tres aggreable. O quelle suavité a nos cœurs quand nos voix, unies et meslees avec celle du Sauveur, participeront a l'infinie douceur des louanges que ce Filz bienaymé rend a son Pere eternel! [295]

 

 

Chapitre XII. De la souveraine louange que Dieu se donne a soy mesme, et de l'exercice de bienveuillance que nous faisons en icelle

 

            Toutes les actions humaines de nostre Sauveur sont infinies en valeur et merite, a rayson de la Personne qui les produit, qui est un mesme Dieu avec le Pere et le Saint Esprit; mays elles ne sont pas pourtant de nature et essence infinie. Car tout ainsy qu'estans en une chambre nous ne recevons pas la lumiere selon la grandeur de la clarté du soleil qui la respand, mays selon la grandeur de la fenestre par laquelle il la communique, de mesme les actions humaines du Sauveur ne sont pas infinies, bien qu'elles soyent d'infinie valeur, d'autant qu'encor que la Personne divine les fasse, elle ne les fait pas toutefois selon l'estendue de son infinité, mais selon la grandeur finie de son humanité par laquelle elle les fait: de sorte que comme les actions humaines de nostre doux Sauveur sont infinies en comparayson des nostres, aussi sont-elles finies en comparayson de l'essentielle infinité de la Divinité. Elles sont d'infinie valeur, estime et dignité, parce qu'elles procedent d'une personne qui est Dieu, mais elles sont d'essence et nature finie, parce que Dieu les fait selon sa nature et substance humaine, qui est finie. La louange donq qui part du Sauveur entant qu'il est homme, n'estant pas de tout point infinie, elle ne peut correspondre de toutes pars a la grandeur infinie de la Divinité a laquelle elle est destinee: c'est pourquoy, apres le premier ravissement d'admiration qui nous saisit quand nous avons rencontré une louange si glorieuse [296] comme est celle que le Sauveur donne a son Pere, nous ne laissons pas de reconnoistre que la Divinité est encor infiniment plus louable qu'elle ne peut estre louee, ni par toutes les creatures ni par l'humanité mesme du Filz eternel.

            Si quelqu'un louoit le soleil a cause de sa lumiere, plus il s'esleveroit vers iceluv pour le louer plus il le treuveroit louable, parce qu'il y verroit tous-jours plus de splendeur. Que si c'est cette beauté de la lumiere qui provoque les alouettes a chanter, comme il est fort probable, ce n'est pas merveille si elles chantent plus clairement a mesure qu'elles volent plus hautement, s'eslevant esgalement en chant et en vol, jusques a tant que ne pouvant presque plus chanter elles commencent a descendre de ton et de cors, rabbaissant petit a petit leur vol comme leur voix. Ainsy, mon Theotime, a mesure que nous montons par bienveuillance vers la Divinité, pour entonner et ouïr ses louanges, nous voyons qu'il est tous-jours au dessus de toute louange, et finalement nous connoissons qu'il ne peut estre loué selon qu'il merite sinon par luy mesme, qui seul peut dignement esgaler sa souveraine bonté par une souveraine louange.

            Alhors nous exclamons: «Gloire soit au Pere, et au Filz, et au Saint Esprit;» et affin qu'on sçache que ce n'est pas la gloire des louanges creées que nous souhaittons a Dieu par cet eslan, ains la gloire essentielle et eternelle qu'il a en luy mesme, par luy mesme, de luy mesme, et qui est luy mesme, nous adjoustons: «Ainsy qu'il l'avoit au commencement, et maintenant, et tous-jours, et es siecles des siecles, Amen;» comme si nous disions par souhait: Qu'a jamais Dieu soit glorifié de la gloire qu'il avoit avant toute creature, en son infinie eternité et eternelle infinité. Pour cela nous adjoustons ce verset de gloire a chasque Psalme et Cantique, selon la coustume ancienne de l'Eglise orientale, que le grand saint Hierosme supplia saint Damase, Pape, de vouloir establir de deça en Occident, pour protester que toutes les louanges humaines et [297] angeliques sont trop basses pour dignement louer la divine Bonté, et qu'affin qu'elle soit dignement louee, il faut qu'elle soit sa gloire, sa louange et sa benediction elle mesme.

            O Dieu, quelle complaysance, quelle joye a l'ame qui ayme, de voir son desir assouvi, puisque son Bien-aymé se loue, benit et magnifie infiniment soy mesme! Mays en cette complaysance naist derechef un nouveau desir de louer, car le cœur voudroit louer cette si digne louange que Dieu se donne a soy mesme, l'en remerciant profondement et rappellant derechef toutes choses a son secours pour venir avec luy glorifier la gloire de Dieu, benir sa benediction infinie, et louer sa louange eternelle: si que, par ce retour et repetition de louange sur louange, il s'engage, entre la complaysance et la bienveuillance, en un tres heureux labyrinthe d'amour, tout abismé en cette immense douceur, louant souverainement la Divinité dequoy elle ne peut estre asses louee que par elle mesme. Et bien que, au commencement, l'ame amoureuse eut eu quelque sorte de desir de pouvoir asses louer son Dieu, si est-ce que revenant a soy elle proteste qu'elle ne voudroit pas le pouvoir asses louer, ains demeure en une tres humble complaysance, de voir que la divine Bonté est si tres infiniment louable qu'elle ne peut estre suffisamment louee que par sa propre infinité.

            En cet endroit, le cœur ravi en admiration chante le cantique du silence sacré:

                        A vostre divine excellence.

                        On dedie dans Sion

                        L'hymne d'admiration,

                        Qui ne se chante qu'en silence.

Car ainsy les Seraphins d'Isaïe, adorans Dieu et Je louans, voylent leurs faces et leurs pieds, pour confesser qu'ilz n'ont nulle suffisance de le bien considerer ni de le bien servir; car les pieds sur lesquelz on va representent le service: mais pourtant ilz volent de [298] deux aysles, par le continuel mouvement de la complaysance et de la bienveuillance, et leur amour prend son repos en cette douce inquietude.

            Le cœur de l'homme n'est jamais tant inquieté que quand on empesche le mouvement par lequel il s'estend et resserre continuellement, et jamais si tranquille que quand il a ses mouvemens libres; de sorte que sa tranquillité est en son mouvement. Or c'en est de mesme de l'amour des Seraphins et de tous les hommes seraphiques; car il a son repos en son continuel mouvement de complaysance, par lequel il tire Dieu en soy comme se resserrant, et de bienveuillance, par lequel il s'estend et jette tout en Dieu. Cet amour, donq, voudroit bien voir les merveilles de l'infinie bonté de Dieu, mays il replie les aysles de ce desir sur son visage, confessant qu'il n'en peut reussir; il voudroit aussi rendre quelque digne service, mays il replie le desir sur ses pieds, advoüant qu'il n'en a pas le pouvoir; et ne luy reste que les deux aysles de complaysance et bienveuillance, avec lesquelles il vole et s'eslance en Dieu.

 

 

FIN DU CINQUIESME LIVRE [299]

 

 

Livre sixiesme. Des exercices du saint amour en l'orayson

 

 

Chapitre premier. Description de la theologie mystique qui n'est autre chose que l'orayson

 

            Nous avons deux principaux exercices de nostre amour envers Dieu; l'un affectif, et l'autre effectif, ou, comme dit saint Bernard, actif. Par celuy la nous affectionnons Dieu et ce qu'il affectionne, par celuy ci nous servons Dieu et faisons ce qu'il nous ordonne; celuy la nous joint a la bonté de Dieu, celuy ci nous fait executer sa volonté. L'un nous remplit de complaysance, de bienveuillance, d'eslans, de souhaitz, de souspirs et d'ardeurs spirituelles, nous faisant prattiquer les sacrees infusions et meslanges de nostre esprit avec celuy de Dieu; l'autre respand en nous la solide resolution, la fermeté de courage et l'inviolable obeissance requise pour effectuer les ordonnances de la [301] volonté de Dieu, et pour souffrir, aggreer, appreuver et embrasser tout ce qui provient de son bon playsir. L'un nous fait plaire en Dieu, l'autre nous fait plaire a Dieu; par l'un nous concevons, par l'autre nous produisons; par l'un nous mettons Dieu sur nostre cœur, comme un estendart d'amour auquel toutes nos affections se rangent; par l'autre nous le mettons sur nostre bras, comme une espee de dilection par laquelle nous faysons tous les exploitz des vertus.

            Or, le premier exercice consiste principalement en l'orayson, en laquelle se passent tant de divers mouvemens interieurs qu'il est impossible de les exprimer tous; non seulement a cause de leur quantité, mais aussi a rayson de leur nature et qualité, laquelle estant spirituelle ne peut estre que grandement desliee et presque imperceptible a nos entendemens. Les chiens les plus sages et mieux dressés tombent souvent en defaut, perdans la piste et le sentiment, pour la varieté des ruses dont les cerfs usent, faisans les horvaris, donnans le change et prattiquans mille malices pour s'eschapper devant la meute: et nous perdons souvent de veüe et de connoissance nostre propre cœur, en l'infinie diversité des mouvemens par lesquelz il se tourne en tant de façons et avec une si grande promptitude qu'on ne peut discerner ses erres.

            Dieu seul est celuy qui, par son infinie science, void, sonde et penetre tous les tours et contours de nos espritz; il entend nos pensees de loin, il treuve tous nos sentiers, faufilans et destours; sa science en est admirable, elle prevaut au dessus de nostre capacité et nous n'y pouvons atteindre. Certes, si nos espritz vouloyent faire retour sur eux mesmes par les reflechissemens et replis de leurs actions, ilz entreroyent en des labyrinthes esquelz ilz perdroyent sans doute l'issue; et ce seroit une attention insupportable de penser quelles sont nos pensees, considerer nos considerations, voir toutes nos veües spirituelles, discerner que nous discernons, nons resouvenir que nous nous resouvenons: ce seroyent des entortillemens que nous [302] ne pourrions desfaire. Ce traitte est donques difficile, sur tout a qui n'est pas homme de grande orayson.

            Nous ne prenons pas ici le mot d'orayson pour la seule priere ou «demande de quelque bien, respandue devant Dieu par les fideles,» comme saint Basile la nomme; mays comme saint Bonaventure, quand il dit que l'orayson, a parler generalement, comprend tous les actes de contemplation, ou comme saint Gregoire Nissene, quand il enseignoit que «l'orayson est un entretien et conversation de l'ame avec Dieu;» ou bien comme saint Chrysostome, quand il asseure que «l'orayson est un devis avec la divine Majesté;» ou en fin comme saint Augustin et saint Damascene, quand ilz disent que l'orayson est «une montee ou eslevement de l'esprit en Dieu.» Oue si l'orayson est un colloque, un «devis» ou une «conversation» de l'ame avec Dieu, par icelle donq nous parlons a Dieu et Dieu reciproquement parle a nous, nous aspirons a luy et respirons en luy, et mutuellement il inspire en nous et respire sur nous.

            Mays dequoy devisons-nous en l'orayson? quel est le sujet de nostre entretien ? Theotime, on n'y parle que de Dieu; car, de qui pourroit deviser et s'entretenir l'amour que du bienaymé? Et pour cela, l'orayson et la theologie mystique ne sont qu'une mesme chose. Elle s'appelle theologie, parce que, comme la theologie speculative a Dieu pour son object, celle ci aussi ne parle que de Dieu, mays avec trois differences: car, 1. celle la traitte de Dieu entant qu'il est Dieu, et celle cy en parle entant qu'il est souverainement aymable; c'est a dire, celle la regarde la divinité de la supreme Bonté, et celle ci la supreme bonté de la Divinité. 2. La speculative traitte de Dieu avec les hommes et entre les hommes; la mystique parle de Dieu avec Dieu et en Dieu mesme. 3. La speculative tend a la connoissance de Dieu, et la mystique a l'amour de Dieu; de sorte que celle la rend ses escholiers sçavans, doctes et theologiens, mays celle ci rend les siens ardens, affectionnés, amateurs de Dieu, et Philothees ou Theophiles. [303]

            Or elle s'appelle mystique parce que la conversation y est toute secrette, et ne se dit rien en icelle entre Dieu et l'ame que de cœur a cœur, par une communication incommunicable a tout autre qu'a ceux qui la font. Le langage des amans est si particulier que nul ne l'entend qu'eux mesmes: Je dors, disoit l'amante sacree, et mon cœur veille; et voyla que mon Bienaymé me parle. Qui eut peu deviner que cette Espouse estant endormie eut neanmoins devisé avec son Espoux? Mays ou l'amour regne, on n'a point besoin du bruit des paroles exterieures ni de l'usage des sens pour s'entretenir et s'entreouïr l'un l'autre. En somme, l'orayson et theologie mystique n'est autre chose qu'une conversation par laquelle l'ame s'entretient amoureusement avec Dieu de sa tres aymable bonté, pour s'unir et joindre a icelle.

            L'orayson est une manne, pour l'infinité des goustz amoureux et des pretieuses suavités qu'elle donne a ceux qui en usent; mais elle est secrette, parce qu'elle tombe avant la clarté d'aucune science, en la solitude mentale, ou l'ame, traittant seule a seule avec son Dieu, Qui est celle-ci, peut-on dire d'elle, qui monte par le desert, comme une nuee de parfums, de myrrhe, d'encens et de toutes les poudres du parfumeur? Aussi, le desir du secret l'avoit incitee de faire cette supplication a son Espoux: Venés, mon Bienaymé, sortons aux chams, sejournons es villages. Pour cela l'amante celeste est appellee tourterelle, oyseau qui se plait es lieux ombrageux et solitaires, esquelz elle ne se sert de son ramage que pour son unique paron, ou le flattant tandis qu'il est en vie, ou le regrettant apres sa mort. Pour cela, au Cantique, l'Espoux divin et l'Espouse celeste representent leurs amours par un continuel devis; que si leurs amis et amies parlent parfois emmi leur entretien, ce n'est qu'a la desrobbee et de sorte qu'ilz ne troublent point le colloque. Pour cela, la bienheuree Mere Therese de Jesus treuvoit plus de prouffit, au commencement, es mysteres ou Nostre Seigneur fut plus seul, comme au [304] jardin des Olives et lhors qu'il fut attendant la Samaritaine, car il luy estoit advis qu'estant seul il la «devoit plus tost admettre aupres de luy.»

            L'amour desire le secret, et quoy que les amans n'ayent rien a dire de secret ilz se playsent toutefois a le dire secretement: et c'est en partie, si je ne me trompe, parce qu'ilz ne veulent parler que pour eux mesmes, et disans quelque chose a haute voix il leur est advis que ce n'est plus pour eux seulz, partie parce qu'ilz ne disent pas les choses communes a la façon commune, ains avec des traitz particuliers et qui ressentent la speciale affection avec laquelle ilz parlent Le langage de l'amour est commun quant aux paroles, mais quant a la maniere et prononciation il est si particulier que nul ne l'entend sinon les amans. Le nom d'ami estant dit en commun n'est pas grande chose, mais estant dit a part, en secret, a l'oreille, il veut dire merveilles; et a mesure qu'il est dit plus secretement, sa signification en est plus aymable. O Dieu, quelle difference entre le langage de ces anciens amateurs de la Divinité, Ignace, Cyprian, Chrysostome, Augustin, Hilaire, Ephrem, Gregoire, Bernard, et celuy des theologiens moins amoureux! Nous usons de leurs mesmes motz; mais entre eux c'estoyent des motz pleins de chaleur et de la suavité des parfums amoureux, parmi nous ilz sont froids et sans aucune senteur.

            L'amour ne parle pas seulement par la langue, mais par les yeux, par les souspirs et contenances; ouy mesme le silence et la taciturnité luy tiennent lieu de parole. Mon cœur vous l'a dit, o Seigneur, ma face vous a cherché; o Seigneur, je rechercheray vostre face. Mes yeux ont défailli, disans: quand me consoleres-vous? Exaucés ma priere, o Seigneur, et ma deprecation, escoutés de vos oreilles mes larmes. Que la prunelle de ton œil ne se taise point, disoit le cœur desolé des habitans de Hierusalem a leur propre ville. Voyes-vous, Theotime, que le silence des amans affligés parle de la prunelle des yeux et par les larmes? Certes, en la theologie mistique [305] c'est le principal exercice de parler a Dieu et d'ouïr parler Dieu au fond du cœur; et parce que ce devis se fait par des tres secretes aspirations et inspirations, nous l'appelions colloque de silence: les yeux parlent aux yeux et le cœur au cœur, et nul n'entend ce qui se dit que les amans sacrés qui parlent.

 

 

Chapitre II. De la meditation, premier degre de l'orayson ou theologie mystique

 

            Ce mot est grandement en usage dans les Saintes Escritures, et ne veut dire autre chose qu'une attentive et reiteree pensee, propre a produire des affections ou bonnes ou mauvaises. Au premier Psalme, l'homme est dit bienheureux, qui a sa volonté en la loy du Seigneur, et qui meditera en la loy d'iceluy jour et nuit; mais au second Psalme: Pourquoy ont fremi les nations, et les peuples pourquoy ont-ilz medité choses vaines? La meditation, donques, se fait pour le bien et pour le mal: toutefois, d'autant qu'en l'Escriture Sainte le mot de meditation est employé ordinairement pour l'attention que l'on a aux choses divines, affin de s'exciter a les aymer, il a esté, par maniere de dire, canonizé du commun consentement des theologiens, aussi bien que le nom d'ange et de zele, comme au contraire, celuy de dol et de demon a esté diffamé; si que maintenant, quand on nomme la medication, on entend parler de celle qui est sainte, et par laquelle on commence la theologie mystique.

            Or toute meditation est une pensee, mais toute pensee n'est pas meditation, Maintefois nous avons des pensees [306] auxquelles nostre esprit s'attache sans dessein ni pretention quelcomque, par maniere de simple amusement, ainsy que nous voyons les mousches communes voler ça et la sur les fleurs sans en tirer chose aucune; et cette espece de pensee, pour attentive qu'elle soit, ne peut porter le nom de meditation, ains doit estre simplement appellee pensee. Quelquefois nous pensons attentivement a quelque chose pour apprendre ses causes, ses effectz, ses qualités; et cette pensee s'appelle estude, en laquelle l'esprit fait comme les hanetons qui voletent sur les fleurs et les feuilles indistinctement pour les manger et s'en nourrir. Mays quand nous pensons aux choses divines, non pour apprendre mais pour nous affectionner a elles, cela s'appelle mediter, et cet exercice, meditation, auquel nostre esprit, non comme une mousche, par simple amusement, ni comme un haneton, pour manger et se remplir, mais comme une sacree avette, va ça et la sur les fleurs des saintz mysteres pour en extraire le miel du divin amour.

            Ainsy, plusieurs sont tous-jours songears, et attachés a certaines pensees inutiles sans sçavoir presque a quoy ilz pensent, et, ce qui est admirable, ilz n'y sont attentifs que par inadvertance et voudroyent ne point avoir telles cogitations; tesmoin celuy qui disoit: Mes pensees se sont dissipees, tourmentant mon cœur. Plusieurs aussi estudient, et par une occupation tres laborieuse se remplissent de vanité, ne pouvans resister a la curiosité; mais il y en a peu qui s'employent a mediter, pour eschauffer leur cœur au saint amour celeste. En somme, la pensee et l'estude se font de toutes sortes de choses; mays la meditation, ainsy que nous en parlons maintenant, ne regarde que les objetz la consideration desquelz nous peut rendre bons et devotz: si que la meditation n'est autre chose qu'une pensee attentive, reiteree ou entretenue volontairement en l'esprit, affin d'exciter la volonté a des saintes et salutaires affections et resolutions.

            La sainte Parole explique, certes, admirablement en quoy consiste la sainte meditation, par une excellente [307] similitude. Ezechias voulant exprimer en son Cantique l'attentive consideration qu'il fait de son mal: Je crieray, dit il, comme un poussin d'arondelle et mediteray comme une colombe. Car, mon cher Theotime, si jamais vous y aves pris garde, les petitz des arondelles ouvrent grandement leur bec quand ilz font leur piallement; et au contraire les colombes, entre tous les oyseaux, font leur grommelement a bec clos et enfermé, roulant leur voix dans leur gosier et poitrine, sans que rien en sorte que par maniere de retentissement et resonnement: et ce petit grommelement leur sert egalement pour exprimer leurs douleurs comme pour declarer leurs amours. Ezechias donq, pour monstrer qu'emmi son ennuy il faysoit plusieurs oraysons vocales: Je crieray, dit il, comme le poussin de l’arondelle, ouvrant ma bouche pour pousser devant Dieu plusieurs voix lamentables; et pour tesmoigner d'autre part qu'il employoit aussi la sainte orayson mentale: Je mediteray, adjouste il, comme la colombe, roulant et contournant mes pensees dedans mon cœur par une attentive consideration, affin de m'exciter a benir et louer la souveraine misericorde de mon Dieu, qui m'a retiré des portes de la mort, ayant compassion de ma misere. Ainsy dit Isaïe: Nous rugirons ou bruyrons comme des ours, et gemirons, meditans comme colombes; le bruit des ours se rapportant aux exclamations par lesquelles on s'escrie en l'orayson vocale, et le gemissement des colombes a la sainte meditation.

            Mays affin qu'on sache que les colombes ne font [308] pas leur grunement seulement es occasions de tristesse, ains encor en celles de l'amour et de la joye, l'Espoux sacré, descrivant le primtems naturel pour exprimer les graces du primtems spirituel, La voix, dit-il, de la tourterelle a esté ouÿe en nostre terre; parce qu'au primtems la tourterelle commence a s'eschauffer d'amour, ce qu'elle tesmoigne par son ramage qu'elle respand plus frequemment. Et tost apres: Ma colombe, monstre moy ta face, que ta voix resonne a mes oreilles, car ta voix est douce et ta face tres bien seante et gracieuse; il veut dire, Theotime, que l'ame devote luy est tres aggreable quand elle se presente devant luy et qu'elle medite pour s'eschauffer au saint amour spirituel, ainsy que font les colombes pour s'exciter, et leurs parons, a leurs amours naturelz. Ainsy celuy qui avoit dit: Je mediteray comme la colombe, exprimant sa conception d'une autre sorte: Je repenseray, dit il, devant vous, o mon Dieu, toutes mes annees en l'amertume de mon ame; car mediter et repenser pour exciter les affections, n'est qu'une mesme chose. Dont Moyse advertissant le peuple de repenser les faveurs receues de Dieu, il adjouste cette rayson: Affin, dit il, que tu observes ses commandemens, et que tu chemines en ses voyes, et que tu le craignes; et Nostre Seigneur mesme fait ce commandement a Josué: Tu mediteras au livre de la Loy jour et nuit, affin que tu gardes et faces ce qui est escrit en iceluy. Ce qu'en l'un des passages est exprimé par le mot de mediter, est declairé en l'autre par celuy de repenser; et pour monstrer que la pensee reiteree et la meditation tend a nous esmouvoir aux affections, resolutions et actions, il est dit en l'un [309] et l'autre passage, qu'il faut repenser et mediter en la loy pour l'observer et prattiquer. En ce sens l'Apostre nous exhorte en cette sorte: Repenses a Celuy qui a receu une telle contradiction des pecheurs, affin que vous ne vous lassies, manquans de courage; quand il dit repenses, c'est autant comme s'il disoit, medités. Mays pourquoy veut il que nous meditions la sainte Passion? Non certes affin que nous devenions sçavans, mais affin que nous devenions patiens et courageux au chemin du Ciel. O comme j'ay cheri vostre loy, mon Seigneur! dit David, c'est tout le jour ma meditation; il medite en la loy parce qu'il la cherit, et il la cherit parce qu'il la medite.

            La meditation n'est autre chose que le ruminement mystique, requis pour n'estre point immonde, auquel une des devotes bergeres qui suivoyent la sacree Sulamite nous invite ; car elle asseure que la sainte doctrine est comme un vin pretieux, digne non seulement d'estre beue par les pasteurs et docteurs, mais d'estre soigneusement savouree, et par maniere de dire, maschee et ruminee: Ton gosier, dit elle, dans lequel se forment les paroles saintes, est un vin tres bon, digne de mon Bienaymé pour estre beu, et de ses levres et de ses dens pour estre ruminé. Ainsy le bienheureux Isaac, comme un aigneau net et pur, sortoit devers le soir aux chams, pour se retirer, conferer et exercer son esprit avec Dieu, c'est a dire prier et mediter.

            L'avette va voletant ça et la, au primtems, sur les fleurs, non a l'adventure mais a dessein, non pour se recreer seulement a voir la gaye diapreure du païsage, mais pour chercher le miel; lequel ayant treuvé elle le [310] succe et s'en charge, puis, le portant dans sa ruche, elle l'accommode artistement, en separant la cire et d'icelle faisant le bornai, dans lequel elle reserve le miel pour l'hyver suivant. Or telle est l'ame devote en la meditation: elle va de mystere en mystere, non point a la volee ni pour se consoler seulement a voir l'admirable beauté de ces divins objectz, mays destinement et a dessein pour treuver des motifs d'amour ou de quelque celeste affection; et les ayans treuvés elle les tire a soy, elle les savoure, elle s'en charge, et les ayans reduitz et colloqués dedans son cœur, elle met a part ce qu'elle void plus propre pour son avancement, faisant en fin des resolutions convenables pour le tems de la tentation. Ainsy la celeste amante, comme une abeille mistique, va voletant, au Cantique des Cantiques, tantost sur les yeux, tantost sur les levres, sur les joues, sur la cheveleure de son Bienaymé, pour en tirer la suavité de mille passions amoureuses, remarquant par le menu tout ce qu'elle treuve de rare pour cela: de sorte que toute ardente de la sacree dilection, elle parle avec luy, elle l'interroge, elle l'escoute, elle souspire, elle aspire, elle l'admire; comme luy, de son costé, la comble de contentemens, l'inspirant, luy touchant et ouvrant le cœur, puis respandant en iceluy des clartés, des lumieres et des douceurs sans fin, mais d'une façon si secrette, que l'on peut bien parler de cette sainte conversation de l'ame avec Dieu comme le sacré Texte dit de celle de Dieu avec Moyse: que Moyse estant seul sur le coupeau de la montaigne, il parlait a Dieu et Dieu luy respondoit. [311]

 

 

Chapitre III. Description de la contemplation et de la premiere difference qu'il y a entre icelle et la meditation

 

            Theotime, la contemplation n'est autre chose qu'une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines; ce que vous entendres aysement par la comparayson de la meditation avec elle.

            Les petitz mouschons des abeilles s'appellent nymphes ou schadons jusques a ce qu'ilz fassent le miel, et lhors on les appelle avettes ou abeilles: de mesme, l'orayson s'appelle meditation jusques a ce qu'elle ayt produit le miel de la devotion; apres cela elle se convertit en contemplation. Car, comme les avettes parcourent le païsage de leur contree pour picorer ça et la et recueillir le miel, lequel ayant amassé elles travaillent sur iceluy pour le playsir qu'elles prennent en sa douceur, ainsy nous meditons pour recueillir l'amour de Dieu, mays l'ayant recueilli nous contemplons Dieu et sommes attentifs a sa bonté pour la suavité que l'amour nous y fait treuver. Le desir d'obtenir l'amour divin nous fait mediter, mais l'amour obtenu nous fait contempler; car l'amour nous fait treuver une suavité si aggreable en la chose aymee, que nous ne pouvons assouvir nos espritz de la voir et considerer.

            Voyés la reyne de Saba, Theotime, comme considerant par le menu la sagesse de Salomon en ses responces, en la beauté de sa mayson, en la magnificence de sa table, es logis de ses serviteurs, en l'ordre que tous ceux de sa cour tenoyent pour l'exercice de leurs charges, en leurs vestemens et maintiens, en la [312] multitude des holocaustes qu'ilz offroyent en la mayson du Seigneur, elle demeura toute esprise d'un ardent amour qui convertit sa meditation en contemplation, par laquelle estant toute ravie hors de soy mesme, elle dit plusieurs paroles d'extreme contentement. La veüe de tant de merveilles engendra dans son cœur un extreme amour, et cet amour produisit un nouveau desir de voir tous-jours plus et jouir de la presence de celuy auquel elle les avoit veües, dont elle s'escrie: Hé, que bienheureux sont les serviteurs qui sont tous-jours autour de vous et oyent vostre sapience! Ainsy nous commençons quelquefois a manger pour exciter nostre appetit, mays l'appetit estant resveillé nous poursuivons a manger pour contenter l'appetit; et nous considerons au commencement la bonté de Dieu pour exciter nostre volonté a l'aymer, mays l'amour estant formé dans nos cœurs, nous considerons cette mesme bonté pour contenter nostre amour, qui ne se peut assouvir de tous-jours voir ce qu'il ayme. Et en somme, la meditation est mere de l'amour, mais la contemplation est sa fille: c'est pourquoy j'ay dit que la contemplation estoit une attention amoureuse, car l'on appelle les enfans du nom de leurs peres, et non pas les peres du nom de leurs enfans.

            Il est vray, Theotime, que comme l'ancien Joseph fut la couronne et la gloire de son pere, luy donna un grand accroissement d'honneurs et de contentemens et le fit rajeunir en sa viellesse, ainsy la contemplation couronne son pere, qui est l'amour, le perfectionne et luy donne le comble d'excellence; car l'amour ayant excité en nous l'attention contemplative, cette attention fait naistre reciproquement un plus grand et fervent amour, lequel en fin est couronné de perfections lhors qu'il jouit de ce qu'il ayme. L'amour nous fait plaire en la veüe de nostre Bienaymé, et la veüe du Bienaymé nous fait plaire en son divin amour: en sorte que par ce mutuel mouvement de l'amour a la veüe et de la veüe a l'amour, comme l'amour rend plus belle la beauté de la chose aymee, aussi la veüe d'icelle rend l'amour [313] plus amoureux et delectable. L'amour, par une imperceptible faculté, fait paroistre la beauté que l'on ayme, plus belle, et la veüe pareillement affine l'amour pour luy faire treuver la beauté plus aymable; l'amour presse les yeux de regarder tous-jours plus attentivement la beauté bienaymee, et la veüe force le cœur de l'aymer tous-jours plus ardemment.

 

 

Chapitre IV. Qu'en ce monde l'amour prend sa naissance mais non pas son excellence, de la connoissance de Dieu

 

            Mais qui a plus de force, je vous prie, ou l'amour pour faire regarder le Bienaymé ou la veüe pour le faire aymer? Theotime, la connoissance est requise a la production de l'amour, car jamais nous ne sçaurions aymer ce que nous ne connoissons pas; et a mesure que la connoissance attentive du bien s'augmente, l'amour aussi prend davantage de croissance, pourveu qu'il n'y ayt rien qui empesche son mouvement. Mays neanmoins, il arrive maintefois que la connoissance ayant produit l'amour sacré, l'amour ne s'arrestant pas dans les bornes de la connoissance qui est en l'entendement, passe outre et s'avance bien fort au dela d'icelle: si que, en cette vie mortelle, nous pouvons avoir plus d'amour que de connoissance de Dieu; dont le grand saint Thomas asseure que souvent «les plus simples et les femmes abondent en devotion,» et sont ordinairement plus capables de l'amour divin que les habiles gens et sçavans. [314]

            Le fameux abbé de Saint André de Verceil, maistre de saint Anthoine de Padoüe, en ses Commentaires sur saint Denys, repete plusieurs fois que «l'amour penetre ou la science exterieure ne sçauroit atteindre,» et dit que «plusieurs Evesques ont jadis penetré le mistere de la Trinité, quoy qu'ilz ne fussent pas doctes;» admirant sur ce propos son disciple saint Anthoine de Padoüe «qui, sans science mondayne, avoit une si profonde theologie mistique, que comme un autre saint Jean Baptiste on le pouvoit nommer une lampe luisante et ardente.» «Le bienheureux frere Gilles, des premiers compaignons de saint François, dit un jour a saint Bonaventure: O que vous estes heureux, vous autres doctes, car vous sçaves maintes choses par lesquelles vous loües Dieu; mays nous autres idiotz que ferons nous? Et saint Bonaventure respondit: La grace de pouvoir aymer Dieu suffit. Mays, mon Pere, repliqua frere Gilles, un ignorant peut il autant aymer Dieu qu'un lettré? Il le peut, dit saint Bonaventure, ains je vous dis qu'une pauvre simple femme peut autant aymer Dieu qu'un docteur en theologie. Lhors frere Gilles, entrant en ferveur, s'escria: O pauvre et simple femme, ayme ton Sauveur, et tu pourras estre autant que frere Bonaventure! Et la dessus il demeura trois heures en ravissement.»

            La volonté, certes, ne s'apperçoit pas du bien que [315] par l'entremise de l'entendement, mais l'ayant une fois apperceu elle n'a plus besoin de l'entendement pour prattiquer l'amour, car la force du playsir qu'elle sent ou pretend sentir de l'union a son object, l'attire puissamment a l'amour et au desir de la jouissance d'iceluy. Si que la connoissance du bien donne la naissance a l'amour, mais non pas la mesure; comme nous voyons que la connoissance d'une injure esmeut la cholere, laquelle, si elle n'est soudain estouffee, devient presque tous-jours plus grande que le sujet ne requiert: les passions ne suivant pas la connoissance qui les esmeut, mais la laissant bien souvent en arriere, elles s'avancent sans mesure ni limite quelcomque devers leur object.

            Or cela arrive encor plus fortement en l'amour sacré, d'autant que nostre volonté n'y est pas appliquee par une connoissance naturelle, mays par la lumiere de la foy, laquelle nous asseurant de l'infinité du bien qui est en Dieu, nous donne asses de sujet de l'aymer de tout nostre pouvoir. Nous fouissons la terre pour treuver l'or et l'argent, employans une peyne presente pour un bien qui n'est encor qu'esperé, de sorte que la connoissance incertaine nous met en un travail present et reel; puis, a mesure que nous descouvrons la veine de la miniere, nous en cherchons tous-jours davantage et plus ardemment. Un bien petit sentiment eschauffe la meute a la queste; ainsy, cher Theotime, une connoissance obscure, environnee de beaucoup de nuages, comme est celle de la foy, nous affectionne infiniment a l'amour de la bonté qu'elle nous fait appercevoir. O combien est il vray, selon que saint Augustin s'escrioit, que «les idiotz ravissent les Cieux,» tandis que plusieurs sçavans s'abisment es enfers!

            A vostre advis, Theotime, qui aymeroit plus la lumiere, ou l'aveugle né qui sçauroit tous les discours que les philosophes en font et toutes les louanges qu'ilz luy donnent, ou le laboureur qui d'une veüe bien claire sent et ressent l'aggreable splendeur du beau soleil levant? Celuy-la en a plus de connoissance, et celuy-ci plus de jouissance; et cette jouissance produit un amour [316] bien plus vif et animé que ne fait la simple connoissance du discours, car l'experience d'un bien nous le rend infiniment plus aymable que toutes les sciences qu'on en pourroit avoir. Nous commençons d'aymer par la connoissance que la foy nous donne de la bonté de Dieu, laquelle par apres nous savourons et goustons par l'amour, et l'amour aiguise nostre goust et nostre goust affine nostre amour: si que, comme nous voyons entre les effortz des vens les ondes s'entrepresser et s'eslever plus haut, comme a l'envi, par le rencontre qu'elles font l'une de l'autre, ainsy le goust du bien en rehausse l'amour et l'amour en rehausse le goust, selon que la divine Sagesse a dit: Ceux qui me goustent auront encor appetit, et ceux qui me boivent seront encor alterés. Qui ayma plus Dieu, je vous prie, ou le theologien Ocham, que quelques uns ont nommé le plus subtil des mortelz, ou sainte Catherine de Gennes, femme idiote? Celuy la le conneut mieux par science, celle ci par experience, et l'experience de celle ci la conduisit bien avant en l'amour seraphique, tandis que celuy la, avec sa science, demeura bien esloigné de cette si excellente perfection.

            Nous aymons extremement les sciences avant que nous les sçachions, dit saint Thomas, «par la seule connoissance confuse et sommaire que nous en avons:» et il faut dire de mesme, que la connoissance de la bonté divine applique nostre volonté a l'amour; mais despuis que la volonté est en train, son amour va de soy mesme croissant par le playsir qu'il sent de s'unir a ce souverain bien. Avant que les petitz enfans ayent tasté le miel et le sucre, on a de la peyne a le leur faire recevoir en leurs bouches, mays apres qu'ilz ont savouré sa douceur, ilz l'ayment beaucoup plus qu'on ne voudroit et pourchassent esperdument d'en avoir tous-jours.

            Il faut neanmoins advoüer que la volonté attiree par la delectation qu'elle sent en son object, est bien plus fortement portee a s'unir avec luy quand l'entendement de son costé luy en propose excellemment la bonté, car elle y est alhors tiree et poussee tout ensemble; [317] poussee par la connoissance, tiree par la delectation: si que la science n'est point de soy mesme contraire, ains est fort utile a la devotion, et si elles sont jointes ensemble elles s'entr'aydent admirablement, quoy qu'il arrive fort souvent que, par nostre misere, la science empesche la naissance de la devotion, d'autant que la science enfle et enorgueillit, et l'orgueil, qui est contraire a toute vertu, est la ruine totale de la devotion. Certes, l'eminente science des Cyprians, Augustins, Hilaires, Chrisostomes, Basiles, Gregoires, Bonaventures, Thomas, a non seulement beaucoup illustré, mais grandement affiné leur devotion, comme reciproquement leur devotion a non seulement rehaussé, mais extremement perfectionné leur science.

 

 

Chapitre V. Seconde difference entre la meditation et contemplation

 

            La meditation considere par le menu et comme piece a piece les objectz qui sont propres a nous esmouvoir; mays la contemplation fait une veüe toute simple et ramassee sur l'object qu'elle ayme, et la consideration ainsy unie fait aussi un mouvement plus vif et fort. On peut regarder la beauté d'une riche couronne en deux sortes: ou bien voyant tous ses fleurons et toutes les pierres pretieuses dont elle est composee, l'une apres l'autre; ou bien, apres avoir consideré ainsy toutes les pieces particulieres, regardant tout l'esmail d'icelles ensemble d'une seule et simple veüe. La premiere sorte ressemble a la meditation, en laquelle nous considerons, par exemple, les effectz de la misericorde divine, pour nous exciter a son amour; mays la seconde est semblable [318] a la contemplation, en laquelle nous regardons, d'un seul trait arresté de nostre esprit, toute la varieté des mesmes effectz comme une seule beauté composee de toutes ces pieces qui font un seul brillant de splendeur. Nous contons en meditant, ce semble, les perfections divines que nous voyons en un mistere; mais en contemplant nous en faysons une somme totale. Les compaignes de l'Espouse sacree luy avoyent demandé quel estoit son Bienaymé, et elle leur respond descrivant admirablement toutes les pieces de sa parfaite beauté: son teint est blanc et vermeil, sa teste d'or, ses cheveux comme un jetton de fleurs de palmes non encor du tout espanouies, ses yeux de colombe, ses joües comme petites tables, planches ou carreaux de jardin, ses levres comme lis, parsemees de toutes odeurs, ses mains annelees de jacinthe, ses jambes comme colomnes de marbre; ainsy va-elle meditant cette souveraine beauté en detail, jusques a ce qu'en fin elle conclud par maniere de contemplation, mettant toutes les beautés en un: Son gosier, dit-elle, est tres suave, et luy il est tout desirable; et tel est mon Bienaymé, et il est mon cher Ami.

            La meditation est semblable a celuy qui odore l'œillet, la rose, le romarin, le thym, le jasmin, la fleur d'orange, l'un apres l'autre, distinctement; mais la contemplation est pareille a celuy qui odore l'eau de senteur composee de toutes ces fleurs: car celuy cy en un seul sentiment reçoit toutes les odeurs unies que l'autre avoit senti divisees et separees, et n'y a point de doute que cette unique odeur qui provient de la confusion de toutes ces senteurs, ne soit elle seule plus suave et pretieuse que les senteurs desquelles elle est composee, odorees separement l'une apres l'autre. C'est pourquoy le divin Espoux estime tant que sa bienaymee le regarde d'un seul œil, et que sa perruque soit si bien tressee qu'elle ne semble qu'un seul cheveu; car, qu'est-ce regarder l'Espoux d'un seul œil, que de le voir d'une simple veüe attentive, sans multiplier les regars? et qu'est-ce porter ses cheveux ramassés, que de ne point respandre [319] sa pensee en varieté de considerations? O que bienheureux sont ceux qui, apres avoir discouru sur la multitude des motifs qu'ilz ont d'aymer Dieu, reduisans tous leurs regars en une seule veue et toutes leurs pensees en une seule conclusion, arrestent leur esprit en l'unité de la contemplation, a l'exemple de saint Augustin ou de saint Bruno, prononçans secrettement en leur ame, par une admiration permanente, ces paroles amoureuses: O bonté, bonté! O bonté tous-jours ancienne et tous-jours nouvelle! et a l'exemple du grand saint François, qui, planté sur ses genoux en orayson, passa toute la nuit en ces paroles: O Dieu, vous estes «mon Dieu et mon tout!» les inculquant continuellement, au recit du bienheureux frere Bernard de Quinteval, qui l'avoit ouy de ses oreilles.

            Voyes saint Bernard, Theotime; il avoit medité toute la Passion piece a piece, puis de tous les principaux pointz mis ensemble il en fit un bouquet d'amoureuse douleur, et le mettant sur sa poitrine pour convertir sa meditation en contemplation, il s'escria: Mon Bienaymé est un bouquet de myrrhe pour moy! Mays voyes encor plus devotement le Createur du monde, comme en la creation il alla premierement meditant sur la bonté de ses ouvrages, piece a piece, separement, a mesure qu'il les voyoit produitz. Il vid, dit l'Escriture, que la lumiere estoit bonne, que le ciel et la terre estoit une bonne chose; puis les herbes et plantes, le soleil, la lune et les estoiles, les animaux et en somme toutes les creatures, ainsy qu'il les creoit l'une apres l'autre, jusques a ce qu'en fin tout l'univers estant accompli, la divine meditation, par maniere de dire, se changea en contemplation; car, regardant toute la bonté qui estoit en son ouvrage, d'un seul trait de son œil, il vid, dit Moyse, tout ce qu'il avoit fait, et [320] tout estoit tres bon. Les pieces differentes considerees separement par maniere de meditation estoient bonnes, mays regardees d'une seule veüe toutes ensemble, par forme de contemplation, elles furent treuvees tres bonnes: comme plusieurs ruysseaux qui, s'unissans, font une riviere, qui porte des plus grandes charges que la multitude des mesmes ruysseaux separés n'eust sceu faire.

            Apres que nous avons esmeu une grande quantité de diverses affections pieuses, par la multitude des considerations dont la meditation est composee, nous assemblons en fin la vertu de toutes ces affections; lesquelles de la confusion et meslange de leurs forces font naistre une certaine quintessence d'affection, et d'affection plus active et puissante que toutes les affections desquelles elle procede, d'autant qu'encor qu'elle ne soit qu'une, elle comprend la vertu et proprieté de toutes les autres, et se nomme affection contemplative.

            Ainsy dit on entre les theologiens que les Anges plus eslevés en gloire ont une connoissance de Dieu et des creatures beaucoup plus simple que leurs inferieurs, et que les especes ou idees par lesquelles ilz voyent sont plus universelles; en sorte que ce que les Anges moins parfaitz voyent par plusieurs especes et divers regars, les plus parfaitz le voyent par moins d'especes et moins de traitz de leur veüe. Et le grand saint Augustin, suivi par saint Thomas, dit qu'au Ciel nous n'aurons pas ces grandes vicissitudes, varietés, changemens et retours de pensees et cogitations «qui vont et reviennent d'object en object et de chose a autre; ains, qu'avec une seule pensee nous pourrons estre attentifs a la diversité de plusieurs choses» et en recevoir la connoissance. Certes, a mesure que l'eau s'esloigne de son origine, elle se divise et dissipe ses sillons, si avec un grand soin on ne la contient ensemble: et les perfections se separent et partagent a mesure qu'elles sont [321] esloignees de Dieu, qui est leur source; mais quand elles s'en approchent, elles s'unissent jusques a ce qu'elles soyent abismees en cette souverainement unique perfection, qui est l'unité necessaire et la meilleure partie, que Magdeleine choysit, laquelle ne luy sera point ostee.

 

 

Chapitre VI. Que la contemplation se fait sans peyne qui est la troisiesme difference entre icelle et la meditation

 

            Or la simple veüe de la contemplation se fait en l'une de ces trois façons. Quelquefois nous regardons seulement a quelqu'une des perfections de Dieu, comme, par exemple, a son infinie bonté, sans penser aux autres attributz ou vertus d'iceluy; comme un espoux arrestant simplement sa veüe sur le beau teint de son espouse, qui par ce moyen regarderoit voirement tout son visage, d'autant que le teint est respandu sur presque toutes les pieces d'iceluy, et toutefois ne seroit attentif, ni aux traitz, ni a la grace, ni aux autres parties de la beauté: car de mesme quelquefois, l'esprit regardant la bonté souveraine de la Divinité, bien qu'il voye en icelle la justice, la sagesse, la puissance, il n'est neanmoins en attention que pour la bonté, a laquelle la simple veüe de sa contemplation s'addresse.

            Quelquefois aussi nous sommes attentifs a regarder en Dieu plusieurs de ses infinies perfections, mais d'une veüe simple et sans distinction; comme celuy qui d'un trait d'œil, passant sa veüe des la teste jusques aux pieds de son espouse richement paree, auroit attentivement tout veu en general et rien en particulier, ne [322] sçachant bonnement dire, ni quel carquant ni quelle robbe elle portoit, ni quelle contenance elle tenoit ou quel regard elle faisoit, ains seulement que tout y estoit beau et aggreable: car ainsy, par la contemplation, 0u tire maintefois un seul trait de simple consideration sur plusieurs grandeurs et perfections divines tout ensemble; et n'en sçauroit-on toutefois dire chose quelcomque en particulier, sinon que tout est parfaitement bon et beau.

            Et en fin, nous regardons d'autres fois, non plusieurs ni une seule des perfections divines, ains seulement quelqu'action ou quelqu'œuvre divine a laquelle nous sommes attentifs; comme, par exemple, a l'acte de la misericorde par lequel Dieu pardonne les pechés, ou a l'acte de la creation, ou de la resurrection du Lazare, ou de la conversion de saint Paul: ainsy qu'un espoux qui ne regarderoit pas les yeux, ains seulement la douceur du regard que son espouse jette sur luy, ne considereroit point sa bouche, mais la suavité des paroles qui en sortent. Et lhors, Theotime, l'ame fait une certaine saillie d'amour, non seulement sur l'action qu'elle considere, mais sur Celuy duquel elle procede: Vous estes bon, Seigneur, et en vostre bonté apprenes moy vos justifications; Vostre gosier, c'est a dire la parole qui en provient, est très suave, et vous estes tout desirable; Helas, que vos paroles sont douces a mes entrailles, plus que le miel a ma bouche! Ou bien avec saint Thomas: Mon Seigneur et mon Dieu! et avec sainte Magdeleine: Rabboni! ha, mon Maistre!

            Mays, en quelle des trois façons que l'on procede, la contemplation a tous-jours cette excellence, qu'elle se fait avec plavsir, d'autant qu'elle presuppose que l'on a treuvé Dieu et son saint amour, qu'on en jouit et qu'on s'y delecte, en disant: J'ay treuvé Celuy que mon ame cherit, je l'ay treuvé et ne le quitteray point. En quoy elle differe d'avec la meditation, qui se fait presque tous-jours avec peyne, travail et discours, nostre esprit allant par icelle de consideration en consideration, [323] cherchant en divers endroitz, ou le Bienaymé de son amour, ou l'amour de son Bienaymé.

            Jacob travaille en la meditation pour avoir Rachel, mais il se res-jouit avec elle et oublie tout son travail en la contemplation. L'Espoux divin, comme berger qu'il est, prepara un festin somptueux a la façon champestre pour son Espouse sacree, lequel il descrit en sorte que mystiquement il representoit tous les mysteres de la redemption humaine: Je suis venu en mon jardin, dit-il, j'ay moissonné ma myrrhe avec tous mes parfums; j'ay mangé mon bornai avec mon miel, j'ay meslé mon vin avec mon lait; mangés, mes amis, et beuvés, et vous enivres, mes treschers. Theotime, hé! quand fut-ce, je vous prie, que Nostre Seigneur vint en son jardin, sinon quand il vint es tres pures, tres humbles et tres douces entrailles de sa Mere, pleynes de toutes les plantes fleurissantes des saintes vertus? Et qu'est-ce a Nostre Seigneur de moissonner sa myrrhe avec ses parfums, sinon assembler souffrances a souffrances jusques a la mort, et la mort de la croix? joignant par icelles merites a merites, tresors a tresors pour enrichir ses enfans spirituelz. Et comme mangea-il son bornal avec son miel, sinon quand il vescut d'une vie nouvelle, reunissant son ame, plus douce que le miel, a son cors percé et navré de plus de trous qu'un bornai? Et lhors que, montant au Ciel, il prit possession de toutes les circonstances et dependances de sa divine gloire, que fit-il autre chose, sinon mesler le vin res-jouissant de la gloire essentielle de son ame avec le lait delectable de la felicité parfaite de son cors, en une sorte encor plus excellente qu'il n'avoit pas fait jusques a l'heure?

            Or, en tous ces divins mysteres, qui comprennent tous les autres, il y a dequoy bien manger et bien boire pour tous les chers amis, et dequoy s'enivrer pour les treschers amis: les uns mangent et boivent, mais ilz mangent plus qu'ilz ne boivent et ne s'enivrent pas; les autres mangent et boivent, mais ilz boivent beaucoup plus qu'ilz ne mangent, et ce sont ceux qui s'enivrent. [324] Or manger, c'est mediter, car en meditant on masche, tournant ça et la la viande spirituelle entre les dens de la consideration, pour l'esmier, froisser et digerer, ce qui se fait avec quelque peyne; boire, c'est contempler, et cela se fait sans peyne ni resistance, avec playsir et coulamment; mais s'enivrer, c'est contempler si souvent et si ardemment, qu'on soit tout hors de soy mesme pour estre tout en Dieu. Sainte et sacree ivresse, qui, au contraire de la corporelle, nous aliene non du sens spirituel mais des sens corporelz; qui ne nous hebete ni abestit pas, ains nous angelise et, par maniere de dire, divinise; qui nous met hors de nous, non pour nous ravaler et ranger avec les bestes, comme fait l'ivresse terrestre, mais pour nous eslever au dessus de nous et nous ranger avec les Anges, en sorte que nous vivions plus en Dieu qu'en nous mesmes, estans attentifs et occupés par amour a voir sa beauté et nous unir a sa bonté.

            Or, d'autant que pour parvenir a la contemplation nous avons pour l'ordinaire besoin d'ouïr la sainte parole, de faire des devis et colloques spirituelz avec les autres, a la façon des anciens anachoretes, de lire des livres devotz, de prier, mediter, chanter des cantiques, former des bonnes pensees; pour cela la sainte contemplation estant la fin et le but auquel tous ces exercices tendent, ilz se reduisent tous a elle, et ceux qui les prattiquent sont appellés contemplatifs; comme aussi cette sorte d'occupation est nommee vie contemplative a rayson de l'action de nostre entendement, par laquelle nous regardons la verité de la beauté et bonté divine avec une attention amoureuse, c'est a dire avec un amour qui nous rend attentifs, ou bien avec une attention qui provient de l'amour et augmente l'amour que nous avons envers l'infinie suavité de Nostre Seigneur. [325]

 

 

Chapitre VII. Du recueillement amoureux de l'ame en la contemplation

 

            Je ne parle pas icy, Theotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la presence de Dieu, rentrans en eux mesmes, et retirans, par maniere de dire, leur ame dedans leur cœur pour parler a Dieu; car ce recueillement se fait par le commandement de l'amour, qui, nous provoquant a l'orayson, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faysons nous mesmes ce retirement de nostre esprit. Mais le recueillement duquel j'entens de parler ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains par l'amour mesme; c'est a dire, nous ne le faysons pas nous mesmes par election, d'autant qu'il n'est pas en nostre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne depend pas de nostre soin, mays Dieu le fait en nous, quand il luy plait, par sa tressainte grace. Celuy, dit la bienheureuse Mere Therese de Jesus, qui a laissé par escrit que l'orayson de recueillement se fait comme quand un herisson ou une tortue se retire au dedans de soy, l'entendoit bien; hormis que ces bestes se retirent au dedans d'elles mesmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gist pas en nostre volonté, ains il nous advient quand il plait a Dieu de nous faire cette grace.

            Or il se fait ainsy. Rien n'est si naturel au bien que d'unir et attirer a soy les choses qui le peuvent sentir, comme font nos ames, lesquelles tirent tous-jours et se rendent a leur tresor, c'est a dire a ce qu'elles ayment. [326] Il arrive donq quelquefois que Nostre Seigneur respand imperceptiblement au fond du cœur une certaine douce suavité qui tesmoigne sa presence, et Ihors les puissances, voire mesme les sens exterieurs de l'ame, par un certain secret consentement se retournent du costé de cette intime partie ou est le tres aymable et trescher Espoux. Car tout ainsy qu'un nouvel esseim ou jetton de mousches a miel, lhors qu'il veut fuir et changer païs, est rappellé par le son que l'on fait doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin emmiellé, ou bien encor par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu'il s'arreste par l'amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu'on luy a preparee; de mesme Nostre Seigneur, prononçant quelque secrette parole de son amour, ou respandant l'odeur du vin de sa dilection plus delicieuse que le miel, ou bien evaporant les parfums de ses vestemens, c'est a dire quelques sentimens de ses consolations celestes en nos cœurs, et par ce moyen leur faysant sentir sa tres aymable presence, il retire a soy toutes les facultés de nostre ame, lesquelles se ramassent autour de luy et s'arrestent en luy comme en leur object tres desirable. Et comme qui mettroit un morceau d'aymant entre plusieurs eguilles, verroit que soudain toutes leurs pointes se retourneroyent du costé de leur aymant bienaymé et se viendroyent attacher a luy, aussi lhors que Nostre Seigneur fait sentir au milieu de nostre ame sa tres delicieuse presence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce costé la, pour se venir joindre a cette incomparable douceur.

            O Dieu, dit l'ame alhors, a l'imitation de saint Augustin, ou vous allois-je cherchant, Beauté tres infinie! «Je vous cherchois dehors, et vous esties au milieu de mon cœur.» Toutes les affections de Magdeleyne et toutes ses pensees estoyent espanchees autour du sepulchre de son Sauveur qu'elle alloit questant ça et la; et bien qu'elle l'eust treuvé et qu'il parlast a elle, elle ne laisse pas de les laisser esparses, parce qu'elle ne s'appercevoit pas de sa presence; mais soudain [327] qu'il l'eut appellee par son nom, la voyla qu'elle se ramasse et s'attache toute a ses pieds: une seule parole la met en recueillement.

Imaginés vous, Theotime, la tressainte Vierge Nostre Dame lhors qu'elle eut conceu le Filz de Dieu, son unique amour. L'ame de cette Mere bienaymee se ramassa toute, sans doute, autour de cet Enfant bien-aymé, et parce que ce divin Ami estoit emmi ses entrailles sacrees, toutes les facultés de son ame se retirerent en elle mesme, comme saintes avettes dedans la ruche en laquelle estoit leur miel; et a mesure que la divine grandeur s'estoit, par maniere de dire, restressie et raccourcie dedans son ventre virginal, son ame aggrandissoit et magnifioit les louanges de cette infinie debonnaireté, et son esprit tressailloit de contentement dedans son cors (comme saint Jean dedans celuy de sa mere) autour de son Dieu qu'elle sentoit. Elle ne lançoit point ni ses pensees ni ses affections hors d'elle mesme, puisque son tresor, ses amours et ses delices estoyent au milieu de ses entrailles sacrees.

            Or ce mesme contentement peut estre prattiqué par imitation entre ceux qui, ayans communié, sentent par la certitude de la foy ce que non la chair ni le sang, mais le Pere celeste leur a revelé: que leur Sauveur est en cors et en ame present d'une tres reelle presence a leur cors et a leur ame, par ce tres adorable Sacrement. Car, comme la mereperle, ayant receu les gouttes de la fraiche rosee du matin, se resserre, non seulement pour les conserver pures de tout le meslange qui s'en pourroit faire avec les eaux de la mer, mais aussi pour l'ayse qu'elle ressent d'appercevoir l'aggreable fraicheur de ce germe que le ciel luy envoye; ainsy arrive-il a plusieurs saintz et devotz fideles, qu'ayans receu le divin Sacrement qui contient la rosee de toutes benedictions celestes, leur ame se resserre et toutes leurs facultés se recueillent, non seulement pour adorer ce Roy souverain nouvellement present d'une presence admirable a leurs entrailles, mais pour l'incroyable [328] consolation et rafraichissement spirituel qu'ilz reçoivent, de sentir par la foy ce germe divin de l'immortalité en leur interieur. Ou vous noteres soigneusement, Theotime, qu'en somme tout ce recueillement se fait par l'amour, qui sentant la presence du Bienaymé par les attraitz qu'il respand au milieu du cœur, ramasse et rapporte toute l'ame vers iceluy par une tres amiable inclination, par un tres doux contournement et par un delicieux repli de toutes les facultés du costé du Bienaymé, qui les attire a soy par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les cœurs, comme on tire les cors par les cordes et liens materielz.

            Mays ce doux recueillement de nostre ame en soy mesme ne se fait pas seulement par le sentiment de la presence divine au milieu de nostre cœur, ains en quelle maniere que ce soit que nous nous mettions en cette sacree presence. Il arrive quelquefois que toutes nos puissances interieures se resserrent et ramassent en elles mesmes, par l'extreme reverence et douce crainte qui nous saisit en consideration de la souveraine majesté de Celuy qui nous est present et nous regarde; ainsy que, pour distraitz que nous soyons, si le Pape ou quelque grand prince comparoit, nous revenons a nous mesmes et retournons nos pensees sur nous, pour nous tenir en contenance et respect. On dit que la veue du soleil fait recueillir les fleurs de la flambe, autrement appellee glay; parce qu'elles se ferment et resserrent en elles mesmes a la lueur du soleil, en l'absence duquel elles espanouissent, et se tiennent ouvertes toute la nuit. C'en est de mesme en cette sorte de recueillement de laquelle nous parlons; car a la seule presence de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu'il nous regarde, ou des le Ciel ou de quelqu'autre lieu hors de nous, bien que pour lhors nous ne pensions pas a l'autre sorte de presence par laquelle il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent en nous mesmes pour la reverence de sa divine Majesté, que l'amour nous fait craindre d'une crainte d'honneur et de respect. [329]

            Certes, je connois une ame a laquelle si tost qu'on mentionnoit quelque mystere ou sentence qui luy ramentevoit un peu plus expressement que l'ordinaire la presence de Dieu, tant en confession qu'en particuliere conference, elle rentroit si fort en elle mesme qu'elle avoit peyne d'en sortir pour parler et respondre; en telle sorte, qu'en son exterieur elle demeuroit comme destituee de vie et tous les sens engourdis, jusques a ce que l'Espoux luy permist.de sortir, qui estoit quelquefois asses tost et d'autres fois plus tard.

 

 

Chapitre VIII. Du repos de l'ame recueillie en son Bienaymé

 

            L'ame, estant donq ainsy recueillie dedans elle mesme en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive a la bonté de son Bienaymé, qu'il luy semble que son attention ne soit presque pas attention, tant elle est simplement et delicatement exercee; comme il arrive en certains fleuves, qui coulent si doucement et egalement, qu'il semble a ceux qui les regardent ou navigent sur iceux de ne voir ni sentir aucun mouvement, parce qu'on ne les voici nullement ondoyer ni flotter. Et c'est cet aymable repos de l'ame que la bienheureuse vierge Therese, de Jesus appelle «orayson de quietude,» non guere differente de ce qu'elle mesme nomme «sommeil des puissances,» si toutefois je l'entens bien.

            Certes, les amans humains se contentent parfois d'estre aupres ou a la veüe de la personne qu'ilz ayment, [330] sans parler a elle et sans discourir a part eux, ni d'elle ni de ses perfections; assouvis, ce semble, et satisfaitz de savourer cette bienaymee presence, non par aucune consideration qu'ilz fassent sur icelle, mais par un certain accoisement et repos que leur esprit prend en elle. Mon Bienaymé m'est un bouquet de mirrhe, il demeurera entre mes mammelles. Mon Bienaymé est a moy et moy je suis a luy, qui paist entre les lys tandis que le jour aspire et que les ombres s'inclinent. Montrés-moy donq, o l'Ami de mon ame, ou vous reposes, ou vous couches sur le midy. Voyés-vous, Theotime, comme la sainte Sulamite se contente de sçavoir que son Bienaymé soit avec elle, ou en son sein, ou en son parc, ou ailleurs, pourveu qu'elle sache ou il est: aussi est elle Sulamite, toute paisible, toute tranquille et en repos.

            Or ce repos passe quelquefois si avant en sa tranquillité, que toute l'ame et toutes les puissances d'icelle demeurent comme endormies, sans faire aucun mouvement ni action quelcomque, sinon la seule volonté, laquelle mesme ne fait aucune autre chose sinon recevoir l'ayse et la satisfaction que la presence du Bienaymé luy donne. Et ce qui est encor plus admirable, c'est que la volonté n'apperçoit point cet ayse et contentement qu'elle reçoit, jouissant insensiblement d'iceluy ; d'autant qu'elle ne pense pas a soy, mais a Celuy la presence duquel luy donne ce playsir: comme il arive maintefois que, surpris d'un leger sommeil, nous entr'oyons seulement ce que nos amis disent autour de nous ou ressentons les caresses qu'ilz nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que nous sentons.

            Neanmoins l'ame qui en ce doux repos jouit de ce delicat sentiment de la presence divine, quoy qu'elle ne s'apperçoive pas de cette jouissance, tesmoigne toutefois clairement combien ce bonheur luy est precieux et aymable, quand on le luy veut oster ou que quelque chose l'en destourne: car alhors, la pauvre ame fait des plaintz, crie, voire quelquefois pleure, comme un petit enfant [331] qu'on a esveillé avant qu'il eust asses dormi, lequel, par la douleur qu'il ressent de son reveil, monstre bien la satisfaction qu'il avoit en son sommeil. Dont le divin Berger adjure les filles de Sion, par les chevreuils et cerfs des campagnes, qu'elles n'esveillent point sa bienaymee jusques a ce qu'elle le veuille, c'est a dire, qu'elle s'esveille d'elle mesme. Non, Theotime, l'ame ainsy tranquille en son Dieu ne quitteroit pas ce repos pour tous les plus grans biens du monde.

            Telle fut presque la quietude de la tressainte Madgeleyne quand, assise aux pieds de son Maistre, elle escoutoit sa sainte parole. Voyes-la, je vous prie, Theotime: elle est assise en une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point, elle ne sanglotte point, elle ne souspire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Marthe, toute empressee, passe et repasse dedans la salette; Marie n'y pense point. Et que fait elle donq? elle ne fait rien, ains escoute. Et qu'est ce a dire, elle escoute? c'est a dire, elle est la comme un vaysseau d'honneur, a recevoir goutte a goutte la mirrhe de suavité que les levres de son Bienaymé distilloyent dans son cœur. Et ce divin Amant, jaloux de l'amoureux sommeil et repos de cette bienaymee, tança Marthe qui la vouloit esveiller: Marthe, Marthe, tu es bien embesoignee et te troubles apres plusieurs choses; une seule chose neanmoins est requise: Marie a choisi la meilleure part, qui ne luy sera point ostee. Mays quelle fut la partie ou portion de Marie? de demeurer en paix, en repos, en quietude aupres de son doux Jesus.

            Les peintres peignent ordinairement le bienaymé saint Jean, en la cene, non seulement reposant, mais dormant sur la poitrine de son Maistre; parce qu'il y fut assis a la façon des Levantins, en sorte que sa teste tendoit vers le sein de son cher Amant, sur lequel, comme il ne dormoit pas du sommeil corporel, n'y ayant aucune vraysemblance en cela, aussi ne doute-je point que se treuvant si pres des mammelles de la douceur eternelle, il n'y fit un profond, mistique et doux sommeil, [332] comme un enfant d'amour qui, attaché au tetin de sa mere, allaite en dormant et dort en allaitant. O Dieu, quelles delices a ce Benjamin, enfant de la joye du Sauveur, de dormir ainsy entre les bras de son Pere, qui, le jour suivant, comme le Benoni, enfant de douleur, le recommanda aux douces mammelles de sa Mere! Rien n'est plus desirable au petit enfant, soit qu'il veille ou qu'il dorme, que la poitrine de son pere et le sein de sa mere.

            Quand donques vous seres en cette simple et pure confiance filiale aupres de Nostre Seigneur, demeurés-y, mon cher Theotime, sans vous remuer nullement pour faire des actes sensibles ni de l'entendement ni de la volonté; car cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de vostre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence tout ce que vous alles cherchant ça et la pour vostre goust. Il est mieux de dormir sur cette sacree poitrine que de veiller ailleurs, ou que ce soit.

 

 

Chapitre IX. Comme ce repos sacre se prattique

 

            N'aves vous jamais pris garde, Theotime, a l'ardeur avec laquelle les petitz enfans s'attachent quelquefois au tetin de leurs meres quand ilz ont faim? On les void grommelans, serrer et presser de la bouche le chicheron, sucçans le lait si avidement que mesme ilz en donnent de la douleur a leurs meres. Mais apres que la fraicheur du lait a aucunement appaysé la chaleur appetissante de leur petite poitrine, et que les aggreables vapeurs qu'il envoye a leur cerveau commencent a les endormir, Theotime, vous les verries fermer tout bellement leurs petitz yeux et ceder petit e petit au sommeil, sans [333] quitter neanmoins le tetin, sur lequel ilz ne font nulle action que celle d'un lent et presqu'insensible mouvement de levres, par lequel ilz tirent tous-jours le lait qu'ilz avalent imperceptiblement: et cela ilz le font sans y penser, mais non pas certes sans playsir, car si on leur oste le tetin avant que le profond sommeil les ait accablés, ilz s'esveillent et pleurent amerement, tesmoignans par la douleur qu'ilz ont en la privation qu'ilz avoyent beaucoup de douceur en la possession. Or il en est de mesme de l'ame qui est en repos et quietude devant Dieu; car elle succe presqu'insensiblement la douceur de cette presence, sans discourir, sans operer, et sans faire chose quelconque par aucune de ses facultés sinon par la seule pointe de la volonté, qu'elle remue doucement et presqu'imperceptiblement, comme la bouche par laquelle entre la delectation et l'assouvissement insensible qu'elle prend a jouir de la presence divine. Que si on incommode cette pauvre petite pouponne et qu'on luy veuille oster la poupette, d'autant qu'elle semble endormie, elle monstre bien alhors, qu'encor qu'elle dorme pour tout le reste des choses elle ne dort pas neanmoins pour celle la; car elle apperçoit le mal de cette separation et s'en fasche, monstrant par la. le playsir qu'elle prenoit, quoy que sans y penser, au bien qu'elle possedoit. La bienheureuse Mere Therese ayant escrit qu'elle treuvoit cette similitude a propos, je l'ay ainsy voulu declairer.

            Mays dites moy, Theotime, l'ame recueillie en son Dieu, pourquoy, je vous prie, s'inquieteroit elle? n'a-elle pas sujet de s'accoiser et demeurer en repos? Car, que chercheroit elle? Elle a treuvé Celuy qu'elle cherchoit; que luy reste-il plus sinon de dire: J'ay treuvé mon cher Bienaymé, je le tiens et ne quitteray point. Elle n'a plus besoin de s'amuser a discourir par l'entendement, car elle void d'une si douce veüe son Espoux present que les discours luy seroyent inutiles et superflus. Que si mesme elle ne le void pas par l'entendement elle ne s'en soucie point, se contentant de le sentir pres d'elle par l'ayse et satisfaction que la volonté en reçoit. [334] Hé, la Mere de Dieu, Nostre Dame et Maistresse, estant grosse, ne voyoit pas son divin Enfant, mais le sentant dedans ses entrailles sacrees, vray Dieu, quel contentement en ressentoit-elle! Et sainte Elizabetli, ne jouit-elle pas admirablement des fruitz de la divine presence du Sauveur, sans le voir, au jour de la tressainte Visitation? L'ame non plus n'a aucun besoin, en ce repos, de la memoire, car elle a present son Amant; elle n'a pas aussi besoin de l'imagination, car qu'est-il besoin de se representer en image, soit exterieure soit interieure, celuy de la presence duquel on jouit? De sorte qu'en fin c'est la seule volonté qui attire doucement, et comme en tettant tendrement, le lait de cette douce presence, tout le reste de l'ame demeurant en quietude avec elle, par la suavité du playsir qu'elle prend.

            On ne se sert pas seulement du vin emmiellé pour retirer et rappeller les avettes dans les ruches, mays on s'en sert encor pour les appayser; car, quand elles font des seditions et mutineries entr'elles, s'entretuant et desfaisant les unes les autres, leur gouverneur n'a point de meilleur remede que de jetter du vin emmiellé au milieu de ce petit peuple effarouché; d'autant que les particuliers desquelz il est composé, sentans cette suave et aggreable odeur, s'appaysent, et s'occupans a la jouissance de cette douceur demeurent accoysés et tranquilles. O Dieu eternel, quand par vostre douce presence vous jettes les odorans parfums dedans nos cœurs, parfums res-jouissans plus que le vin delicieux et plus que le miel, alhors toutes les puissances de nos ames entrent en un aggreable repos, avec un accoysement si parfait, qu'il n'y a plus aucun sentiment que celuy de la volonté, laquelle, comme l'odorat spirituel, demeure doucement engagee a sentir, sans s'en appercevoir, le bien incomparable d'avoir son Dieu present. [335]

 

 

Chapitre X. De divers degres de cette quietude comme il la faut conserver

 

            Il y a des espritz actifs, fertiles et foisonnans en considerations; il y en a qui sont souples, replians et qui ayment grandement a sentir ce qu'ilz font, qui veulent tout voir et esplucher ce qui se passe en eux, retournans perpetuellement leur veue sur eux mesmes pour reconnoistre leur avancement; il y en a encor d'autres qui ne se contentent pas d'estre contens s'ilz ne sentent, regardent et savourent leur contentement, et sont semblables a ceux qui, estans bien vestus contre le froid, ne penseroyent pas l'estre s'ilz ne sçavoyent combien de robbes ilz portent, ou qui voyans leurs cabinetz pleins d'argent, ne penseroyent pas estre riches s'ilz ne sçavoyent le compte de leurs escus.

            Or tous ces espritz sont ordinairement sujetz d'estre troublés en la sainte orayson; car si Dieu leur donne le sacré repos de sa presence, ilz le quittent volontairement pour voir comme ilz se comportent en iceluy et pour examiner s'ilz y ont bien du contentement, s'inquietans pour sçavoir si leur tranquillité est bien tranquille et leur quietude bien quiete: si que, en lieu d'occuper doucement leur volonté a sentir les suavités de la presence divine, ilz employent leur entendement a discourir sur les sentimens qu'ilz ont; comme une espouse qui s'amuseroit a regarder la bague avec laquelle elle auroit esté espousee, sans voir l'espoux mesme qui la luy auroit donnee. Il y a bien de la difference, Theotime, entre s'occuper en Dieu qui nous donne du [336] contentement, et s'amuser au contentement que Dieu nous donne.

            L'ame, donq, a qui Dieu donne la sainte quietude amoureuse en l'orayson, se doit abstenir tant qu'elle peut de se regarder soy mesme ni son repos, lequel pour estre gardé ne doit point estre curieusement regardé; car qui l'affectionne trop le perd, et la juste regle de le bien affectionner c'est de ne point l'affecter. Et comme l'enfant qui, pour voir ou il a ses pieds, a osté sa teste du sein de sa mere, y retourne tout incontinent parce qu'il est fort mignard, ainsy faut il que si nous nous appercevons d'estre distraitz par la curiosité de sçavoir ce que nous faysons en l'orayson, soudain nous remettions nostre cœur en la douce et paysible attention de la presence de Dieu, de laquelle nous estions divertis. Neanmoins il ne faut pas croire qu'il y ait aucun peril de perdre cette sacree quietude par les actions du cors ou de l'esprit qui ne se font ni par legereté ni par indiscretion; car, comme dit la bienheureuse Mere Therese, c'est une superstition d'estre si jaloux de ce repos, que de ne vouloir ni tousser, ni cracher, ni respirer, de peur de le perdre: d'autant que Dieu qui donne cette paix, ne l'oste pas pour telz mouvemens necessaires, ni pour les distractions et divagations de l'esprit quand elles sont involontaires; et la volonté estant une fois bien amorcee a la presence divine ne laisse pas d'en savourer les douceurs, quoy que l'entendement ou la memoire se soyent eschappés et desbandés apres des pensees estrangeres et inutiles.

            Il est vray qu'alhors la quietude de l'ame n'est pas si grande comme si l'entendement et la memoire conspiroyent avec la volonté, mais toutefois elle ne laisse pas d'estre une vraye tranquillité spirituelle, puisqu'elle regne en la volonté, qui est la maistresse de toutes les autres facultés. Certes, nous avons veu une ame extremement attachee et jointe a son Dieu, laquelle neanmoins avoit l'entendement et la memoire tellement [337] libre de toute occupation interieure, qu'elle entendoit fort distinctement ce qui se disoit autour d'elle et s'en resouvenoit fort entierement, encor qu'il luy fut impossible de respondre ni de se desprendre de Dieu, auquel elle estoit attachee par l'application de sa volonté. Mais je dis tellement attachee, qu'elle ne pouvoit estre retiree de cette douce occupation sans en recevoir une grande douleur qui la provoquoit a des gemissemens, lesquelz mesme elle faisoit au plus fort de sa consolation et quietude; comme nous voyons les petitz enfans grommeler et faire des petitz plaintz quand ilz ont ardemment desiré le lait et qu'ilz commencent a tetter; ou comme fit Jacob qui, en baysant. la belle et chaste Rachel, jettant un cri, pleura de la vehemence de la consolation et tendreté qu'il sentoit: si que cette ame de laquelle je parle, ayant la seule volonté engagee, et l'entendement, memoire, ouïe et imagination libre, ressembloit, comme je pense, au petit enfant qui allaitant pourroit voir, ouïr et mesme remuer les bras, sans pour cela quitter son cher tetin.

            Mays pourtant la paix de l'ame seroit bien plus grande et plus douce si on ne faysoit point de bruit autour d'elle et qu'elle n'eust aucun sujet de se mouvoir ni quant au cœur ni quant au cors, car elle voudroit bien estre toute occupee en la suavité de cette presence divine; mais ne pouvant quelquefois s'empescher d'estre divertie es autres facultés, elle conserve au moins la quietude en la volonté, qui est la faculté par laquelle elle reçoit la jouissance du bien. Et notés qu'alhors la volonté retenue en quietude par le playsir qu'elle prend en la presence divine, elle ne se remue point pour ramener les autres puissances qui s'esgarent; d'autant que si elle vouloit entreprendre cela elle perdroit son repos, s'esloignant de son cher Bienaymé, et perdroit sa peyne de courir ça et la pour attrapper ces puissances volages, lesquelles aussi bien ne peuvent jamais estre si utilement appellees a leur devoir que par la perseverance de la volonté en la sainte quietude, car petit a petit toutes les facultés sont attirees par le playsir que [338] la volonté reçoit et duquel elle leur donne certains ressentimens, comme des parfums, qui les excitent a venir aupres d'elle pour participer au bien dont elle jouit.

 

 

Chapitre XI. Suite du discours des divers degrés de la sainte quietude, et d'une excellente abnegation de soy mesme qu'on y prattique quelquefois

 

            Suivant ce que nous avons dit, la sainte quietude a donq divers degrés: car quelquefois elle est en toutes les puissances de l'ame, jointes et unies a la volonté; quelquefois elle est seulement en la volonté, en laquelle elle est aucunes fois sensiblement et d'autres fois imperceptiblement, d'autant qu'il arrive parfois que l'ame tire un contentement incomparable de sentir, par certaines douceurs interieures, que Dieu luy est present, comme il advint a sainte Elizabeth quand Nostre Dame la visita; et d'autres fois l'ame a une certaine ardente suavité d'estre en la presence de Dieu, laquelle pour lhors luy est imperceptible, comme il advint aux disciples pelerins qui ne s'apperceurent bonnement de l'aggreable playsir dont ilz estoyent touchés, marchans avec Nostre Seigneur, sinon quand ilz furent arrivés et qu'ilz l'eurent reconneu en la divine fraction du pain.

            Quelquefois, non seulement l'ame s'apperçoit de la presence de Dieu, mais elle l'escoute parler par certaines clartés et persuasions interieures qui tiennent lieu de paroles. Aucunes fois elle le sent parler et luy parle reciproquement, mais si secrettement, si doucement, [339] si bellement, que c'est sans pour cela perdre la sainte paix et quietude: si que, sans se resveiller elle veille avec luy, c'est a dire, elle veille et parle a son Bienaymé, cœur [à cœur,] avec autant de suave tranquillité et de gracieux repos comme si elle sommeilloit doucement. Et d'autres fois elle sent parler l'Espoux, mais elle ne sçauroit luy parler, parce que l'ayse de l'ouïr ou la reverence qu'elle luy porte la tient en silence, ou bien parce qu'elle est en secheresse et tellement alangourie d'esprit qu'elle n'a de force que pour ouïr et non pas pour parler; comme il arrive corporellement quelquefois a ceux qui commencent a s'endormir ou qui sont grandement affoiblis par quelque maladie.

            Mays en fin, quelquefois ni elle n'oyt son Bienaymé, ni elle ne luy parle, ni elle ne sent aucun signe de sa presence, ains simplement elle sçait qu'elle est en la presence de son Dieu, auquel il plait qu'elle soit la. Imagines vous, Theotime, que le glorieux apostre saint Jean eust dormi d'un sommeil corporel sur la poitrine de son cher Seigneur en la sainte cene, et qu'il se fust endormi par le. commandement d'iceluy: certes, en ce cas-la, il eust esté en la presence de son Maistre sans le sentir en façon quelcomque. Et remarqués, je vous prie, qu'il faut plus de soin pour se mettre en la presence de Dieu que pour y demeurer lhors que l'on s'y est mis, car pour s'y mettre il faut appliquer sa pensee et la rendre actuellement attentive a cette presence, ainsy que je le dis en l'Introduction; mais quand on s'est mis en cette presence, on s'y tient par plusieurs autres moyens, tandis que, soit par l'entendement, soit par la volonté, on fait quelque chose en Dieu ou pour Dieu: comme, par exemple, le regardant, ou quelque chose pour l'amour de luy; l'escoutant, ou ceux qui parlent pour luy; parlant a luy, ou a quelqu'un pour l'amour de luy, et faisant quelqu'œuvre, quelle qu'elle soit, pour son honneur et service. Ains on se maintient en la [340] presence de Dieu, non seulement l'escoutant, ou le regardant, ou luy parlant, mais aussi attendant s'il luy plaira de nous regarder, de nous parler, ou de nous faire parler a luy; ou bien encor ne faysant rien de tout cela, mais demeurant simplement ou il luy plaist que nous soyons et parce qu'il luy plaist que nous y soyons. Que si, a cette simple façon de demeurer devant Dieu, il luy plaist d'adjouster quelque petit sentiment que nous sommes tout siens et qu'il est tout nostre, o Dieu, que ce nous est une grace desirable et pretieuse!

            Mon cher Theotime, prenons encor la liberté de faire cette imagination. Si une statue que le sculpteur auroit nichee dans la galerie de quelque grand prince, estoit douee d'entendement, et qu'elle peust discourir et parler, et qu'on luy demandast: O belle statue, dis mov, pcurquoy es tu la dans cette niche? Parce, respondroit elle, que mon maistre m'y a colloquee. Et si l'on repliquoit: Mays pourquoy y demeures tu sans rien faire? Parce, diroit elle, que mon maistre ne m'y a pas placee affin que je fisse chose quelcomque, ains seulement affîn que j'y fusse immobile. Que si derechef on la pressoit en disant: Mays, pauvre statue, dequoy te sert-il d'estre la de la sorte? Hé Dieu! respondroit-elle, je ne suis pas icy pour mon interest et service, mais pour obeir et servir a la volonté de mon seigneur et sculpteur, et cela me suffit. Et si on rechargeoit en cette sorte: Or dis-moy donq, statue, je te prie, tu ne vois point ton maistre, et comme prens tu du contentement a le contenter? Non certes, confesseroit elle, je ne le voy pas, car j'ay des yeux non pas pour voir, comme j'ay des pieds non pas pour marcher; mais je suis trop contente de sçavoir que mon cher maistre me void ici et prenne plavsir de m'y voir. Mavs si l'on continuoit la dispute avec la statue et qu'on luy dist: Mays ne voudrois-tu pas bien avoir du mouvement pour t'approcher de l'ouvrier qui t'a fait, affin de luy faire quelque autre meilleur service? sans doute elle le nieroit et protesteroit qu'elle ne voudroit pas faire autre chose [341] sinon que son maistre le voulust. Et quoy donques! conclueroit on, tu ne desires rien sinon d'estre une immobile statue la dedans cette creuse niche? Non certes, diroit en fin cette sage statue, non, je ne veux rien estre sinon une statue, et tous-jours dedans cette niche tandis que mon sculpteur le voudra, me contentant d'estre ici et ainsy, puisque c'est le contentement de celuy a qui je suis et par qui je suis ce que je suis.

            O vray Dieu, que c'est une bonne façon de se tenir en la presence de Dieu, d'estre et vouloir tous-jours et a jamais estre en son bon playsir! car ainsy, comme je pense, en toutes occurrences, ouy mesme en dormant profondement, nous sommes encor plus profondement en la tressainte presence de Dieu. Ouy certes, Theotime, car si nous l'aymons, nous nous endormons non seulement a sa veue mais a son gré, et non seulement par sa volonté mais selon sa volonté; et semble que ce soit luy mesme, nostre Createur et Sculpteur celeste, qui nous jette la sur nos litz, comme des statues dans leurs niches, affin que nous nichions dans nos litz comme les oyseaux couchent dans leurs nids; puis a nostre resveil, si nous y pensons bien, nous treuvons que Dieu nous a tous-jours esté present, et que nous ne nous sommes pas non plus esloignés ni separés de luy. Nous avons donq esté la, en la presence de son bon playsir, quoy que sans le voir et sans nous en appercevoir; si que nous pourrions dire, a l'imitation de Jacob: Vrayement j'ay dormi aupres de mon Dieu et entre les bras de sa divine presence et providence, et je n'en sçavois rien.

            Or cette quietude en laquelle la volonté n'agit que par un tres simple acquiescement au bon playsir divin, voulant estre en l'orayson sans aucune pretention que d'estre a la veue de Dieu selon qu'il luy plaira, c'est une quietude souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de toute sorte d'interest, les facultés de l'ame n'y prenant aucun contentement, ni mesme la volonté, sinon en sa supreme pointe, en laquelle elle se contente de n'avoir aucun autre contentement sinon celuy d'estre [342] sans contentement, pour l'amour du contentement et bon playsir de son Dieu, dans lequel elle se repose. Car, en somme, c'est le comble de l'amoureuse extase de n'avoir pas sa volonté en son contentement, mais en celuy de Dieu, ou de n'avoir pas son contentement en sa volonté, mais en celle de Dieu.

 

 

Chapitre XII. De l'escoulement ou liquefaction de l'ame en Dieu

 

            Les choses humides et liquides reçoivent aysement les figures et limites qu'on leur veut donner, d'autant qu'elles n'ont nulle fermeté ni solidité qui les arreste ou borne en elles mesmes. Mettes de la liqueur dans un vaysseau, et vous verres qu'elle demeurera bornee dans les limites du vaysseau, lequel s'il est rond ou quarré la liqueur sera de mesme, n'ayant aucune limite ni figure, sinon celle du vaysseau qui la contient.

            L'ame n'en est pas de mesme par nature, car elle a ses figures et ses bornes propres: elle a sa figure par ses habitudes et inclinations, et ses bornes par sa propre volonté; et quand elle est arrestee a ses inclinations et volontés propres, nous disons qu'elle est dure, c'est a dire opiniastre, obstinee: Je vous osteray, dit Dieu, vostre cœur de pierre, c'est a dire, je vous [343] osteray vostre obstination. Pour faire changer de figure au caillou, au fer, au boys, il y faut la coignee, le marteau, le feu. On appelle cœur de fer, de boys ou de pierre celuy qui ne reçoit pas aysement les impressions divines, ains demeure en sa propre volonté, emmi les inclinations qui accompaignent nostre nature depravee; au contraire, un cœur doux, maniable et traittable est appellé un cœur fondu et liquefié: Mon cœur, dit David parlant en la personne de Nostre Seigneur sur la croix, mon cœur est fait comme de la cire fondue, au milieu de mon ventre: Cleopatra, cette infame reyne d'Ægypte, voulant encherir sur tous les exces et toutes les dissolutions que Marc Anthoine avoit fait en banquetz, fit apporter a la fin d'un festin qu'elle faysoit a son tour, un bocal de fin vinaigre, dedans lequel elle jetta une des perles qu'elle portoit en ses oreilles, estimee deux centz cinquante mille escus; puis la perle estant resolue, fondue et liquefiee, elle l'avala, et eust encor enseveli l'autre perle, qu'elle avoit en l'autre oreille, dans la cloaque de son vilain estomach, si Lucius Plancus ne l'eust empeschee. Le cœur du Sauveur, vraye perle orientale, uniquement unique et de prix inestimable, jetté au milieu d'une mer d'aigreurs incomparables au jour de sa Passion, se fondit en soy mesme, se resolut, desfit et escoula en douleur sous l'effort de tant d'angoisses mortelles; mays l'amour, plus fort que la mort, amollit, attendrit et fait fondre les cœurs encor bien plus promptement que toutes les autres passions.

            Mon ame, dit l'amante sacree, s'est toute fondue a mesme que mon Bienaymé a parlé; et qu'est ce a dire, elle s'est fondue, sinon, elle ne s'est plus contenue en elle mesme, ains s'est escoulee devers son divin [344] Amant? Dieu ordonna a Moyse qu'il parlast au rocher, et il produiroit des eaux; ce n'est donq pas merveille si luy mesme fit fondre l'ame de son amante lhors qu'il luy parloit en sa douceur. Le baume est si espais de sa nature qu'il n'est point fluide ni coulant, et plus il est gardé plus il s'espaissit, et en fin s'endurcit devenant rouge et transparent; mais la chaleur le dissout et rend fluide. L'amour avoit rendu l'Espoux fluide et coulant, dont l'Espouse l'appelle une huyle respandue; et voyla que maintenant elle asseure qu'elle mesme est toute fondue d'amour: Mon ame, dit-elle, s'est escoulee lhors que mon Bienaymé a parlé. L'amour de l'Espoux estoit dans son cœur et sous ses mammelles comme un vin nouveau bien puissant qui ne peut estre retenu dans son tonneau, car il se respandoit de toutes pars; et parce que l'ame suit son amour, apres que l'Espouse a dit: Vos mammelles sont meilleures que le vin, respandant des unguens pretieux, elle adjouste: Vous aves nom, huyle respandue; et comme l'Espoux avoit respandu son amour et son ame dans le cœur de l'Espouse, aussi l'Espouse reciproquement verse son ame dans le cœur de l'Espoux. Et comme l'on void qu'un bornai ou costeau touché des rayons ardens, sort de soy mesme et quitte sa forme pour s'escouler devers l'endroit duquel les rayons le touchent, ainsy l'ame de cette amante s'escoula du costé de la voix de son Bienaymé, sortant d'elle mesme et des limites de son estre naturel pour suivre Celuy qui luy parloit.

            Mays comme se fait cet escoulement sacré de l'ame en son Bienaymé? Une extreme complaysance de l'amant en la chose aymee produit une certaine impuissance spirituelle qui fait que l'ame ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soy mesme; c'est pourquoy, comme un baume fondu, qui n'a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et escouler en ce qu'elle [345] ayme: elle ne se jette pas par maniere d'eslancement ni elle ne se serre pas par maniere d'union, mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu'elle ayme. Et comme nous voyons que les nuees espaissies par le vent de midy, se fondant et convertissant en pluie ne peuvent plus demeurer en elles mesmes, ains tumbent et s'escoulent en bas, se meslant si intimement avec la terre qu'elles destrempent qu'elles ne sont plus qu'une mesme chose avec icelle, ainsy l'ame laquelle, quoy qu'amante, demeuroit encor en elle mesme, sort par cet escoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soy mesme, non seulement pour s'unir au Bienaymé, mais pour se mesler toute et se destremper avec luy.

            Vous voyes donq bien, Theotime, que l'escoulement d'une ame en son Dieu n'est autre chose qu'une veritable extase, par laquelle l'ame est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute meslee, absorbee et engloutie en son Dieu: dont il arrive que ceux qui parviennent a ce saint exces de l'amour divin, estans par apres revenuz a eux, ne voyent rien en la terre qui les contente, et vivans en un extreme aneantissement d'eux mesmes demeurent fort alangouris en tout ce qui appartient aux sens, et ont perpetuellement au cœur la maxime de la bienheureuse vierge Therese de Jesus: «Ce qui n'est pas Dieu ne m'est rien.» Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du Bienaymé, qui disoit: Je vis, mais non pas moy, ains Jesus Christ vit en moy; et: Nostre vie est cachee avec Jesus Christ en Dieu. Car dites moy, je vous prie, Theotime, si une goutte d'eau elementaire jettee dans un ocean d'eau naphe, estoit vivante et qu'elle peust parler et dire l'estat auquel elle seroit, ne crieroit elle pas de grande joye: O mortelz, je vis voirement, mais je ne vis pas moy mesme, ains cet ocean vit en moy et ma vie est cachee en cet abisme.

            L'ame escoulee en Dieu ne meurt pas; car, comme pourroit-elle mourir d'estre abismee en la vie? mais elle vit sans vivre en elle mesme, parce que, comme [346] les estoiles sans perdre leur lumiere ne luisent plus en la presence du soleil, ains le soleil luit en elles et sont cachees en la lumiere du soleil, aussi l'ame, sans perdre sa vie, ne vit plus estant meslee avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Telz furent, je pense, les sentimens des grans bienheureux Philippe Nerius et François Xavier, quand, accablés des consolations celestes, ilz demandoyent a Dieu qu'il se retirast pour un peu d'eux, puisqu'il vouloit que leur vie parust aussi encor un peu au monde, ce qui ne se pouvoit tandis qu'elle estoit toute cachee et absorbee en Dieu.

 

 

Chapitre XIII. De la blesseure d'amour

 

            Tous ces motz amoureux sont tirés de la ressemblance qu'il y a entre les affections du cœur et les passions du cors. La tristesse, la crainte, l'esperance, la hayne et les autres affections de l'ame n'entrent point dans le cœur que l'amour ne les y tire apres soy. Nous ne haïssons le mal sinon parce qu'il est contraire au bien que nous aymons; nous craignons le mal futur parce qu'il nous privera du bien que nous aymons. Qu'un mal soit extreme, nous ne le haïssons neanmoins jamais, sinon a mesure que nous cherissons le bien auquel il est opposé. Qui n'ayme pas beaucoup la chose publique, ne se met pas beaucoup en peyne si elle se ruine; qui n'ayme guere Dieu, ne hait non plus guere le peché. L'amour est la premiere, ains le principe et l'origine de toutes les passions; c'est pourquoy c'est luy qui entre le premier dans le cœur, et parce qu'il penetre et perce jusques au fin fond de la volonté ou il a son siege, on dit qu'il blesse le cœur. Il est «aigu,» dit l'apostre [347] de la France, et entre tres intimement dans l'esprit. Les autres affections entrent voirement aussi, mais c'est par l'entremise de l'amour, car c'est luy qui, perçant le cœur, leur fait le passage; ce n'est que la pointe du dard qui blesse, le reste aggrandit seulement la blesseure et la douleur.

            Or s'il blesse, il donne par consequent de la douleur. Les grenades, par leur couleur vermeille, par la multitude de leurs grains si bien serrés et rangés, et par leurs belles couronnes, representent naifvement, ainsy que dit saint Gregoire, la tressainte charité, toute vermeille a cause de son ardeur envers Dieu, comblee de toute la varieté des vertus, et qui seule obtient et porte la couronne des recompenses eternelles; mays le suc des grenades, qui, comme nous sçavons, est si agreable aux sains et aux malades, est tellement meslé d'aigreur et de douceur, qu'on ne sçauroit discerner s'il res-jouit le goust ou bien parce qu'il a son aigreur doucette, ou bien parce qu'il a une douceur aigrette. Certes, Theotime, l'amour est ainsy aigredoux, et tandis que nous sommes en ce monde il n'a jamais une douceur parfaittement douce, parce qu'il n'est pas parfait ni jamais purement assouvi et satisfait; et neanmoins il ne laisse pas d'estre grandement aggreable, son aigreur affinant la suavité de sa douceur comme sa douceur aiguise la grace de son aigreur. Mais cela, comme se peut-il faire? On a veu tel jeune homme entrer en conversation, libre, sain et fort gay, qui ne prenant pas garde a soy, sent bien, avant que d'en sortir, que l'amour se servant des regars, des maintiens, des paroles, voire mesme des cheveux d'une imbecille et foible creature, comme d'autant de fleches, aura feru et blessé son chetif cœur en sorte que le voyla tout triste, morne et estonné. Pourquoy, je vous prie, est il triste? c'est sans doute parce qu'il est blessé. Et qui l'a blessé? l'amour.

            Mays puisque l'amour est enfant de la complaysance, comme peut il blesser et donner de la douleur? Quelquefois l'objet bienaymé est absent; et lhors, mon [348] cher Theotime, l'amour blesse le cœur par le desir qu'il excite, lequel ne pouvant estre assouvi tourmente grandement l'esprit. Si une abeille avoit. piqué un enfant, certes, vous auries beau luy dire: ah, mon enfant, l'abeille qui t'a piqué c'est celle la mesme qui fait le miel que tu treuves si bon; car, il est vray, diroit-il, son miel est bien doux a mon goust, mais sa piqueure est bien douloureuse, et tandis que son eguillon est dedans ma joüe je ne puis m'accoyser; et ne voyes vous pas que ma face en est toute enflee? Theotime, certes l'amour est une complaysance, et par consequent il est fort aggreable, pourveu qu'il ne laisse point dedans nos cœurs l'eguillon du desir; mais quand il le laisse, il laisse avec iceluy une grande douleur. Il est vray que cette douleur provient de l'amour, et partant c'est une amiable et aymable douleur, Oyes les eslans douloureux, mais amoureux, d'un amant royal: Mon ame a soif de son Dieu fort et vivant; hé, quand viendray-je et paroistray-je devant la face de mon Dieu? Mes larmes m'ont servi de pain nuit et jour, tandis qu'on me dit: ou est ton Dieu? Ainsy la sacree Sulamite, toute destrempee en ses douloureuses amours, parlant aux filles de Hierusalem: Helas, dit-elle, je vous conjure, si vous rencontres mon Ami, annoncés luy ma peyne, parce que je languis toute blessee de son amour. L'esperance differee afflige l'ame.

            Or, les douloureuses blesseures de l'amour sont de plusieurs sortes. 1. Les premiers traitz que nous recevons de l'amour s'appellent blesseures, parce que le cœur qui sembloit sain, entier et tout a soy mesme tandis qu'il n'aymoit pas, commence, lhors qu'il est atteint d'amour, a se separer et diviser de soy mesme pour se donner a l'objet aymé: or cette division ne se peut faire sans douleur, puisque la douleur n'est autre chose que la division des choses vivantes qui se tiennent l'une a l'autre. 2. Le desir pique et blesse incessamment le cœur dans lequel il est, comme nous avons dit. 3. Mays, Theotime, parlant de l'amour sacré, il y a en [349] la prattique d'iceluy une sorte de blesseure que Dieu luy mesme fait quelquefois en l'ame qu'il veut grandement perfectionner: car il luy donne des sentimens admirables et des attraitz non pareilz pour sa souveraine bonté, comme la pressant et sollicitant de l'aymer; et lhors elle s'eslance de force comme pour voler plus haut vers son divin objet, mays demeurant courte parce qu'elle ne peut pas tant aymer comme elle desire, o Dieu! elle sent une douleur qui n'a point d'egale. A mesme tems qu'elle est attiree puissamment a voler vers son cher Bienaymé, elle est aussi retenue puissamment et ne peut voler, comme attachee aux basses miseres de cette vie mortelle et de sa propre impuissance; elle desire des aysles de colombe pour voler en son repos, et elle n'en treuve point: la voyla donq rudement tourmentee entre la violence de ses eslans et celle de son impuissance. O miserable que je suis, disoit l'un de ceux qui ont experimenté ce travail, qui me delivrera du cors de cette mortalité? Alhors, si vous y prenes garde, Theotime, ce n'est pas le desir d'une chose absente qui blesse le cœur, car l'ame sent que son Dieu est present, il l'a des-ja menee dans son cellier a vin, il a arboré sur son cœur l'estendart de l'amour; mays quoy que des-ja il la voye toute sienne, il la presse, et descoche de tems en tems mille et mille traitz de son amour, luy monstrant par des nouveaux moyens combien il est plus aymable qu'il n'est aymé: et elle, qui n'a pas tant de force pour l'aymer que d'amour pour s'efforcer, voyant ses effortz si imbecilles en comparayson du desir qu'elle a pour aymer dignement Celuy que nulle force ne peut asses aymer, helas, elle se sent outree d'un tourment incomparable; car, autant d'eslans qu'elle fait pour voler plus haut en son desirable amour, autant reçoit-elle de secousses de douleur.

            Ce cœur amoureux de son Dieu, desirant infiniment d'aymer, void bien que neanmoins il ne peut ni asses aymer ni asses desirer. Or ce desir qui ne peut reuscir est comme un dard dans le flanc d'un esprit genereux; [350] mais la douleur qu'on en reçoit ne laisse pas d'estre aymable, d'autant que quicomque desire bien d'aymer, ayme aussi bien a desirer, et s'estimeroit le plus miserable de l'univers s'il ne desiroit continuellement d'aymer ce qui est si souverainement aymable: desirant d'aymer il reçoit de la douleur, mays aymant a desirer il reçoit de la douceur.

            Vray Dieu, Theotime, que vay-je dire! Les Bienheureux qui sont en Paradis, voyans que Dieu est encor plus aymable qu'ilz ne l'ayment, pasmeroyent et periroyent eternellement du desir de l'aymer davantage, si la tressainte volonté de Dieu n'imposoit a la leur le repos admirable dont elle jouit; car ilz ayment si souverainement cette souveraine volonté, que son vouloir arreste le leur et le contentement divin les contente, acquiesçans d'estre bornés en leur amour par la volonté mesme de laquelle la bonté est l'object de leur amour. Que si cela n'estoit, leur amour seroit egalement delicieux et douloureux: delicieux pour la possession d'un si grand bien, douloureux pour l'extreme desir d'un plus grand amour. Dieu, donq, tirant continuellement, s'il faut ainsy dire, des sagettes du carquois de son infinie beauté, blesse l'ame de ses amans, leur faysant clairement voir qu'ilz ne l'ayment pas a beaucoup pres de ce qu'il est aymable. Celuy des mortelz qui ne desire pas d'aymer davantage la divine Bonté, il ne l'ayme pas asses: la suffisance en ce divin exercice ne suffit pas a celuy qui s'y veut arrester comme si elle luy suffisoit. [351]

 

 

Chapitre XIV. De quelques autres moyens par lesquelz le saint amour blesse les cœurs

 

            Rien ne blesse tant un cœur amoureux que de voir un autre cœur blessé d'amour pour luy. Le pellican fait son nid en terre, dont les serpens viennent souvent piquer ses petitz: or quand cela arrive, le pellican, comme un excellent medecin naturel, de la pointe de son bec blesse de toutes pars ces pauvres poussins, pour avec le sang faire sortir le venin que la morseure des serpens a respandu par tous les endroitz de leurs cors; et pour faire sortir tout le venin il laisse sortir tout le sang, et par consequent il laisse ainsy mourir cette petite trouppe pellicane; mais les voyans mortz il se blesse soy mesme, et respandant son sang sur eux il les vivifie d'une nouvelle et plus pure vie: son amour les a blessés, et soudain par ce mesme amour il se blesse soy mesme. Jamais nous ne blessons un cœur de la blesseure d'amour, que nous n'en soyons soudain blessés nous mesmes. Quand l'ame void son Dieu blessé d'amour pour elle, elle en reçoit soudain une reciproque blesseure: Tu as blessé mon cœur, dit le celeste Amant a sa Sulamite; et Sulamite s'escrie: Dites a mon Bienaymé que je suis blessee d'amour. Les avettes ne blessent jamais qu'elles ne demeurent blessees a mort: voyans aussi le Sauveur de nos ames blessé d'amour pour nous jusques a la mort, et la mort de la croix, comme pourrions-nous n'estre pas blessés pour luy! mais je dis blessés d'une playe d'autant plus douloureusement amoureuse que la sienne a esté amoureusement douloureuse, et que jamais nous ne le pouvons tant aymer que son amour et sa mort le requierent. [352]

            C'est encor une autre blesseure d'amour, quand l'ame sent bien qu'elle ayme Dieu et que neanmoins Dieu la traitte comme s'il ne sçavoit pas d'estre aymé, ou comme s'il estoit en desfiance de son amour; car alhors, mon cher Theotime, l'ame reçoit des extremes angoisses, luy estant insupportable de voir et sentir le seul semblant que Dieu fait de se desfier d'elle. Le pauvre saint Pierre avoit et sentoit son cœur tout rempli d'amour pour son Maistre, et Nostre Seigneur dissimulant de le sçavoir: Pierre, dit il, m'aymes tu plus que ceux ci? Hé, Seigneur, respond cet Apostre, vous sçaves que je vous ayme. Mays, Pierre, m'aymes tu? replique le Sauveur. Mon cher Maistre, dit l'Apostre, je vous ayme certes, vous le sçaves. Et ce doux Maistre pour l'esprouver, et comme se desfiant d'estre aymé: Pierre, dit il, m'aymes tu? Ah, Seigneur, vous blesses ce pauvre cœur qui, grandement affligé, s'escrie amoureusement mais douloureusement: Mon Maistre, vous sçaves toutes choses, vous sçaves certes bien que je vous ayme. Un jour on faysoit des exorcismes sur une personne possedee, et le malin esprit estant pressé de dire quel estoit son nom: «Je suis,» respondit-il, «ce malheureux privé d'amour;» et soudain sainte Catherine de Gennes, qui estoit la presente, se sentit troubler et renverser toutes les entrailles, d'autant qu'elle avoit seulement ouï prononcer le mot de privation d'amour: car, comme les demons haïssent si fort l'amour divin qu'ilz tremblent lhors qu'ilz en voyent le signe ou qu'ilz en oyent le nom, c'est a dire quand ilz voyent la Croix et qu'ilz oyent prononcer le nom de Jesus, ainsy ceux qui ayment fortement Nostre Seigneur tremoussent de douleur et d'horreur quand ilz voyent quelque signe ou qu'ilz entendent quelque parole qui represente la privation de ce saint amour.

            Saint Pierre estoit bien asseuré que Nostre Seigneur, sachant tout, ne pouvoit pas ignorer combien il estoit aymé de luy; mais parce que la repetition de cette demande, M'aymes tu? a l'apparence de quelque desfiance, saint Pierre s'en attriste grandement. Helas, [353] cette pauvre ame qui sent bien qu'elle est resolue de plustost mourir que d'offencer son Dieu, mais ne sent pas neanmoins un seul brin de ferveur, ains au contraire une froideur extreme qui la tient toute engourdie, et si foible qu'elle tumbe a tous coups en des imperfections fort sensibles, cette ame, dis-je, Theotime, elle est toute blessee, car son amour est grandement douloureux de voir que Dieu fait semblant de ne voir pas combien elle l'ayme, la laissant comme une creature qui ne luy appartient pas; et luy est advis qu'emmi ses defautz, ses distractions et froideurs, Nostre Seigneur descoche contre elle ce reproche: Comme peux-tu dire que tu m'aymes, puisque ton ame n'est pas avec moy? ce qui luy est un dard de douleur au travers de son cœur; mais un dard de douleur qui procede d'amour, car si elle n'aymoit pas elle ne seroit pas affligee de l'apprehension qu'elle a de ne pas aymer.

            Quelquefois cette blesseure d'amour se fait par le seul souvenir que nous avons d'avoir esté jadis sans aymer Dieu: «O que tard je vous ay aymé, Beauté antique et nouvelle!» disoit ce Saint qui avoit esté trente ans heretique. La vie passee est en horreur a la vie presente de celuy qui a passé sa vie precedente sans aymer la souveraine Bonté.

            L'amour mesme nous blesse quelquefois par la seule consideration de la multitude de ceux qui mesprisent l'amour de Dieu, si que nous pasmons de detresse pour ce sujet, comme faysoit celuy qui disoit: Mon zele, o Seigneur, m'a fait secher de douleur parce que mes ennemis n'ont pas gardé ta loy. Et le grand saint François, pensant ne point estre entendu, pleuroit un jour, sanglottoit et se lamentoit si fort, qu'un bon personnage l'oyant, accourut comme au secours de quelqu'un qu'on voulut esgorger, et le voyant tout seul il luy demanda: Pourquoy cries tu ainsy, pauvre homme? Helas, dit il, «je pleure dequoy Nostre Seigneur a tant enduré pour l'amour de nous, et personne n'y pense!» Et ces paroles dites, il recommença ses larmes, et ce bon personnage se mit aussi a gemir et pleurer avec luy. [354]

            Mays, comme que ce soit, cecy est admirable es blesseures receües par le divin amour, que la douleur en est aggreable; et tous ceux qui la sentent y consentent, et ne voudroyent pas changer cette douleur a toute la douceur de l'univers. Il n'y a point de douleur emmi l'amour, ou s'il y a de la douleur c'est une bienaymee douleur. Un Seraphin tenant un jour une fleche toute d'or, de la pointe de laquelle sortoit une petite flamme, il la darda dans le cœur de la bienheureuse Mere Therese, et la voulant retirer il sembloit a cette vierge qu'on luy arrachast les entrailles, la douleur estant si grande qu'elle n'avoit plus de force que pour jetter des foibles et petitz gemissemens; mais douleur pourtant si aymable, qu'elle eust voulu n'en estre jamais delivree. Telle fut la sagette d'amour que Dieu descocha dans le cœur de la grande sainte Catherine de Gennes au commencement de sa conversion, dont elle demeura toute changee et comme morte au monde et aux choses creées pour ne vivre plus qu'au Createur. Le Bienaymé est un bouquet de myrrhe amere, et ce bouquet amer est reciproquement le Bienaymé, qui demeure cherement colloqué entre les tetins de la bienaymee, c'est a dire le plus aymé de tous les bienaymés.

 

 

Chapitre XV. De la langueur amoureuse du cœur blessé de dilection

 

            C'est chose asses conneüe que l'amour humain a la force, non seulement de blesser le cœur, mais de rendre malade le cors jusques a la mort; d'autant que comme la passion et le temperament du cors a beaucoup de pouvoir d'incliner l'ame et la tirer apres soy, aussi les [355] affections de l'ame ont une grande force pour remuer les humeurs et changer les qualités du cors. Mais outre cela, l'amour, quand il est vehement, porte si impetueusement l'ame en la chose aymee et l'occupe si fortement, qu'elle manque a toutes ses autres operations, tant sensitives qu'intellectuelles; si que, pour nourrir cet amour et le seconder, il semble que l'ame abandonne tout autre soin, tout autre exercice et soy mesme encores: dont Platon a dit que l'amour estoit «pauvre, deschiré, nud, deschaux, chetif, sans mayson, couchant dehors sur la dure, es portes, tous-jours indigent.» Il est «pauvre,» parce qu'il fait quitter tout pour la chose aymee; il est « sans mayson,» parce qu'il fait sortir l'ame de son domicile pour suivre tous-jours celuy qui est aymé; il est «chetif,» pasle, maigre et desfait, parce qu'il fait perdre le sommeil, le boire et le manger; il est «nud et deschaux,» parce qu'il fait quitter toutes autres affections pour prendre celles de la chose aymee; il couche «dehors sur la dure,» parce qu'il fait demeurer a descouvert le cœur qui ayme, luy faisant manifester ses passions par des souspirs, plaintes, louanges, soupçons, jalousies; il est tout estendu comme un gueux «aux portes,» parce qu'il fait que l'amant est perpetuellement attentif aux yeux et a la bouche de la chose qu'il ayme, et tous-jours attaché a ses oreilles pour luy parler et mendier des faveurs desquelles il n'est jamais assouvi: or, les yeux, les oreilles et la bouche sont les portes de l'ame. Et en fin c'est sa vie que d'estre «tous-jours indigent,» car si une fois il est rassasié il n'est plus ardent, et par consequent il n'est plus amour.

            Certes, je sçai bien, Theotime, que Platon parloit ainsy de l'amour abject, vil et chetif des mondains, mays neanmoins ces proprietés ne laissent pas de se treuver en l'amour celeste et divin; car, voyes un peu ces premiers maistres de la doctrine chrestienne, c'est a dire ces premiers docteurs du saint amour evangelique, et oyes ce que disoit l'un d'entr'eux qui avoit le plus eu de travail: Jusques a maintenant, dit-il, nous avons faim et soif, et sommes nuds, et sommes souffletés, [356] et sommes vagabonds; nous sommes rendus comme les ballieures de ce monde et comme la racleure et peleure de tous. Comme s'il disoit: Nous sommes tellement abjectz, que si le monde est un palais nous en sommes estimés les ballieures; si le monde est une pomme nous en sommes la racleure. Qui les avoit reduit, je vous prie, a cet estat sinon l'amour? Ce fut l'amour qui jetta saint François nud devant son Evesque et le fit mourir nud sur la terre, ce fut l'amour qui le fit mendiant toute sa vie; ce fut l'amour qui envoya le grand François Xavier, pauvre, indigent, deschiré, ça et la parmi les Indes et entre les Japponois; ce fut l'amour qui reduisit le grand Cardinal saint Charles, Archevesque de Milan, a cette extreme pauvreté, parmi toutes les richesses que sa naissance et sa dignité luy donnoyent, que, comme dit cet eloquent orateur d'Italie, monseigneur Panigarole, il estoit comme un chien en la mayson de son maistre, ne mangeant qu'un peu de pain, ne beuvant qu'un peu d'eau et couchant sur un peu de paille.

            Oyons, de grace, la sainte Sulamite, comme elle s'escrie presque en cette sorte: Quoy que, a rayson de mille consolations que mon amour me donne, je sois plus belle que les riches tentes de mon Salomon, je veux dire plus belle que le Ciel qui n'est qu'un pavillon inanimé de sa majesté royale, puisque je suis son pavillon animé, si suis-je neanmoins toute noyre, deschiree, poudreuse et toute gastee de tant de blesseures et de coups que ce mesme amour me donne. Hé, ne prenes pas garde a mon teint, car je suis voirement brune, d'autant que mon Bienaymé, qui est mon soleil, a dardé les rayons de son amour sur moy; rayons qui esclairent par leur lumiere, mais qui par leur ardeur m'ont rendue haslee et noyrastre, et me touchant de leur splendeur ilz m'ont ostee ma couleur. [357] La passion amoureuse me fait trop heureuse de me donner un tel Espoux comme est mon Roy, mais cette mesme passion qui me tient lieu de mere, puisqu'elle seule m'a mariee et non mes merites, elle a des autres enfans qui me donnent des assautz et des travaux nompareilz, me reduisans a telle langueur, que comme d'un costé je ressemble une reyne qui est au costé de son roy, aussi de l'autre je suis comme une vigneronne qui dans une chetifve cabanne garde une vigne, et une vigne encor qui n'est pas sienne.

            Certes, Theotime, quand les blesseures et playes de l'amour sont frequentes et fortes, elles nous mettent en langueur et nous donnent la bien aymable maladie d'amour. Qui pourroit jamais descrire les langueurs amoureuses des saintes Catherines de Sienne et de Gennes, ou de sainte Angele de Foligni, ou de sainte Christine, ou de la bienheureuse Mere Therese, ou de saint Bernard, ou de saint François? Et quant a ce dernier, sa vie ne fut autre chose que larmes, souspirs, plaintes, langueurs, definemens, pasmaysons amoureuses; mais rien n'est si admirable en tout cela, que cette admirable communication que le doux Jesus luy fit de ses amoureuses et pretieuses douleurs, par l'impression de ses playes et stigmates. Theotime, j'ay souvent consideré cette merveille, et en ay fait cette pensee. Ce grand serviteur de Dieu, homme tout seraphique, voyant la vive image de son Sauveur crucifié, effigiee en un Seraphin lumineux qui luy apparut sur le mont Alverne, il s'attendrit plus qu'on ne sçauroit imaginer, saisi d'une consolation et d'une compassion souveraine; car regardant ce beau miroüer d'amour que les Anges ne se peuvent jamais assouvir de regarder, helas, il pasmoit de douceur et de contentement! Mais voyant aussi d'autre part la vive representation des playes et blesseures de son Sauveur crucifié, il sentit en son ame ce glaive impiteux qui transperça la sacree poitrine de la Vierge Mere au jour de la Passion, avec autant de douleur interieure que s'il eust esté crucifié avec son cher Sauveur. O Dieu, Theotime, si l'image d'Abraham [358] eslevant le coup de la mort sur son cher unique pour le sacrifier, image faite par un peintre mortel, eut bien le pouvoir toutefois d'attendrir et faire pleurer le grand saint Gregoire, Evesque de Nisse, toutes les fois qu'il la regardoit, hé, combien fut extreme l'attendrissement du grand saint François, quand il vid l'image de Nostre Seigneur se sacrifiant soy mesme sur la croix! image que non une main mortelle, mais la main maistresse d'un Seraphin celeste avoit tiree et effigiee sur son propre original, representant si vivement et au naturel le divin Roy des Anges, meurtri, blessé, percé, froissé, crucifié.

            Cette ame donques, ainsy amollie, attendrie et presque toute fondue en cette amoureuse douleur, se treuva par ce moyen extremement disposee a recevoir les impressions et marques de l'amour et douleur de son souverain Amant. Car la memoire estoit toute destrempee en la souvenance de ce divin amour; l'imagination appliquee fortement a se representer les blesseures et meurtrisseures que les yeux regardoyent alhors si parfaitement bien exprimees en l'image presente; l'entendement recevoit les especes infiniment vives que l'imagination luy fournissoit, et en fin l'amour employoit toutes les forces de la volonté pour se complaire et conformer a la Passion du Bienaymé: dont l'ame sans doute se treuvoit toute transformee en un second Crucifix. Or l'ame, comme forme et maistresse du cors, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les douleurs des playes dont elle estoit blessee, es endroitz correspondans a ceux esquelz son Amant les avoit endurees. L'amour est admirable pour aiguiser l'imagination affin qu'elle penetre jusques a l'exterieur: les brebis de Laban, eschauffees d'amour, eurent l'imagination si forte qu'elle porta coup sur les petitz aigneletz desquelz elles estoyent pregnes, pour les faire blancz ou tachetés, selon les baguettes qu'elles regarderent dans les canaux esquelz on les abbreuvoit; et les femmes grosses, ayant l'imagination affinee par l'amour, impriment ce qu'elles desirent es cors de leurs enfans; une imagination [359] puissante fait blanchir un homme en une nuit, detraque sa santé et toutes ses humeurs.

            L'amour donq fit passer les tourmens interieurs de ce grand amant saint François jusques a l'exterieur, et blessa le cors d'un mesme dard de douleur duquel il avoit blessé le cœur. Mais de faire les ouvertures en la chair par dehors, l'amour qui estoit dedans ne le pouvoit pas bonnement faire: c'est pourquoy l'ardent Seraphin venant au secours, darda des rayons d'une clarté si penetrante, qu'elle fit reellement les playes exterieures du Crucifix, en la chair, que l'amour avoit imprimees interieurement en l'ame. Ainsy le Seraphin, voyant Isaïe n'oser entreprendre de parler, d'autant qu'il sentoit ses levres souillees, vint au nom de Dieu luy toucher et espurer les levres avec un charbon pris sur l'autel, secondant en cette sorte le desir d'iceluy. La mirrhe produit sa stacte et premiere liqueur comme par maniere de sueur et de transpiration, mais affin qu'elle jette bien tout son suc il la faut ayder par l'incision: de mesme, l'amour divin de saint François parut en toute sa vie comme par maniere de sueur, car il ne respiroit en toutes ses actions que cette sacree dilection; mais pour en faire paroistre tout a fait l'incomparable abondance, le celeste Seraphin le vint inciser et blesser, et affin que l'on sceust que ces playes estoyent playes de l'amour du Ciel, elles furent faittes, non avec le fer, mays avec des rayons de lumiere. O vray Dieu, Theotime, que de douleurs amoureuses et que d'amours douloureuses! car non seulement alhors, mays tout le reste de sa vie, ce pauvre Saint alla tous-jours traisnant et languissant, comme bien malade d'amour.

            Le bienheureux Philippe Nerius, aagé de quatre vingtz ans, eut une telle inflammation de cœur pour le divin amour, que la chaleur se faysant faire place aux costes, les eslargit bien fort et en rompit la quatriesme et cinquiesme, affin qu'il peust recevoir plus d'air pour se rafraichir. Le bienheureux Stanislas Koska, jeune garçon de quatorze ans, estoit si fort assailli de l'amour de son Sauveur, que maintefois il tumboit en defaillance tout [360] pasmé, et estoit contraint d'appliquer sur sa poitrine des linges trempés en l'eau froide, pour moderer la violence de l'ardeur qu'il sentoit.

            Et en somme, comme penses-vous, Theotime, qu'une ame qui a une fois un peu a souhait tasté les consolations divines, puisse vivre en ce monde meslé de tant de miseres, sans douleur et langueur presque perpetuelle? On a maintefois ouy ce grand homme de Dieu, François Xavier, lançant sa voix au Ciel, lhors qu'il croyoit estre bien solitaire, en cette sorte: Hé, mon Seigneur, non, de grace, ne m'accablés pas d'une si grande affluence de consolations; ou si par vostre infinie bonté il vous plaist me faire ainsy abonder en delices, tirés-moy donq en Paradis, car, qui a une fois bien gousté en l'interieur vostre douceur il luy est force de vivre en amertume tandis qu'il ne jouit pas de vous. Quand donques Dieu a donné un peu largement de ses divines douceurs a une ame et qu'il les luy oste, il la blesse par cette privation, et elle par apres demeure languissante, souspirant avec David:

                        Helas, quand viendra le jour

                        Que la douceur d'un retour

                        M'ostera cette souffrance!

et avec le grand Apostre: O moy, miserable homme, qui me delivrera du cors de cette mortalite!

 

 

FIN DU SIXIESME LIVRE [361]




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